Décarboner les procédés, y compris thermiques, tout en garantissant la flexibilité du réseau électrique et la sécurité d'approvisionnement du pays : les espoirs suscités par l'hydrogène sont immenses. Car partout, l'idée se répand que ce vecteur pourrait bien répondre à nombre des défis posés par la transition énergétique, de l'intermittence des renouvelables (éolien ou solaire) à la dépendance persistante aux combustibles fossiles. Jusqu'à remplacer, à l'horizon 2050, le gaz naturel circulant dans nos canalisations par un nouveau maillage de gazoducs bas carbone, tissant sa toile entre sites de production, de stockage et de consommation d'hydrogène ?
Le sujet, en tout cas, agite aussi bien les industriels que les pouvoirs publics. En novembre dernier, Emmanuel Macron annonçait ainsi consacrer 1,9 milliard d'euros au développement de « gigafactories » d'électrolyseurs dans le cadre du plan d'investissement France 2030, en plus des 7 milliards d'euros déjà mis sur la table par l'exécutif. Un mois plus tard, l'association France Hydrogène publiait en grande pompe un livre blanc pour « faire prendre conscience aux candidats à la présidentielle que le prochain quinquennat sera déterminant pour le décollage de la filière », et les inciter à « investir encore plus ». Même son de cloche côté énergéticiens, avec une surenchère de promesses sur ce qu'Engie considère désormais comme « le chaînon manquant pour décarboner ». La messe est dite.
Et pourtant, selon le gestionnaire du réseau de transport d'électricité RTE, une question centrale demeure sans réponse : comment stocker et déployer concrètement l'hydrogène sur le territoire ? En effet, avance RTE, la mise en place d'une telle logistique implique en fait de relever un nombre important de « paris techniques et technologiques ». Alors qu'Engie affirme, au contraire, que l'hydrogène s'avère « facile à transporter et à stocker », et que le défi consiste plutôt à massifier sa production « verte » (quand 90% de l'hydrogène dans le monde provient aujourd'hui du vaporéformage d'hydrocarbures), qui faut-il croire ?
Pas de solution éprouvée de stockage
D'abord, il faut comprendre qu'aucune technique de stockage de l'électricité sur le long terme (et à grande échelle) n'existe encore. A cet égard, l'hydrogène pourrait répondre à ce besoin. Et ainsi garantir à la France sa sécurité d'approvisionnement, quand les sources d'énergie pilotables (notamment fossiles) devront diminuer pour préserver le climat, et la part des énergies renouvelables à la production intermittente continuer de grossir dans le mix global. Ainsi, le courant issu d'éoliennes ou de panneaux photovoltaïques permettrait de créer cet hydrogène par électrolyse de l'eau, avant que celui-ci ne soit stocké en sous-sol sous forme gazeuse... puis restitué lors des creux de production.
« L'idée serait d'être capable de stocker en avril ou mai d'une année, et de déstocker en novembre ou décembre. Voire même l'année suivante car on observe de grandes différences de vent d'une année sur l'autre », explique Thomas Veyrenc, directeur exécutif en charge du pôle Stratégie, Prospective et Évaluation de RTE.
Une idée séduisante sur le papier. Cependant, dans les faits, « la disponibilité » de ces « infrastructures de stockage » n'est aujourd'hui « pas acquise », précise-t-il. Des démonstrateurs de stockage en cavité saline existent bien, notamment le projet HyPSTER de Storengy (filiale d'Engie), dans l'Ain, « le plus avancé » et actuellement « en phase d'ingénierie ». Chiffré à 13 millions d'euros, son objectif est « d'adapter le puits qui relie la surface à la cavité saline dès l'été 2022 » et « de commencer à cycler trois tonnes d'hydrogène dès 2023 », explique-t-on chez le leader français de stockage souterrain de gaz. Et ce, jusqu'à l'utilisation de la capacité totale de la cavité saline identifiée, soit 44 tonnes.
Freins techniques
Mais selon l'ingénieur Ludovic Leroy, qui assure des formations aux professionnels du monde de l'énergie, les études de seuil n'ont en fait toujours pas débuté. « Il n'y ont pas injecté la moindre molécule d'hydrogène. Ils essaient de redéfinir le compresseur [l'appareil qui augmente la pression du gaz en réduisant son volume, ndlr], celui-ci n'étant pas adapté à l'hydrogène. En fait, ce type de stockage en cavité saline n'a pour l'instant fonctionné qu'au Texas et au Royaume-Uni, et uniquement sur un temps de stockage très court », affirme-t-il. Et pour cause, au delà de quelques jours seulement, l'hydrogène risque de se charger en soufre du fait des micro-organismes de la cavité, nécessitant une désulfuration en aval.
