L'Europe à la mode viking

Dans les rues de Stockholm, on peut encore surprendre chez certains passants une petite proéminence au-dessus de la lèvre. Ce ne sont pas les séquelles d'un piercing raté, mais la survivance d'une vieille tradition, la snus, un tabac à priser qui se place contre la gencive. À ne pas confondre avec la chique. En 1995, au moment du référendum d'adhésion, la snus avait retrouvé une notoriété inespérée. Les adversaires de l'entrée dans l'Union européenne en avaient fait la victime par anticipation de la technocratie européenne?: si la Suède rejoignait l'Union européenne, disaient-ils, Bruxelles interdirait bientôt ses habitants de s'adonner à ce vice. Rien de tel n'arriva après le 1er janvier 1995. La consommation de tabac à priser est certes en recul. Mais les lois européennes n'y sont pour rien, au contraire. La dangerosité du tabac à priser a même été déclassée en 2002, soustrayant la snus aux avertissements du type « Fumer tue » qui s'étalent sur les paquets de cigarettes.L'ancrage de l'ancien empire scandinave, tourné vers la rive sud de la Baltique autant que vers l'Europe occidentale, n'en a pas moins été laborieux. La première fois où ils furent appelés aux urnes pour choisir leurs députés européens, seuls quatre Suédois sur dix se déplacèrent. Un résultat particulièrement décevant dans ce pays au sens démocratique aiguisé, où la participation aux élections nationales dépasse en moyenne les 85 %. L'intégration s'est pour le moins faite passion. En 1992, le Premier ministre, le social-démocrate Ingvar Carlsson, avait pris tout le monde par surprise en annonçant, au c?ur de l'été, qu'il allait introduire une demande d'adhésion. « Il avait alors dit?: « la situation économique est très difficile, donc il faut entrer ». Ce n'était pas un argument très convaincant. D'autant que les Suédois se sont aperçus que l'adhésion n'avait pas mis fin à la crise du jour au lendemain », reconnaît Cecilia Malmström, étoile montante du Parti libéral et actuelle ministre des Affaires européennes. Le débat qui précéda le référendum de 1994 fut âpre, traversé par les inévitables inquiétudes identitaires. Le oui l'emporta de justesse, avec 52 % des voix. Consultés au même moment, les cousins norvégiens, eux, déclinèrent. Mais en quatorze ans, la Suède, qui prend pour les six prochains mois la présidence de l'Union européenne, a fait du chemin. Cette année, la participation aux européennes a progressé de 7 points par rapport à 2004. Les eurosceptiques en ont été pour leurs frais. « 80 % des Suédois considèrent que le fait d'être membre de l'UE est quelque chose d'évident?; les Suédois sont plus ?europositifs? que jamais », se réjouit Cecilia Malmström. De quelque bord qu'ils soient, les élus jouent le jeu de la démocratie européenne. Ils ont exporté à Strasbourg les règles de transparence implacables qui s'appliquent chez eux. Leur présence lors des cessions est littéralement pistée par la presse. Les partis divulguent et justifient chaque vote important. Longtemps avant que les députés européens ne réforment leur statut, leurs salaires et surtout les très confortables indemnités de transport qui s'y ajoutent avaient fait scandale de l'autre côté de la Baltique.« Pour la première fois [aux dernières élections], la question n'était plus de savoir si l'on devait être dedans ou dehors », explique Elmire af Geijerstam, qui fut pendant treize ans la lobbyiste des comtés et villes suédois à Bruxelles. À droite, libéraux, conservateurs, chrétiens démocrates et agrariens, qui forment l'actuelle coalition, sont sur une ligne plus intégrationniste. À gauche, le traditionnel front eurosceptique s'est fissuré. L'an dernier, le parti des Verts, longtemps ouvertement eurosceptique, a changé de camp suite à un référendum interne. Les sociaux-démocrates, qui ont dominé la scène politique pendant des décennies et jouaient le « modèle suédois » contre la Communauté économique européenne, sont travaillés par des mouvances opposées, mais pas au point de revenir sur le virage pris par Ingvar Carlsson. Au dernier scrutin, dans les cinq premières places de leur liste, figuraient