Élections au Liban : est-ce la fin pour les dirigeants kleptocrates qui ont mis le pays en faillite ?

DECRYPTAGE. Des chefs de milices et leurs alliés politiques ont établi un système économique et politique de kleptocratie redistributive. Ils extraient et se partagent le maximum possible de l’État libanais. Par Paul Makdissi, L’Université d’Ottawa/University of Ottawa; Ali Fakih, Lebanese American University; Myra Yazbeck, L’Université d’Ottawa/University of Ottawa; Rami Tabri, University of Sydney et Walid Marrouch, Lebanese American University
(Crédits : HANNAH MCKAY)

Des élections législatives auront lieu le 15 mai au Liban. Elles surviennent trois ans après le début d'une crise économique et financière majeure qui frappe toujours le pays, et moins de deux ans après la dévastatrice explosion du port de Beyrouth, qui a tué 215 personnes et blessé plus 6 500 autres, avec des dégâts estimés à près de quatre milliards d'euros par la Banque mondiale.

Selon la Banque mondiale, cette crise intentionnelle, l'une des pires que le monde ait connues depuis les années 1850, est le résultat de décisions prises par l'élite politique du pays. Son caractère délibéré a fait l'objet d'un documentaire de la journaliste libano-australienne Daizy Gedeon, « Enough ! Lebanon's Darkest Hour ».

Nous sommes un groupe de professeurs en science économique, tous d'origine libanaise. En plus de nos postes académiques à l'Université d'Ottawa, à l'University of Sydney, en Australie et à la Lebanese American University, au Liban, nous avons agi à titre de consultants auprès de différents ministères et organismes nationaux et auprès d'organisations internationales.

Nous aimerions partager avec vous notre réflexion basée sur nos résultats de recherche ainsi que sur des résultats produits par d'autres économistes.

Les origines d'un système népotique

Depuis l'époque de la guerre civile de 1975-1990, la vie politique libanaise est contrôlée par des chefs de milice et des politiciens extrêmement corrompus. En 1990, les accords de fin de guerre (Accords de Taëf), ont consacré l'emprise de cette élite politique sur le pays. Ces chefs de milices et leurs alliés politiques, issus des principaux groupes religieux au Liban, ont établi un système économique et politique de kleptocratie redistributive. La nature de ce système népotique est extrême. Les membres de cette élite politique extraient et se partagent le maximum possible de l'État libanais. Ils en redistribuent une petite partie à leur base politique, souvent sous forme d'emplois dans le secteur public.

Ainsi, ce système a amené le pays dans un mauvais équilibre. Aucun membre individuel de cette base politique n'a un intérêt à arrêter de supporter son chef de clan si les autres individus continuent de supporter le système en place. En déviant seul, un individu risque de perdre sa part du peu qui est redistribué et de sombrer dans la pauvreté.

Un système de Ponzi national

Vers la fin 2015, l'État libanais étant mis à sac par cette élite politique depuis des décennies, la Banque du Liban (BDL), présentait déjà un déficit de 4,8 milliards USD dans ses réserves nettes.

En avril 2016, ce problème inquiétant a été signalé par le Fonds monétaire international (FMI) dans un mémo adressé aux autorités libanaises. Cependant, ce mémo n'a jamais été divulgué publiquement à la demande du gouvernement libanais, qui faisait alors face à une forte baisse de confiance de la part de la population.

Dans une de nos études, nous avions analysé les fluctuations du niveau de confiance de la population libanaise envers ses institutions publiques. Les résultats de notre analyse indiquaient en effet une baisse substantielle de la confiance de la population envers toutes les institutions publiques. Les autorités libanaises ont réussi à convaincre le FMI de supprimer cette information de leur rapport officiel de janvier 2017 étant donné leur situation politique précaire et du fait que le parlement devait être réélu en 2018.

