Illusoire démocratie Internet

Par Jacques Barraux, journaliste.
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L'Egypte implose, l'Iran monte en puissance, le Maghreb gronde, Israël s'angoisse : à mi-chemin de l'Europe et de l'Asie, l'une des clés de l'ordre géopolitique du monde hérité du XXème siècle est en train de basculer. Des foules sans boussole mettent à mal des régimes exténués. L'élan est donné par des jeunes citadins de la génération Internet, vite submergés par des masses désoeuvrées. La rue mêle des rêves opposés, laissant le champ libre aux tacticiens déterminés.

Les éditorialistes pressés voient dans les événements de Téhéran, de Tunis ou du Caire, le signe d'un avènement de la démocratie Internet. Est-ce si sûr ? En 1989, Internet n'existait pas, ce qui n'a pas empêché l'empire soviétique - plus vaste et plus puissant que tout le Moyen-Orient - de tomber lui aussi comme un fruit mûr. Et en 2011, la chaîne de télévision Al-Jazira, outil du monde d'avant, est un détonateur plus décisif que les sites sociaux indéfiniment célébrés par la presse occidentale. La démocratie Internet n'est pas près de calmer les fureurs de la politique réelle.

Vingt ans, c'est exactement l'âge du Web ouvert au grand public à partir de 1991. Le moment où au Cern, à Genève, Tim Berners-Lee matérialisait l'idée de lier le principe d'hypertexte avec le réseau Internet des scientifiques et des militaires. Vingt ans, c'est aussi l'âge des "Digital Natives", une génération immergée dans le numérique, dédaigneuse des frontières archaïques entre le monde réel et le monde virtuel. Une génération toujours à la recherche d'un modèle crédible de « cybercitoyenneté ».

Militer derrière un écran et s'engager physiquement dans le combat politique, ce n'est pas la même chose. L'évidence sert de point de départ aux analyses décoiffantes d'Evgeny Morozov, jeune auteur d'un livre très commenté dans le monde de la science politique : "The Net Delusion" (*). Il y décrit la démarche narcissique de l'ami de Facebook ou du compulsif utilisateur de Twitter se mettant en valeur en se mobilisant pour la cause du jour. Le plus grave, selon lui, est la conviction naïve de millions d'internautes d'être des combattants de l'ombre, l'avant-garde d'un contre-pouvoir fantôme, alors qu'en réalité ils forment un marais manipulable, exposé aux regards indiscrets des ennemis de la liberté.

L'auteur démolit au passage le mythe de la "Révolution Twitter" en Iran, pure invention américaine, selon lui, car le pays n'aurait compté que... 60 comptes Twitter au moment des événements. Le danger n'est pas dans les coupures ponctuelles d'Internet, grossières manoeuvres qui scandalisent l'opinion mondiale. Elle est dans l'exploitation secrète, implacable et quotidienne des failles des réseaux sociaux par les régimes autoritaires.

Internet sert aussi puissamment le crime que la vertu. L'année 2010 marque un tournant dans la perception de la double nature d'Internet. Le virus Stuxnet capable de saboter une installation nucléaire, l'explosion des affaires de cybercriminalité, les révélations des adeptes de l'Internet libertaire sur l'utilisation des données de la vie privée par Facebook et Google, autant de sujets de nature à tempérer l'angélisme des prosélytes de la religion numérique. En Tunisie ou en Égypte, Internet aura été tout autant le véhicule de l'émancipation des peuples que celui des réseaux fondamentalistes.

Inutile de verser d'un excès à l'autre. Le Web est voué à devenir l'outil majeur de l'action politique. Il ouvre jusqu'au vertige l'accès du citoyen au forum planétaire, mais autant ne pas perdre de vue qu'il est techniquement bricolé et politiquement ambivalent.

 

(*) "The Net Delusion. How not to Liberate the World", par Evgeny Morozov. PublicAffairs, éditions Allen Lane.

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