Comment les génies de la finance ont triché avec les maths

Les mathématiques financières portent une responsabilité dans la crise financière. Certains produits ont minoré ou caché le risque. Au-delà des imperfections conceptuelles ou techniques des méthodes utilisées, dénoncées par les universitaires ou les professionnels, il est intéressant de s'interroger sur les raisons du choix des modèles qui ont parfois conduit à des pertes considérables.

Les mathématiques respectent le principe logique de non-contradiction et sont donc incapables de prendre en compte deux objectifs contradictoires, ce qu'on appelle aussi une injonction paradoxale. Malheureusement, il existe une solution simple : il suffit de tricher avec les modèles mathématiques et les hypothèses pour faire semblant de résoudre un problème insoluble, en fournissant une solution agréable au commanditaire. Le discours sur les mathématiques financières prendra alors l'apparence de la rigueur scientifique, quand il s'agira en fait de scientisme et d'oubli des bonnes pratiques académiques et professionnelles, et d'argument d'autorité en lieu et place d'explication claire.

Ces injonctions paradoxales sont très fréquentes dans les métiers financiers. C'est la commission financière d'un investisseur institutionnel qui demande de ne prendre aucun risque, mais recherche une rentabilité deux fois supérieure au taux sans risque. C'est le responsable de la salle de marché qui fixe un objectif de performance à ses traders, impossible à atteindre en respectant rigoureusement la politique de risque affichée. Ce sont les actionnaires qui exigent du président d'une société industrielle une rentabilité sur fonds propre élevée en même temps que des résultats en croissance régulière. Ce sont les compagnies d'assurances et les fonds de pension qui doivent simultanément viser des objectifs de rentabilité à long terme (qui ne peuvent être atteints qu'avec des actifs volatils à court terme comme les actions) et respecter une contrainte de solvabilité à l'horizon du trimestre ou de l'année (qui leur interdit d'être en moins-value). Elles peuvent être tentées de distordre les modèles pour obtenir les résultats souhaités.

Pour cela, les mécanismes de sélection des hommes, des hypothèses et des modèles vont jouer à l'envers dès lors qu'il y aura un intérêt collectif à faire semblant de contrôler le risque. Cette antisélection a joué pleinement tant à la fin de la période de bulle que depuis l'éclatement de la crise bancaire et financière.

Quel vendeur de produits financiers préférez-vous écouter, celui qui vous explique qu'il n'est pas possible de gagner plus que le taux sans risque (de 2 à 4 %) sauf à prendre des risques (ces risques pouvant être cachés) ou celui qui vous promet du 10 % «sans risque» ? Quel conseiller préférez-vous, celui qui apparaît offrir gratuitement ses services, mais est rémunéré par le promoteur pour tenir un discours moderniste pseudo-scientifique afin de vous convaincre d'acheter des produits exotiques ou complexes, ou celui qui vous demande de le payer un peu et qui vous oriente vers des produits faciles à comprendre ?

Quelle agence de notation va sélectionner le banquier pour noter une titrisation, la plus rigoureuse ou la moins regardante ? Qu'est-ce qui peut inciter l'établissement financier ou l'assureur qui transfère intégralement le risque à des tiers à être prudent ? Quel actuaire choisira le conseil d'administration du fonds de pension, celui qui applique un taux d'actualisation modéré, une prévision de performance financière faible et une table de mortalité prudente, ou celui qui propose des hypothèses plus laxistes qui permettront de diminuer de 20 % la provision à financer par l'employeur ?

Les mathématiques financières permettent de démontrer que certaines rémunérations s'apparentent à des options et que leur valeur est d'autant plus élevée que la prise de risque est élevée. Comment peut-on croire à la pleine efficacité de la fonction contrôle de risque si toute la chaîne hiérarchique a intérêt à accroître les risques ? Quel directeur de risque sera récompensé, celui qui bloque une opération très rémunératrice pour ses patrons ou celui qui l'accepte en dépit du danger ? Quel modèle de risque choisira le banquier ou l'assureur, celui qui exige beaucoup de fonds propres ou celui qui, économe en fonds propres, permet d'obtenir la meilleure rentabilité sur fonds propres ? Dans quel pays une banque préférera-t-elle installer ses OPCVM, celui qui impose une nette séparation des fonctions et des contrôles stricts ou celui dont les règles et leur application sont moins exigeantes ? L'industrie financière préférera-t-elle une réglementation basée sur une mesure de risque (la Value at Risk) décriée par beaucoup d'auteurs comme sous-estimant le risque en haut de cycle ou une mesure de risque plus efficace ?

