Les contrevérités sur l'efficience des marchés

L'impossibilité, sur le long terme, de surperformer les marchés financiers serait la preuve de leur efficience. En fait, les marchés ne peuvent s'appuyer que sur des hypothèses économiques fragiles pour fonder leurs cours, et les crises sont le signe de leur inefficience allocative.
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Dans une Tribune parue le 9 février dernier dans ses colonnes ("Fausses vérités sur l'inefficience des marchés"), Patrice Poncet et Jocelyn Martel, professeurs de finance à l'Essec, reviennent sur un concept central de la théorie financière moderne : l'efficience des marchés financiers. Ils rappellent avec justesse que si les marchés sont efficients, aucune stratégie d'investissement ne permettra à son initiateur de les surperformer sur le long terme, c'est-à-dire de dégager, à niveau de risque donné, un rendement excédentaire sur la base de l'information disponible et utile. Ceci est parfaitement vrai. Les résultats des études empiriques aboutissent majoritairement à cette conclusion.

Il est pourtant fondamental d'opérer une clarification. De quelle efficience parle-t-on exactement ? Nous qualifions celle dont il est question ici d'efficience technique ou opérationnelle (on ne peut pas battre le marché sans avoir à supporter un supplément de risque). La traduction mathématique la plus traditionnelle de cette forme d'efficience est l'idée de marche aléatoire et d'imprévisibilité des variations de prix qu'elle implique. Il est central de la distinguer de l'efficience informationnelle (le cours d'un titre révèle sa valeur intrinsèque) et de l'efficience allocative (il procure donc aux agents un signal permettant une allocation optimale de l'épargne).

Selon de nombreux économistes, constater qu'on ne peut pas battre le marché, au moins sur le long terme, prouverait que celui-ci fournit une estimation de qualité constante de la valeur intrinsèque des actifs échangés. En un mot, efficiences technique, informationnelle et allocative seraient vues comme équivalentes. Si l'on peut soutenir que l'efficience informationnelle entraîne l'efficience technique, l'inverse n'a rien d'évident. La théorie standard stipule que la loi de probabilité suivie par la valeur des actifs (et sur laquelle les investisseurs fondent leur prise de décision) est objectivement définie et utilisée par tous. Pourtant, l'hypothèse selon laquelle existerait une valeur fondamentale, calculable, sans ambiguïté, et dont le prix serait l'estimateur optimal, ne tient pas. On peut, à l'inverse, tout à fait concevoir un marché vérifiant la propriété de marche aléatoire des cours sans pour autant adhérer à l'hypothèse d'objectivité de la valeur. Les marchés peuvent être alors techniquement efficients et, en même temps, incapables de fournir des signaux fiables pour l'investissement productif.

Parce qu'ils sont confrontés la plupart du temps à une incertitude radicale sur l'avenir, les investisseurs ne peuvent au mieux que questionner des hypothèses et envisager des trajectoires possibles de l'économie (des scénarios sur les résultats d'entreprises ou, par exemple, la soutenabilité des dettes souveraines). La vision dominante du futur qui finit par émerger se dévoile au travers de la trajectoire boursière. Elle devient alors, par auto-validation, le scénario de référence à l'aune duquel les nouvelles informations sont évaluées. Elle souffre pourtant d'une fragilité : la base conventionnelle d'évaluation qui la sous-tend peut s'affaiblir à tout moment. En ce sens, loin d'être de bons estimateurs de valeurs intrinsèques incalculables avec un degré de précision acceptable, les cours ne font au mieux que traduire une représentation partagée de l'avenir, instable, car soumise à la versatilité du jugement collectif.

Qu'en est-il alors de la capacité des marchés à garantir une allocation optimale des ressources ? Les épisodes de bulles sont certes compatibles avec l'efficience technique (même durant ces périodes, on ne peut pas dégager d'excès de rendement sur la base de l'information connue et effectivement utilisée par le marché). Pour autant, les crises - ces dégagements collectifs brutaux qui résultent des retournements de l'opinion majoritaire - ne peuvent en aucun cas être (exclusivement) assimilées à des phénomènes naturels provoqués par de nouvelles informations et/ou des chocs exogènes. Ce ne sont pas non plus de simples accidents de parcours, fruits de l'irrationalité momentanée des investisseurs. Elles sont le signe manifeste de l'inefficience allocative des marchés financiers, tant le gâchis en capital et les conséquences économiques et sociales qu'elles provoquent à chaque fois sont désastreux pour la collectivité.

S'il est juste d'affirmer qu'il est difficile de prévoir les crises financières, qui peut sérieusement prétendre que la bulle de l'immobilier américain - et la crise des subprimes qui s'est ensuivie - est sans rapport direct ou indirect avec l'éclatement de la bulle technologique quelques années plus tôt ? L'économie américaine n'a-t-elle pas échappé au marasme qui devait inéluctablement en résulter qu'à la faveur d'une croissance économique artificiellement dopée par la bulle du crédit et les techniques bancaires de défausse du risque qui l'ont stimulée ? Évaluer l'efficacité d'un mécanisme d'allocation de l'épargne à l'aune d'un critère aussi limité et dénué d'intérêt pour les collectifs humains que l'efficience technique aboutit là aussi à une fausse vérité. Ça n'est pas parce que les investisseurs sont incapables de battre le marché que ce dernier offre une garantie d'affectation efficace des ressources financières si indispensables au développement économique. Cet amalgame entre efficience technique et efficience allocative est préjudiciable à la bonne compréhension du fonctionnement des marchés financiers et au rôle important que l'on devrait légitimement pouvoir leur attribuer.

Il empêche les théoriciens de la finance de réfléchir à un cadre conceptuel cessant enfin de croire aux hypothétiques vertus autorégulatrices des marchés. Il dispense aussi les régulateurs de concevoir des réglementations sérieuses et un contrôle strict de la liquidité boursière, pourtant nécessaires si l'on veut que les marchés puissent à nouveau contribuer efficacement au financement de l'économie.

(*) Les auteurs sont signataires du "Manifeste des économistes atterrés" (https://atterres.org/)

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