Taux d'intérêt  : de saint Thomas à DSK via Keynes et autres

Par André Babeau, professeur émérite à l'université de Paris-Dauphine.

Il y a mieux que le taux zéro, c'est le taux d'intérêt négatif. Voilà le message que vient de nous délivrer le Fonds monétaire international par la voix de son économiste en chef, Olivier Blanchard, alter ego du directeur général, Dominique Strauss-Kahn. Depuis son interdiction dans la Bible et le Coran - et le rappel de cette interdiction par saint Thomas - honoré ou vilipendé, l'intérêt perçu sur le prêt d'argent n'a pratiquement jamais cessé d'être au premier rang des débats qui ont agité le monde des économistes.

Chez les classiques, anglais ou français, il est entouré de louanges : c'est le prix de l'abstinence et la condition sine qua non de la constitution du capital productif. Chez Proudhon, on le sait, "la propriété, c'est le vol" et toutes rentes doivent donc disparaître. Avec Silvio Gesell, ministre des Finances, en 1919, de l'éphémère République socialiste de Bavière, le niveau du taux d'intérêt est accusé d'être trop élevé par rapport au rendement de l'investissement. Qu'à cela ne tienne, il suffit de recourir à une "monnaie fondante" : tous les mois, les sommes thésaurisées (on parlait surtout à l'époque de billets) devaient perdre une partie de leur valeur : sur une année, un peu plus de 5%. C'est l'invention du taux d'intérêt négatif. Rien de tel pour provoquer la déthésaurisation et faciliter le financement de l'investissement productif.

En fait, Gesell était déjà un adepte des idées que développera plus tard, John Maynard Keynes dans ses réflexions sur la sortie de la "grande crise" : le chômage provient de l'insuffisance de l'investissement qui, elle-même, résulte du niveau trop élevé du taux d'intérêt. Du coup, Keynes décerne à Gesell un brevet d'immortalité : "l'avenir aura plus à tirer de sa pensée que de celle de Marx."

Il n'est pas surprenant de voir cette notion de taux d'intérêt négatif resurgir à la sortie de notre "grande récession". Si l'argumentation reste la même que chez Keynes, le remède proposé n'est évidemment pas celui que suggérait Silvio Gesell.

Le moyen avancé par Olivier Blanchard passe par une certaine tolérance à l'égard de l'inflation. De diverses façons, les banques centrales ont la haute main sur les taux d'intérêt de court terme, mais, pour relancer l'économie, elles ne peuvent évidemment pas descendre plus bas que des taux nominaux voisins de zéro, comme en ce moment aux Etats-Unis. Toutefois, ce qui est impossible pour des taux nominaux ne l'est pas pour les taux "réels", c'est-à-dire corrigés de l'inflation. Actuellement, la "cible d'inflation" que visent les banques centrales se situe autour de 2%.

Avec un tel rythme d'inflation et des taux nominaux d'intérêt quasi nuls, on aboutit déjà à des taux réels négatifs. Mais, pour faciliter la relance de l'économie, les autorités monétaires peuvent avoir besoin d'un champ plus large ; c'est précisément ce que permettrait la fixation d'une "cible d'inflation", non plus à 2%, mais autour de 4%, comme l'a évoqué l'économiste du FMI. En taux réels, on ne serait alors plus très loin des 5% de prélèvement annuel que préconisait Gesell.

On ne sait évidemment pas ce que saint Thomas aurait pensé de taux d'intérêt négatifs, lui qui défendait la propriété privée. On ne sait pas non plus si Keynes, favorable en son temps à l'"euthanasie des rentiers", l'aurait également été à celle des retraités, beaucoup plus nombreux maintenant que les rentiers de jadis et dont les pensions pourraient bien ne pas suivre un rythme élevé d'inflation.

Au total, même si l'on exclut, en raison de la concurrence, le risque d'un dérapage inflationniste majeur, on comprend bien les réactions négatives - en particulier de la part des banquiers centraux - à la proposition faite par le FMI. Certes, les débiteurs, notamment les États fortement endettés, profiteraient de ce laxisme. Mais là ne se bornent pas les effets redistributifs largement incontrôlables d'une période d'inflation soutenue et de taux d'intérêt négatifs.

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