Les mathématiques financières peuvent être utilisées pour perturber la perception de la rentabilité et du risque par l'investisseur, pour faire semblant de résoudre les injonctions paradoxales, ou encore pour optimiser la gestion de l'intérêt personnel des décideurs même lorsqu'il s'agit d'une course à l'abîme : chacun voudra profiter au maximum de la situation avant la catastrophe qui s'annonce et profiter du «hasard moral» créé par les autorités qui se préoccupent du seul pilotage macroéconomique. Ces mêmes mathématiques peuvent aussi aider à la fabrication de régulations microéconomiques qui réconcilient les comportements individuels et la sécurité collective : sans un partage de risques, c'est-à-dire une sanction en cas de pertes, le décideur purement rationnel a intérêt à maximiser le risque pris afin de maximiser son espérance de gains.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 14
à écrit le 09/10/2009 à 13:41
Signaler
Analyse de haut vol il manque cependant le "comment faire" pour minimiser le risque de cette dérive collective. Si, de plus, Mr Piermet pouvait expliquer aux béotiens dans mon genre, en termes aussi clairs, le rôle joué dans la crise actuelle par les...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
Signaler
Belle analyse en effet, et il conviendrait qu'elle soit lue et écoutée, ce qui se passe montre qu'elle ne l'a jamais été alors qu'elle a été présentée par les esprits avisés dans toutes les institutions ; mais Cassandre a-t-elle jamais eu des auditeu...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
Signaler
Excellente analyse du mécanisme psychologique qui conduit, beaucoup plus que le mécanisme des transactions à terme (celles-ci sont vitales pour tout échange commercial en dehors des livraisons immédiates) à une escalade vers la catastrophe quasi inél...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
Signaler
S'il n'y avait que les maths financiaires pour tout expliquer!Qui nous a parlé du pétrole à moins de 10 dollars en 1999,la consomation aurait elle décuplée en moins de 10 ans? Quid du riz ,cuivre ,platine ,blé ,nickel ,cuivre qui ont fait perdre dire...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
Signaler
La responsabilité des décideurs. On constate que toutes les entreprises qui fonctionnent sous un régime juridique de la responsabilité illimitée des dirigeants (commerce, PL, SNC, commandites etc) sur leur patrimoine personnel, sont toujours infini...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
Signaler
J'ajoute à titre d'exemple qu'il est ahurissant que le PDG de la Générale soit encore à son siège, et il n'est pas le seul. Dans sa banque, comme dans toutes les banques, un directeur d'agence qui a un contentieux de 50000 euros (parfois moins) voit...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
Signaler
Bravo MP nous sommes beaucoup d'opérationnels de la gestion financière, actuaires, ingénieurs mathématiciens, et plus largement honnêtes gens, à être derrière vous pour relayer un message de bon sens qui a encore beaucoup de peine à être audible ! me...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
Signaler
En fait on peut faire dire ce que l'on souhaite à n'importe quoi y compris .... les maths !!! et dire ensuite c'est la faute à...... Ce n'est guère nouveau sous le soleil, mais toujours employé ! Et comme l'humain aime croire aux miracles (y compri...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
Signaler
Lorsqu'un Directeur s'avise en comité de gestion d'aborder directement le sujet du risque, il se crée un grand silence autours de la table, le Directeur de la Gestion le fustige d'un regard condescendant, personne ne veut regarder "l'Alceste", et per...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
Signaler
L'analyse d'un risque nécessite un minimum de connaissance du risque. Chaque fois que j'écoute un banquier, et surtout quand je connais le sujet, je suis sidérer de constater leur total méconnaissance des sujets qu'ils traitent. La réalité c'est qu...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
Signaler
Il y a beaucoup de pertinence dans cet ensemble "article + commentaires". On disait à une certaine époque "c'est la faute à l'informatique". Maintenant on ironise en disant "c'est la faute aux maths". demain ce sera quoi? Tant qu'il y aura chez certa...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
Signaler
Il y a beaucoup de pertinence dans cet ensemble "article + commentaires". On disait à une certaine époque "c'est la faute à l'informatique". Maintenant on ironise en disant "c'est la faute aux maths". demain ce sera quoi? Tant qu'il y aura chez certa...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
Signaler
Le risque est lié au capitalisme comme le non risque est lié au communisme. Ceci étant, les théories économique et financières prônées par les experts, quelles qu?elles soient, ont ceci de particulier qu?elles oublient l?Histoire des hommes. Ses pro...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
Signaler
Donc ultimo ratio l'animal humain demeure incontournable dans sa faiblesse intellectuelle et morale .Espèce condamnée

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.