Thierry Pilenko "Le gaz a changé de statut dans l'équilibre énergétique du monde"

Thierry Pilenko, PDG de Technip. Pour le président de l'un des plus importants groupes mondiaux d'ingénierie, les évolutions technologiques en cours, notamment les usines flottantes de gaz liquéfié, sont en train de transformer le rôle du gaz dans l'approvisionnement énergétique de la planète.
Thierry Pilenko, president directeur general de Technip

La Tribune - Les métiers qu'exerce Technip lui confèrent une vision de choix sur les évolutions du secteur énergétique. Quelles sont les tendances que vous observez actuellement ?
Thierry Pilenko -
En effet, nous constituons une assez bonne vigie pour observer ce qui se passe dans l'énergie, puisque nous travaillons aussi bien avec des compagnies nationales que des grandes majors internationales. Il faut d'abord constater que la demande énergétique mondiale continue de croître. Mais les challenges à relever sont de plus en plus complexes. Les nouvelles réserves, mises au jour ces dernières années, se situent dans des lieux difficiles d'accès, comme l'arctique ou les eaux très profondes. Il faut noter que depuis le milieu des années 2000, l'exploration a repris. À partir de 2004-2005, on s'est réveillé parce qu'il fallait absolument reconstituer les réserves mondiales, et donc relancer les investissements dans la découverte de nouveaux gisements. Les résultats ont été au rendez-vous. Entre 2007 et 2010, pour chaque baril produit, on a mis au jour 1,6 baril de nouvelles réserves. C'est une tendance nouvelle. Cela est dû en partie au fait que des petites sociétés sont arrivées avec des approches différentes, qu'il s'agisse de nouveaux territoires ou de nouvelles techniques. C'est ainsi que l'on a eu l'idée de forer sous d'épaisses couches de sel, comme au Brésil, où l'on a mis au jour des réserves de plusieurs dizaines de milliards de barils. C'est aussi le cas au Ghana, où l'on a foré dans une zone que l'on pensait non pertinente et identifié un champ très important, ou encore au Mozambique, où l'on a découvert d'importants gisements de gaz, sans parler de la Méditerranée de l'est.

Les gaz de schistes font aussi partie de ces nouveaux concepts dont vous parlez ?
Bien sûr. L'idée nouvelle a consisté à regarder ces schistes à la fois comme une roche mère mais aussi comme un réservoir d'hydrocarbures. À l'origine, ce sont de petites sociétés qui ont montré qu'en forant des puits horizontaux et en utilisant la technique du fracking, on pouvait générer une production notable. Cette nouvelle approche est en train d'avoir un impact très important aux Etats-Unis. Comme vous le savez, ce pays dispose aujourd'hui de gaz en excès, et pense soit à l'exporter, soit à le transformer en produits dérivés du pétrole à travers la chaîne de la pétrochimie. Le prix du gaz aux Etats-Unis a été diminué par cinq en cinq ans, passant de quelque 10 dollars le million de BTU à environ 2 dollars aujourd'hui, contre 9 à 10 dollars en Europe et 18 dollars en Asie. C'est un choc considérable, notamment dans le secteur de la pétrochimie, dont nous allons assister à la renaissance aux Etats-Unis. Mais ce n'est pas tout : la molécule de gaz, on peut soit la transformer pour fabriquer de l'éthylène ou du polyéthylène, soit l'utiliser pour fabriquer de l'essence, dans le processus dit GTl, pour gas to liquid. Par un processus chimique bien maîtrisé aujourd'hui, on passe ainsi d'une molécule simple de gaz à une molécule complexe de carburant, directement utilisable dans les moteurs à explosion. le seul problème est que ce processus est très gourmand en énergie : pour produire un baril de cette essence, il faut utiliser un demi-baril dans le processus de transformation.

