Coronavirus : "Face à cette crise, la notion de relocalisation ne suffira pas"

Par Giulietta Gamberini  |   |  1153  mots
Les ruptures et les tensions actuelles nécessitent des solutions locales petites et rapides: par exemple, des unités industrielles containérisées, qui permettent la production de biens et services à petite échelle, explique Arnaud Florentin. (Crédits : Reuters)
LE MONDE D’APRÈS. La notion de relocalisation s'était imposée après la crise de 2008 dans une logique de création d'emplois. Mais elle ne suffira pas à assurer la résilience de la plupart des économies frappées par le coronavirus, analyse Arnaud Florentin, économètre et directeur du pôle "empreinte économique" du cabinet Utopies.

LA TRIBUNE - La crise du coronavirus est souvent interprétée comme une crise de la mondialisation. Partagez-vous ce point de vue?

ARNAUD FLORENTIN - Je ne sais pas si cette crise remet vraiment en cause la mondialisation. Mais elle montre sans doute la vulnérabilité de ses modes de fonctionnement: des chaînes d'échanges internationales où quelques pays concentrent la production, fondées sur des flux tendus, et où les produits parcourent des distances très importantes. J'ai récemment calculé qu'en moyenne, à vol d'oiseau, la distance entre producteurs et consommateurs est de 6.700 kilomètres. Et elle se situe entre 6.500 et 7.000 kilomètres pour quasiment tous les produits, qu'ils soient alimentaires, textiles etc. Nous savions déjà à quel point une économie polarisée, spécialisée, est vulnérable. Mais cette épidémie souligne à quel point elle peut craquer vite.

Quels effets pourra-t-elle donc avoir sur ce modèle de développement?

La "nouvelle" question qu'on découvre est celle de la résilience. La vulnérabilité exprime l'exposition à un aléa, qui en l'espèce est sanitaire, mais qui pourrait aussi être d'un autre genre, par exemple climatique. La résilience exprime en revanche la capacité à répondre à un choc, à s'y adapter, à se renouveler. Ce qui est inquiétant pour le moment, c'est que le rôle d'assurance est confié essentiellement à l'État. Mais nous n'en sommes qu'au début. La question de la résilience de l'ensemble du système de production, dans tous les pays, va inévitablement se poser.

Si la crise n'entraînera probablement pas une démondialisation et une localisation massive, elle agira donc comme un révélateur du niveau de résilience des pays. Partout, il faudra imaginer des plans de résilience. Les économies actuelles, dématérialisées, certaines sans usines, vont néanmoins devoir trouver des solutions locales. Elles commencent d'ailleurs déjà à le faire pour les biens de première nécessité. Et comme nous le montre la nature, le maître mot, lorsqu'il s'agit d'absorber un choc, est de créer des éco-systèmes davantage diversifiés.

S'agit-il de "relocaliser" l'économie?

Les ruptures et les tensions actuelles, les nouveaux besoins d'une part et d'autre part la disparition de certains marchés nécessitent des solutions locales. Mais l'urgence remet en même temps en cause la notion de "relocalisation", qui s'était imposée après la crise de 2008 dans une logique de création d'emplois. Longue, complexe, elle ne se révèle souvent pas suffisamment efficace.

Et s'il est important de repenser les filières industrielles, de valoriser le patrimoine national, on a à présent aussi besoin de solutions plus petites et rapides. C'est vrai pour les trois quarts des pays du monde, qui à la différence de la France, de l'Italie, de l'Espagne, ne peuvent pas compter sur des industries diversifiées et réallouer des moyens industriels en fonction des besoins.

Comment organiser une telle transition, dans un contexte d'abord de confinement, puis d'extrême incertitude?

Je crois beaucoup aux solutions "plug and play", susceptibles d'être greffées sur des sites industriels ou des exploitations agricoles afin de diversifier la production locale. Il s'agit d'unités modulaires et mobiles assurant des productions de biens ou de services à petite échelle, hébergées dans des camions ou des containers - qui aujourd'hui se retrouvent par ailleurs par millions à l'arrêt. Il en existe déjà de nombreux exemples: du stockage de l'énergie à l'agriculture urbaine, en passant par la méthanisation, le recyclage, le traitement des eaux usées, la valorisation du CO2, mais aussi la fabrication de voitures, la plasturgie, la fabrication d'emballages, la transformation agroalimentaire... On peut imaginer que la crise joue le rôle d'accélérateur de ces petites solutions industrielles, qui en plus favorisent l'émergence de boucles locales moins productrices de pollution et de déchets et génératrices de nouvelles synergies. Ce sera d'autant plus le cas si les régions se retrouvaient à devoir prendre le relais de la gestion de la crise, aujourd'hui centralisée au niveau national. La résilience ne marchera pas via une approche "top down": chaque acteur devra trouver ses solutions.

Cette crise facilitera aussi probablement l'essor d'une "4e révolution industrielle", en imposant des outils qui existent déjà mais dont les applications sont aujourd'hui purement expérimentales: la robotisation, l'impression en 3D, les plateformes digitales. Ils permettent par exemple d'utiliser un modèle chinois pour fabriquer localement, alors qu'on fait encore le plus souvent l'inverse. Les grands groupes vont finir par les intégrer.

Face à la prise de conscience de la fragilité de la sécurité alimentaire française par exemple, les appels sont toutefois surtout au "patriotisme économique", voire à la "production massive"...

Dans l'urgence, afin de répondre à un effort de guerre, ce n'est pas surprenant qu'on se recentre sur des visions de court terme, visant à exploiter au mieux les outils qui existent et les modèles que l'on connaît. Mais dans quelques semaines, il ne suffira plus d'utiliser le bout de la chaîne que l'on maîtrise: la question sera alors comment la faire fonctionner dans son ensemble différemment. Dans un esprit de stratégie de résilience, ce sera alors l'occasion unique d'accélérer la diversification de l'agriculture, de s'interroger sur les liens entre la production et la transformation des produits agricoles, d'identifier les filières en crise dont les produits peuvent être utilisés par le secteur agroalimentaire -certains destinés à la cosmétique par exemple.

Lire aussi: Alimentation : "Les industriels retrouvent leur raison d'existence"

Autre effet de la crise, les marchés ont dû être fermés, et seuls ceux considérés comme indispensables pourront rouvrir. La crise semble également affecter la relation entre villes et campagne...

Là aussi, la question sera comment renouveler ce lien. Et la résilience demande surtout une redistribution de la population et de l'économie sur le territoire, en dehors des 13 métropoles qui aujourd'hui gouvernent les flux. Le confinement montre d'ailleurs qu'imaginer une population et une économie plus distribuées est possible, grâce aux instruments digitaux, au télétravail. Mais il faut également renforcer la production alimentaire autour des villes et la remettre à leur service, concevoir davantage de lieux de transformation alimentaire dans les territoires ruraux.

Tous les secteurs, toutes les entreprises seront touchés et devront opérer un tel "réenracinement". Les grands groupes qui ne sont pas trop directement affectés reconnaissent d'ailleurs que c'est le moment de réfléchir à de nouveaux modèles. Plus la crise sera intense, ample et longue, plus on verra émerger de sacrées innovations. Mais la bonne nouvelle est que même de petits pourcentages d'autonomie gagnée peuvent avoir d'énormes effets en termes de résilience.

Lire : Pourquoi les villes doivent redevenir des lieux de fabrication