Dans ce contexte politique, les législateurs ont accéléré un système de Ponzi national qu'ils avaient déjà mis en place. Ils ont ainsi voté de nouvelles échelles de salaires publics avec des augmentations massives des dépenses d'État. Elles ont été financées par ce système qui consistait à attirer des dépôts bancaires en dollars américains dans les banques privées libanaises, qui offraient des taux d'intérêt anormalement élevés. Ces dépôts étaient ensuite utilisés pour financer la dette publique. Cette coordination entre les banques et la classe dirigeante a été rendue possible en raison des fortes connexions entre le secteur bancaire et l'élite politique.

Acheter les électeurs

Des preuves anecdotiques suggèrent que l'objectif de cette augmentation de l'échelle des salaires était d'acheter l'approbation de l'opinion publique et de préparer le terrain pour leur réélection en 2018. Le secteur public emploie 14 % des travailleurs, et cette proportion non négligeable de fonctionnaires constitue une part importante de la base électorale des partis politiques via un système élaboré de favoritisme politique.

Cette base électorale est d'autant plus importante dans le contexte électoral libanais où le taux de participation des électeurs est de moins de 50 %. Selon notre étude, ces hausses massives de salaires ont permis à l'élite politique de ralentir la chute du niveau de confiance dans les institutions publiques entre 2016 et 2018.

Une inflation de 154 % !

Comment analyser l'impact de toutes ces manœuvres politiques sur le bien-être et la pauvreté de la population ? Malheureusement, le Liban, comme la plupart des pays arabes, produit très peu d'enquêtes sur les revenus des ménages et lorsqu'il en produit, il en restreint fortement l'accès.

L'objectif de cette opacité statistique est d'empêcher l'évaluation de la performance des dirigeants. Cependant, ceci rend aussi impossible l'élaboration de politiques publiques basées sur des données probantes. Selon une étude récente de la Banque Mondiale, cette opacité statistique impose une perte de 7 à 14 % du produit intérieur brut (PIB) per capita dans le monde arabe.

Afin d'atténuer cette opacité statistique, nous avons produit récemment une autre étude dans laquelle nous utilisons des sources de données alternatives afin d'étudier les changements dans la distribution du revenu au Liban entre 2016 et 2021.

Nous y constatons une baisse artificielle de la pauvreté au Liban entre 2016 et 2018, compatible avec un financement du type de Ponzi. Cette baisse artificielle s'est produite juste avant les élections, permettant ainsi la réélection de la même classe politique.

Malheureusement, le niveau de dépenses publiques étant insoutenable, ce système s'est effondré peu après les élections. Cela a entraîné une crise bancaire majeure imposant aux déposants sans connexion politique des difficultés majeures à accéder à leurs comptes bancaires.

En plus d'avoir des difficultés à accéder à leur épargne, les Libanais ont dû faire face à des taux d'inflation de 84,9 % en 2020 et de 154,8 % en 2021 alors que l'inflation a été en moyenne de 3,1 % durant les dix années précédentes.

Le prix des denrées alimentaires a été encore plus affecté, puisque selon le Programme alimentaire mondial des Nations unies, elles ont augmenté de 1000 % (multiplié par onze). Notre étude indique que la stratégie d'achat de votes coûteuse a ainsi contribué à une augmentation de la pauvreté entre 2018 et 2021 l'entraînant à des niveaux plus élevés que ceux de 2016.

Face à ce coût énorme imposé, est-ce que les Libanais auront le courage de s'opposer à cette élite politique traditionnelle lors des élections du 15 mai ? Ou resteront-ils prisonniers de ce mauvais équilibre social qui met le pays entier sur le respirateur artificiel ? Espérons que cette élection sera au moins une première étape vers l'organisation des forces de l'opposition, qui pourront faire face à ce régime kleptocratique.

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 Par Paul Makdissi, Professor of Economics, L'Université d'Ottawa/University of Ottawa ; Ali Fakih, Associate professor, Lebanese American University ; Myra Yazbeck, Associate professor, L'Université d'Ottawa/University of Ottawa ; Rami Tabri, Senior Lecturer, University of Sydney et Walid Marrouch, Associate professor, Lebanese American University.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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