"Il y a toujours une captation du pouvoir idéologique par le système financier"

En pleine crise des dettes souveraines, alors que le Portugal voit sa notation dégradée, c'est peu dire que les rencontres d'Aix, organisées ce week-end par le Cercle des économistes, dont La Tribune est partenaire, tombent en pleine actualité : après avoir été consacrées, en 2010, à la "recherche d'une nouvelle croissance", elles ont pour thème, cette année, "Le monde dans tous ses Etats". La récession de 2008-2009 a imposé une forte intervention des Etats, sans laquelle la plongée des économies aurait pu devenir incontrôlable. Mais après ? Comment doivent-ils ou peuvent-ils se repositionner face aux marchés ? Comment réguler la finance, la "canaliser" comme le préconise ci-dessous le président du Cercle des économistes, Jean-Hervé Lorenzi ?

Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle des économistes dénonce l'incapacité des gouvernements à canaliser la finance mondiale. "On a pris des mesures générales, mais insuffisamment dissuasives", souligne-t-il.

Vous avez choisi pour thématique cette année "Le monde dans tous ses Etats". Le message, c?est que sans l?Etat, le monde n?aurait pas pu surmonter la crise de 2008 ?

Dire que l?action conjuguée des Etats, ou plus exactement de la puissance publique, au sens large et noble des politiques publiques, a permis de juguler une crise qui sans cela aurait pu être d?une gravité incomparable, ne fait aucun doute. Les gouvernements, les ministres des finances, les administrations du Trésor, les banques centrales ont été au premier rang pour répondre dans l?urgence à une situation incroyablement difficile. On peut dire aujourd?hui, avec le recul, que leur action a été efficace, mais la question que nous posons aujourd'hui à Aix-en-Provence, est triple. Ce retour en force des politiques publiques est-il durable ? Deuxième interrogation, est-ce que les acteurs publics ont vocation à rester dans leur configuration actuelle ? La Réserve fédérale américaine et la Banque centrale européenne sont devenues des parties prenantes, accompagnateurs, voire initiateurs, dans l?action des Etats. La crise a nui à l'indépendance des banques centrales. Troisième question, qui se révèle avec la crise des dettes souveraines et de la zone euro : avant même que l'on se mette d'accord au niveau des gouvernements sur les plans de soutien à l'Irlande, au Portugal ou à la Grèce, cela a été contesté par les marchés et les agences de notation. Est-ce que les acteurs de la puissance publique ont encore la capacité de lutter face aux forces des marchés ? C'est la question majeure des vingt années qui viennent. Seule la Chine a offert au cours des années récente un modèle de suprématie de la sphère publique sur le secteur privé, avec en contrepartie, un contrôle très fort et un pouvoir autocratique.

Implicitement, le débat porte aussi sur l?ampleur du retour de l?Etat au fil de la crise. N?est-on pas allé trop loin, y compris dans la sur-réglementation ?

Ce n'est pas que les Etats ont été trop loin. Le problème vient de ce qu'ils n'ont pas assez sanctionné, à l'exception de Lehman Brothers, mais dont la faillite a été incontrôlée. On ne peut mettre les gens en face de leurs responsabilités que si l'on sait le poids des responsabilités qu'ils portent. Si dans une classe, un élève lance une boule puante, c'est inefficace de punir toute la classe. C'est donc l'échec de la théorie du "moral hazard". On a eu une sanction, mal calibrée, et tout le reste de l'histoire a été dominée par une peur panique de refaire une deuxième erreur. Du coup, on a évité de prendre des mesures réellement dissuasive. On n'a pas été trop loin, mais trop mal. Aujourd'hui, on se retrouve avec un discours de la régulation mondiale très impuissant pour résoudre les deux problèmes révélés par la crise : les déséquilibres de balance des paiements entre les grandes zones et la canalisation de la finance au service de l'économie. On adopte les mêmes règles pour tous, les mêmes normes, quasi-religieuses, pour prévenir l'idée qu'à la population qu'on ne fait rien. Mais les vrais sujets sont occultés, comme par exemple le retour à une séparation stricte entre banques commerciales et banques d'investissement. Il y a toujours une captation du pouvoir idéologique par le système financier.

Est-ce que les agences de notation ne sont pas devenues une sorte de nouveau gouvernement du monde ?