Quelles perspectives ouvre cette nouvelle filière de production de carburant ?
Elles sont importantes, notamment pour les pays producteurs de gaz, qui sont loin des centres de consommation. Une unité de production de GTL a déjà été construite par Technip au Qatar, avec Qatar Petroleum et la compagnie sud-africaine Sasol, et produit 33 000 barils/jour ; Shell vient d'y construire une usine d'une capacité de 140 000 barils/jour. On voit bien que les gaz de schistes ouvrent de nouvelles opportunités, que ce soit pour exporter le gaz sous forme de GNL (gaz naturel liquéfié), pour le transformer en GTL, pour diminuer les coûts de production de l'industrie pétrochimique, pour avoir accès à une énergie pas chère. Ces gaz de schistes ont permis la création de 600 000 emplois aux États-Unis. En outre, dans certaines zones, ces schistes contiennent du pétrole, dont la production commence à se développer de façon significative. En partie grâce à ce pétrole de schistes, entre 2008 et 2011, la production de pétrole aux États Unis a augmenté de plus de 1,3 million de barils/jour.

Comprenez-vous néanmoins que les défenseurs de l'environnement soient inquiets devant la perspective d'exploiter le gaz de schiste en France ?
Naturellement. Mais il faut préciser plusieurs choses. La première, c'est que les accidents dont on a beaucoup parlé aux États-Unis ont concerné de très petites compagnies, dont l'expérience technique n'était pas suffisante. Vous remarquerez que, dans la très grande majorité des cas, l'exploitation de gaz de schistes aux États-Unis se réalise dans des conditions satisfaisantes. Concernant la France, il ne faut pas minorer les difficultés techniques que pose l'exploitation de ce gaz. Mais parlons-en, regardons le problème de façon objective. Ce n'est pas le patron de Technip qui vous parle, car notre groupe n'intervient pas dans cette étape de la chaîne, c'est le géologue. Mettons-nous autour d'une table. Examinons les exemples positifs, regardons à tête reposée s'il ne faut pas rénover le droit minier français et imaginer de nouvelles répartitions des revenus entre l'État, les sociétés exploitantes et les collectivités locales. Mais nous n'avons pas le droit d'ignorer ce sujet, qui peut nous donner accès à des ressources de long terme, moins polluantes, capables de redynamiser notre industrie. Nous avons intérêt à la diversification et à l'innovation.

Quelles tendances de fond observez-vous plus généralement dans l'industrie du gaz ?
La tendance la plus évidente est l'augmentation de la demande pour le gaz, notamment pour le GNL, particulièrement en Asie et en partie sous l'effet de la catastrophe de Fukushima. Cela modifie les perspectives pour un certain nombre de pays. Ainsi, l'Australie sera probablement le premier producteur mondial de gaz liquéfié d'ici une quinzaine d'années à la place du Qatar.
Aujourd'hui, le Qatar produit environ 77 millions de tonnes de GNL par an, dans des unités dont un certain nombre ont été construites par Technip, au point qu'à un moment, nous avons employé plus de 72 000 personnes sur ces chantiers. En Australie, la logique est différente?: il s'agit de développer des plates-formes flottantes de production de GNL, car les réserves sont éloignées des côtés et les coûts salariaux à terre sont élevés. Nous construisons aujourd'hui pour Shell la première unité flottante de GNL au monde : une plate-forme de 600?000 tonnes, soit plus de quinze fois le tonnage du Charles-de-Gaulle, de 488 mètres de long et de 80 mètres de large. Elle sera installée à 200 kilomètres des côtes et les méthaniers viendront s'y arrimer pour charger le GNL. Ce sera le plus grand objet flottant jamais imaginé par l'homme, d'une technologie complexe puisqu'associant les techniques sous-marines d'exploitation du gaz au processus de liquéfaction et de stockage en surface. Une véritable révolution pour l'industrie de l'énergie ! C'est un coût de 5 à 6 milliards de dollars pour la seule partie flottante, et plus de 650 de nos ingénieurs travaillent aujourd'hui sur ce projet qui permettra, à horizon 2016-2017 de créer une capacité de production de 3,5 millions de tonnes de GNL par an. Et nous travaillons sur un deuxième projet que nous venons de remporter en Malaisie, avec la compagnie Petronas, pour produire environ 1,2 million de tonnes de GNL/an, à partir de gisements off-shore Malaisiens.