deux eurosceptiques ayant fait campagne pour le « non » lors du référendum de 1994, à l'instar de Marita Ulvskog. La nouvelle eurodéputée, qui siégera dans le groupe du Parti socialiste européen, n'en a pas moins voté en faveur de la ratification du traité de Lisbonne quand elle siégeait au Riksdag, le Parlement national. Il n'y a plus guère que les communistes pour continuer à militer pour la « sortie » au nom de la dilution du modèle suédois dans le « tout-marchand » européen. C'est désormais l'abandon de la couronne suédoise au profit de l'euro, rejeté par référendum en 2003, qui divise le champ politique. En mai, les leaders de gauche se sont engagés à ne pas reposer cette question avant 2014. Le Premier ministre conservateur, Fredrik Reinfeldt, l'exclut pour sa part d'ici le terme de son mandat en 2010. Les libéraux, sortis grands gagnants des élections de juin, sont les seuls à avoir demandé un nouveau référendum sur le sujet. La crise leur donne incontestablement des arguments?: la dépréciation tendancielle de la couronne suédoise vis-à-vis de l'euro s'est accélérée. Elle a perdu 15 % contre l'euro en un an. Mais le pragmatisme reste de rigueur. La Suède est l'un des rares pays européens à avoir expérimenté grandeur nature une union monétaire, à la fin du XIXe siècle, aux côtés du Danemark et de la Norvège. Une union mise à mal par la dislocation, en 1905, de l'unité entre la Suède et la Norvège et que la Première Guerre mondiale acheva de démanteler. Une leçon à méditer.Longtemps, dans les cénacles europhiles, il a été de bon ton de considérer l'élargissement à l'Autriche, la Finlande et la Suède, en 1995, comme le début de la fin d'une certaine idée de l'unité européenne. Le « Grand March頻 prenait le pas sur le grand dessein fédéral, sur l'Europe puissance. À voir. L'européisme de la Suède ne puise certes pas aux mêmes sources que celui de la France. « Nous n'avons pas l'histoire de la Belgique, de la France, de l'Espagne. La Suède n'a pas été touchée de la même manière par la guerre », consent Cecilia Malmström. Quand la guerre froide jetait les bases de l'Europe des Six, elle repoussait la Suède, mais aussi la Finlande et l'Autriche dans un glacis neutraliste. « Pendant des décennies, la Suède a cherché à se situer entre l'Est et l'Ouest, en conservant une non-appartenance aux alliances militaires dans le monde et en Europe en particulier », rappelle Anders Calmfors, un diplomate suédois aujourd'hui en poste à la Commission européenne. La construction du mur de Berlin a jeté les bases de l'intégration. Sa chute fut l'acte fondateur de l'adhésion suédoise. C'est peut-être pourquoi la symbolique européenne ne fait pas recette. Dans les rues de la capitale suédoise, on cherche en vain un drapeau étoilé au fronton des édifices publics. Mais cela n'empêche pas le gouvernement de centre droit de se porter au secours de la Lettonie, durement secouée par la crise, quand le reste de l'Europe reste prostré. Ni de garder le cap sur l'élargissement de l'Union européenne à la Turquie, moins pour des raisons économiques que géopolitiques, comme l'a rappelé récemment le ministre des Affaires étrangères, Carl Bildt, souvent cité pour devenir le premier chef de la diplomatie européenne, dans un entretien au « Figaro » qui provoqua l'ire de l'Élysée. Cela n'empêche pas non plus la future présidence de vouloir exporter à Bruxelles la culture de la transparence et du contrôle démocratique qui fait recette à Stockholm. Ni Fredrik Reinfeldt de vouloir ouvrir le débat sur l'après-crise, la consolidation des finances publiques ou la réparation d'un marché intérieur, noyé sous des flots de subventions et menacé par la résurgence du nationalisme financier. Ni, en un mot, de poursuivre résolument sur la voie tracée depuis presque soixante ans. nLire aussi page 61960 : naissance de l'Association européenne de libre-échange dont la Suède est membre fondateur.1992 : début des négociations d'adhésion.1994 : 52 % acceptent l'intégration.2001 : première présidence suédoise de l'UE.2003 : 56 % des Suédois refusent l'euro.
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