A Storengy, on admet en effet l'existence de « freins techniques ». « Il faut vérifier que les équipements utilisés aujourd'hui avec du méthane peuvent bien être adaptés pour l'hydrogène, que l'étanchéité soit adaptée, et que tout le matériel de surface soit mis en place. Il faut qu'on arrive à ce que ça fonctionne, et nous bénéficions pour cela de subventions européennes », fait valoir Camille Bonenfant-Jeanneney, directrice générale de Storengy.
Cependant, même si la solution était finalement approuvée sur le long terme, les cavités salines restent « limitées en nombre » sur le territoire, et la possibilité de développer de nouveaux sites s'avère encore « incertaine », estime Thomas Veyrenc.
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Passer des camions-citernes aux gazoducs
Surtout, ceux-ci devraient être reliés à une infrastructure globale de transport d'hydrogène, plutôt que de transiter par des camion-citernes, comme prévu dans le projet HyPSTER. Un sujet pris à bras-le-corps par les deux gestionnaires de réseaux de transport de gaz en France, GRTGaz et Téréga. Mais aussi au niveau européen : d'ici à 2040, une dorsale de près de 40.000 kilomètres pourrait parcourir 21 pays du continent, afin de limiter les coûts de la distribution à quelques centimes d'euros par kilomètre en massifiant le processus. En France, GRTGaz porte notamment le projet Mosahyc à la frontière franco-allemande, long de 100 kilomètres. Quant à Téréga, avec le projet Lacq, il espère relier l'Hexagone et l'Espagne dès 2025 afin d'y transporter de l'hydrogène pur, « si tant est que les conditions de marché soient réunies ».
Car pour ce faire, de nombreux obstacles doivent là encore être levés. En effet, au-delà des questions de sécurité (l'hydrogène étant hautement inflammable), les pipes de méthane n'ont pas été pensés pour transporter de l'hydrogène, dont les molécules sont si petites qu'elles peuvent se diffuser dans la structure métallique et la fragiliser.
« On ne peut pas réutiliser les infrastructures existantes dans de larges proportions. On peut certes injecter un peu d'hydrogène dans les réseaux actuels, mais probablement pas beaucoup », affirme ainsi Thomas Veyrenc. « Soit il faudra changer des tuyaux, alors que 90% sont enterrés. Soit mettre des revêtements à l'intérieur », abonde Ludovic Leroy.
D'autant que la densité énergétique de l'hydrogène, d'un point de vue de son volume, s'avère quatre fois plus faible que celle du gaz naturel. Autrement dit, pour obtenir le même nombre de mégajoules transportés, il faudra multiplier les débits en volumes par quatre.
Arbitrage sur les échanges entre pays
De leur côté, GRTGaz comme Téréga se veulent rassurants : près de la moitié de leurs canalisations actuelles seraient déjà compatibles avec l'injection de 100% d'hydrogène. « Il faudra vérifier que les équipements existants, les valves, et les compresseurs sont adaptés. Mais il n'y aura pas de travaux majeurs en termes de tuyauterie », avance Geoffroy Anger, chargé du business development pour le transport d'hydrogène chez GRTGaz. Et même pour les pipes qui devront être modifiés, le procédé devrait s'avérer « optimal économiquement » rapidement, affirme l'entreprise.
« Dans l'année qui vient, on aura défini un process de conversion à 10 à 20 centimes le kilogramme tout inclus grâce à la dorsale européenne de l'hydrogène, par rapport à des coûts de production d'hydrogène renouvelable aujourd'hui entre 3 et 5 euros. Grâce aux infrastructures on peut faire économiser des investissements à toute la filière hydrogène », fait valoir Geoffroy Anger.
Dans tous les cas, un arbitrage politique devra orienter le développement de ce futur maillage. Car alors que l'Allemagne, l'Espagne ou les Pays-Bas plaident pour des échanges soutenus d'hydrogène entre les différents pays européens, Emmanuel Macron semble lui favoriser une production, une consommation et un stockage les plus concentrés possibles, afin de limiter les transports. Pour cause, la France dispose d'un « avantage sur les autres grands pays » car elle a « un nucléaire solide, installé » qui lui permet de « produire de l'hydrogène beaucoup plus massivement », selon le chef de l'Etat. Reste qu"avant toute décision politique, les gestionnaires de réseaux de transport de gaz, eux, comptent bien élargir les perspectives.
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