Cela signifie-t-il que le gaz est en train de changer de statut dans l'équilibre énergétique mondial ?
Je le crois. Autrefois, le gaz naturel était considéré comme une énergie d'appoint ou de transition, entre le pétrole et le nucléaire ou le nucléaire et les énergies renouvelables. Aujourd'hui, il devient une source d'énergie considérable. Depuis cinq ans, les réserves ont augmenté. En outre, elles sont réparties dans le monde de façon plus aléatoire que le pétrole, avec l'apparition dans le paysage de pays nouveaux comme l'Australie, que l'on peut considérer comme une zone géopolitiquement stable. Vous remarquerez que le nombre de pays producteurs augmente - nous sommes passés de 93 à 102 pays -, et qu'émergent des pays comme le Ghana ou le Mozambique.

Comment Technip se positionne dans ce nouvel univers ?
Notre chemin est clair : nous prenons position en amont des projets, en apportant un contenu technologique fort, dans toute la filière énergétique, qu'il s'agisse de l'off-shore, de la pose de pipe-lines, de la fabrication de conduites flexibles, des technologies aval du raffinage et de la pétrochimie, et même plus récemment sur l'éolien en mer. En même temps, nous visons une implantation locale dans les pays où existent de forts enjeux énergétiques. Nous sommes un groupe multilocal, ce qui, pour moi, n'est pas synonyme de groupe multinational. Nous employons ainsi 3 500 personnes au Brésil aujourd'hui, qui devient au pays majeur dans le domaine de la production de pétrole et de gaz grâce à ses gisements off-shore. Nous voulons constituer une colonne vertébrale de technologies mais rester dans un portefeuille de projets assez large (nous en avons plus de 3 000 aujourd'hui). Et nous sommes rassérénés de voir que l'ensemble de nos clients veut aller toujours plus loin avec nous...

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Repères

1994 : Diplômé de l'École supérieure de géologie de Nancy et de l'Institut français du pétrole, il entre chez Schlumberger comme géologue. Il devient ensuite président de Schlumberger GeoQuest, puis directeur général de SchlumbergerSema.

2004 : Président-directeur général de Veritas DGC à Houston, qu'il fusionne avec la Compagnie générale de géophysique.

2007 : Rejoint Technip au poste de président-directeur général.2011 : Technip a réalisé un chiffre d'affaires de 6,8 milliards d'euros, pour un résultat net de 507 millions d'euros. Son capital est détenu à 82,2 % par des investisseurs institutionnels. Les institutionnels français détiennent 19,5 % du capital.

Un passionné des grandes profondeurs
Thierry Pilenko aime son sujet. Il en parle avec ferveur, et plus on l'écoute plus on se dit que les chasseurs de tête ont eu la main heu­reuse en allant le chercher jusqu'à Houston pour succéder à Daniel Vaillot à la tête de Technip, en 2007. Formé à l'école Schlum­berger, il a réalisé la presque totalité de sa carrière professionnelle à l'étranger, notam­ment aux États­-Unis, où il a dirigé l'une des plus grandes entreprises d'exploration du secteur, CGGVeritas, dont le siège se trouve à Houston. Depuis cinq ans, il dirige une entreprise qui a longtemps incarné l'excellence de l'ingé­nierie française. Elle est aujourd'hui très largement tournée vers les activités inter­nationales, partout où il y a des gisements de gaz ou de pétrole, de préférence off­shore, à mettre en exploitation, des usines à faire tourner, des flexibles de haute technologie à poser sur le fond des océans. Technip est même en train de construire, en Corée du Sud, le plus gros objet flottant jamais ima­giné par l'homme, une usine de production de GNL. Et la moindre des fiertés de Thierry Pilenko n'est certainement pas la façon dont les ingénieurs de Technip ont réussi à vaincre les obstacles techniques qui se dres­saient devant ce projet. « C'est un véritable exploit technologique », confesse­t­il, de son bureau qui domine la porte Maillot, à Paris, en jetant un ?il au loin, vers la Défense, où travaille une bonne partie des ingénieurs du groupe.

 

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