Quand la recherche de la performance tourne au drame

Fallait-il revenir sur les suicides chez France Télécome;lécom ? Je l'avoue, j'ai hésité à affronter ce sujet délicat. Mais dans une chronique intitulée « Mieux dans mon job », impossible de faire l'impasse sur un sujet qui touche à notre bien-être dans l'entreprise. Le suicide est toujours une conduite adressée, de l'ordre du message, dont la traduction, si elle est impossible, doit cependant être en partie entendue. Au risque sinon de dégrader plus encore le tissu social et de générer un effet de contagion. C'est une culture globale qui est remise en cause par le geste fatal de ces salariés malheureux sur leur lieu de travail puisqu'on sait, depuis Émile Durkheim, que le suicide, tragédie intime, est aussi un phénomène social. Dans ce genre de situation, le pire est de laisser le silence s'installer. Faut-il alors s'en remettre, tout simplement, aux « sciences du management de l'homme », comme on le suggère à France Télécome;lécom. « Ces ?sciences? auxquelles il est fait référence n'ont de science que le nom et partagent avec la psychologie comportementale utilisée dans les fameuses échelles de stress un paradigme : l'homme est une machine programmable et maîtrisable, pour peu qu'on ait les bons outils. Ce paradigme est bête et mortel », lâche Catherine Blondel, psychanalyste et coach, auteur de « Quand le travail fait symptôme ». Elle aimerait que les dirigeants qui ont de lourdes équipes à gérer réfléchissent à ce qui chez Emmanuel Kant donne sa limite à l'impératif catégorique : « Ne jamais traiter autrui comme un moyen mais toujours comme une fin. » « Il n'y a rien d'autre que cela pour stopper la vague de suicides. Les salariés ne sont ni des pions ni des choses. À partir du moment où une entreprise considère ceux qui y travaillent comme, au choix, des ?variables d'ajustement?, des ?actifs? ou même des ?risques psychosociaux?, le ver est dans le fruit. Quand la performance s'érige comme loi, le pire devient possible », en conclut la normalienne. Et de prédire que, au rythme où vont les choses, « on se suicidera bientôt de plus en plus dans les hôpitaux et les écoles où s'affirme chaque jour davantage la seule loi de la performance et le déni des sujets ».briser la loi du silenceChristophe Dejours, psychanalyste, ne dit pas autre chose dans son ouvrage « Suicide et travail : que faire ? » qui vient de paraître aux PUF : « Les nouvelles méthodes de gestion, l'évaluation individualisée des performances, la qualité totale ont en une vingtaine d'années déstructuré le monde social du travail, les ressorts principaux de la coopération et des solidarités. [?] Nombre d'entreprises ont perdu le rapport avec le réel. » Résultat : ce ne sont pas les salariés les plus « fragiles » ou les plus « déprimés » qui tombent au champ d'honneur mais les plus braves, les plus investis dans leur poste, et qui, par suite d'une disqualification de leur contribution, d'une disgrâce, vont se sacrifier sur l'autel de la performance. Faire du chiffre primant souvent sur la qualité, le salarié souffre alors du manque de reconnaissance de son travail, voire d'un certain déshonneur. « Se suicider peut, alors, être une manière tragique de réaffirmer sa dignité de sujet », explique Catherine Blondel. D'autant que la culture du résultat amène les plus investis à s'isoler dès lors qu'ils rencontrent des difficultés. Pas question de s'ouvrir à des collègues devenus des « concurrents » au sein de services où le meilleur doit gagner.Anonymat, manque de dialogue, rythme effréné des restructurations, stress, concurrence entre les salariés, mise au placard, licenciement ou harcèlement moral, manque de perspective, impuissance, peur de perdre son emploi, la liste est longue des éléments susceptibles de mener à l'isolement puis au drame. Si la France est, derrière l'Ukraine et les États-Unis, le troisième pays au monde dans lequel les dépressions liées au travail sont les plus nombreuses, ne cédons pas à la fatalité. Le constat, pénible au demeurant, de la mobilisation sans faille d'un grand nombre de leaders à mener ces nouvelles orientations managériales et le consentement des travailleurs à les appliquer ne doivent pas non plus nous faire baisser les bras. Une chance nous est donnée de pouvoir prendre du recul. Ce que les hommes ont mis en place de néfaste, les mêmes avec d'autres peuvent aussi le faire évoluer dans le bon sens. « Il faut cesser de penser l'organisation pour des êtres humains idéaux qui n'existent pas. Il faut se réinterroger sur ce qu'est le travail collectif, la coopération, réorganiser le vivre ensemble », préconise Christophe Dejours. Après un suicide, face aussi à un collègue en dépression, ce n'est donc pas à la théorie qu'il faut avoir recours pour repenser le travail, mais au vécu de l'expérience sous sa forme actuelle pour définir quels doivent être les changements. Et surtout, peut-être le plus difficile, briser la loi du silence qui malheureusement s'installe dès qu'il y a souffrance au travail. Pour reconstruire, il faut inévitablement repasser par la parole. Car, conclut joliment le psychanalyste, « parler à quelqu'un qui écoute est et sera toujours le plus puissant moyen de catalyser la pensée ». nTenir les comptes de nos anciens scores, et chercher à les améliorer, nous rend moins performants que nous ne le sommes. » Malcolm Forbe
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