Je suis farouchement opposé à l'idée que les dettes souveraines fassent l'objet de notation. On ne peut pas mettre le sort de pays entiers entre les mains d'agences de notation si talentueuses soient-elles. Ces agences fonctionnent en oligopole et il n'y a pas de concurrence. On peut noter les dettes des entreprises, je n'y vois pas d'obstacles, mais s'agissant des Etats, c'est aux banques centrales d'avoir un jugement sur les risques d'insolvabilité. Pas le FMI parce qu'il est partie prenante. Avant de donner un avis sur le risque de défaut des Etats-Unis ou de la France, ou de la Grèce, il s'agit de questions sérieuses qui peuvent plonger le monde dans une crise. C'est une bonne illustration des relations qu'il doit y avoir entre les puissances publiques et les marchés. On ne peut pas laisser l'avenir du monde aux mains des marchés influencés par des agences de notation non livrées à la concurrence.

Il y a un autre débat. N'a-t-on pas fabriqué un nouveau Leviathan, au point que l?économie mondiale ne peut désormais plus se passer du soutien public ? Personne ne sait plus, parmi les économistes, comment désarmer les politiques keynésiennes de sortie de crise sans provoquer une panique sur les marchés.

C'est vrai que les économistes ont assez bien vu le problème de la finance, mais il n'ont pas su voir à quel point c'est impossible de maintenir en équilibre une économie mondiale dans laquelle se produit des transferts d'activités aussi brutaux et rapides entre pays de l'OCDE et pays émergents. En gros 10% de la valeur ajoutée a été déplacée en sept-huit ans. En laissant cela se faire, on a créé une crise financière, car pour maintenir le pouvoir d'achat dans les pays riches, on a gonflé les dettes privées (exemple des subprimes aux Etats-Unis) ou publiques (en Europe). Ce problème ne sera pas résolu tant que l'on aura pas rebâti un modèle de croissance pour les pays développés qui vivent avec plus de 10% de leur population active au chômage. Du coup, la croissance, aux Etats-Unis comme en Europe, repose sur les soutiens des déficits publics et des bas taux d'intérêt.

Face au méchant marché, il n'y a donc plus de place pour la politique économique ?

Si, mais c'est un problème compliqué. Prenons le cas de la France. Le défi pour le prochain président de la république sera de parvenir à la fois à réduire le déficit public, peut-être de l'ordre de 20 milliards d'euros, soit 1 point de PIB, par an, ce qui serait déjà pas mal ; et en même temps de dégager 20 milliards d'euros pour l'investissement et l'emploi. Comme cela ne peut plus venir de l'Etat, il va falloir mobiliser l'épargne privée vers des investissements de long terme. C'est une question essentiellement fiscale. Tous les pays occidentaux sont confrontés à ce même dilemme : il va y avoir une ponction sur le pouvoir d'achat via la réduction des dettes publiques, qu'il faudra compenser par une politique fiscale favorable aux revenus les plus faibles et qui réoriente en même temps l'épargne vers l'investissement. Ce sera un passage très délicat, sur une ligne de crête qui nécessitera des politiques fiscales audacieuses.

En même temps, la demande d'Etat, de protection, est très forte. Saura-t-on y répondre ?

Il y a en fait trois catégories de demandes : celle des plus de 60 ans, qui veulent préserver leur retraite, celle des moins de 30 ans, qui veulent accéder à l'emploi et au logement, et les insiders, les 30-60 ans, insérés dans le marché du travail et qui veulent protéger leur pouvoir d'achat. On retrouve, avec le vieillissement démographique, cette fracture générationnelle dans tous les pays de l'OCDE. Chacune de ces catégories n'ont pas la même vision du rôle que doit jouer l'Etat. Les vieux, c'est l'Etat protecteur (retraite, santé, dépendance) ; les 35-55 ans, c'est la protection du marché du travail ; et les jeunes demandent un changement des règles du jeu et des transferts financiers en leur faveur. Le défi des années à venir sera de choisir une des trois catégories et donc inverser les flux intergénérationnels en faveur des jeunes. Il faudra aussi revoir complètement la formation professionnelle.

Est-ce qu'il existe une voie médiane entre la demande de protectionnisme et le libre-échange ?

D'abord, le monde n'est pas totalement libre-échangiste. Il existe encore des protections douanières, dans divers domaines. Ensuite, le plus grand protectionnisme aujourd'hui est celui des changes, c'est le plus périlleux. Comme la langue d'Esope, le protectionnisme est à la fois la meilleure et la pire des choses. Il est nécessaire pour défendre les cultures vivrières, la culture. Donc ne sombrons pas dans la caricature. La question centrale est de stabiliser les taux de changes en allant vers un monde plus multipolaire pour clamer les mouvements spéculatifs.

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