L'Europe et la Suisse ne souffrent pas de pénurie de capital-risque

Pour en finir avec le mythe selon lequel l'absence d'une "Silicon Valley locale", qui serait la marque d'un retard technologique, résulterait d'un manque de capital-risque. Par Cyril Demaria, Executive Director, Private Markets Analyst au Chief Investment Office de UBS (Zurich).
Cyril Demaria, Executive Director, Private Markets Analyst au Chief Investment Office de UBS (Zurich).

Le « retard technologique » européen (sous-entendu, comparé aux Etats-Unis, en termes de technologies de l'information) est une idée préconçue parmi les plus couramment ressassées.

Remédier à ce « retard » en créant une « Silicon Valley locale », dont l'absence résulterait d'un manque de capital-risque, est un mythe néfaste et vorace en capital public (et privé, sous contrainte). Déconstruisons-le, si possible une fois pour toutes.

La différence de modèles, d'un pays à l'autre, est une bonne chose

Existe-t-il un retard technologique européen ? Probablement non. Dans un contexte d'économie ouverte, chaque pays se différencie en capitalisant sur les facteurs uniques qui le définissent.

Que l'Europe ne reproduise pas l'innovation américaine est logique et sain : copier et adapter l'innovation existante aux conditions locales est un modèle de rattrapage économique pour économies émergentes - donc pas pour l'Europe développée. Que l'innovation européenne ne soit pas aussi visible que l'américaine est un sujet séparé d'inquiétudes.

Silicon Valley, Guerre froide et budgets militaires

L'innovation européenne nécessite-t-elle une Silicon Valley (SV)?Assurément non. La SV est un accident de l'histoire, née de la nécessité d'innover dans un contexte de Guerre froide. La reproduire hors contexte et sans les budgets et commandes militaires est impossible, comme l'explique Josh Lerner dans Boulevard of Broken Dreams.

Israël semble seul à avoir réussi à adapter ce modèle à ses propres besoins (et limites) - mais sans SV (le pays étant proclamé "Start-Up Nation", à tort ou à raison).

Par ailleurs, comme son nom l'indique, la SV est spécialisée dans les technologies de l'information. D'autres types d'innovation émergent ailleurs.

Le modèle américain est loin d'être indispensable

Le succès du Japon et de la Corée du Sud, passés de la reproduction à l'innovation technologique, démontre que le modèle américain est loin d'être indispensable ; mais aussi que la problématique de l'innovation est différente de celle du financement indépendant, ces deux pays n'apparaissant pas sur le « radar » international du capital-risque (à la différence d'Israël).

Ce point est important : les gérants de fonds utilisent un ratio investissements en capital-risque (opéré via leurs fonds)/PNB pour leur argumentaire comparatif censé démontrer que leur région est sous-alimentée en capital-risque. L'EVCA indique que ce ratio est sur cinq ans de 0,04% pour la Suisse et de 0,03% pour l'Europe, contre 0,15% pour les Etats-Unis (d'après la NVCA et la Banque Mondiale).

Cela n'a pas grand sens. Les investissements empruntent des voies différentes selon les pays, notamment en dehors des fonds : la Suisse finance ses jeunes pousses notamment grâce aux investisseurs providentiels et au capital-risque d'entreprise (modèle adapté au Japon et à la Corée du Sud).

L'Europe souffre d'un marché fragmenté et peu intégré

Une pénurie de capital-risque devrait avoir un effet déflationniste sur les valorisations européennes, et permettre aux fonds européens de capital-risque européens d'afficher des performances exceptionnelles. Ce n'est pas le cas : les jeunes pousses étaient valorisées en moyenne 15,5 millions de dollars sur dix ans en Europe, contre 12,9 aux Etats-Unis (d'après Pitchbook). Les fonds de capital-risque européens affichent en moyenne des performances sur dix ans de 5,6% contre 11% aux Etats-Unis (d'après Cambridge Associates/Thomson).

La Suisse et l'Europe ne souffrent pas de pénurie de capital-risque. Leur problématique d'innovation est géographique, culturelle et structurelle. L'Europe souffre d'un marché fragmenté et peu intégré, et la Suisse d'un marché trop petit. De ce fait, les entreprises européennes et helvétiques sont relativement protégées de la concurrence extérieure mais affrontent des obstacles significatifs pour acquérir une taille critique. En conséquence, l'innovation est diffusée, adoptée et gagne en puissance plus lentement.

Ces rigidités structurelles s'auto-entretiennent et limitent l'émergence de certaines innovations. Elles en favorisent également d'autres. Tout l'enjeu est de le reconnaître, de s'y adapter et d'en tirer parti. L'Europe pourrait s'inspirer du pragmatisme helvétique en la matière.

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Cyril Demaria est Executive Director, Private Markets Analyst au Chief Investment Office de UBS (Zurich). Il est l'auteur de Introduction au private equity (RB Editeur, 4e éd.), Introduction to private equity (Wiley, 2nd ed.) et de Private equity fund investing (Palgrave, 2015).

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