Etat d'urgence : les limites à la réforme

François Hollande veut réformer la loi sur l'état d'urgence. Mais les traités internationaux et la jurisprudence encadrent ces régimes d'exception. Par Vincent Souty, docteur en droit constitutionnel comparé, cabinet Eden
François Hollande a annoncé une réforme de la loi sur l'état d'urgence

L'idée que, face à des circonstances exceptionnelles, il faille écarter les règles qui régissent le fonctionnement des institutions pour les temps « normaux » est, pour le dire trivialement, presqu'aussi vieille que le monde.

L'expression « état d'exception » est extrêmement polysémique et utilisée à des fins très différentes par différentes branches des sciences humaines et différents auteurs. Pour simplifier, on précisera qu'il faut comprendre ici l'état d'exception comme un régime juridique qui permet de s'affranchir de certaines règles (relatives à la dévolution des pouvoirs ou au régime des droits et libertés) en cas de circonstances exceptionnelles.

Pour reprendre une idée du Professeur François Saint-Bonnet , l'état d'exception suppose une norme limitant le pouvoir (la Constitution pour ce qui nous concerne), l'existence d'une finalité supérieure (la liberté, la recherche du bonheur, la sécurité, ...) et l'imminence d'un péril. On va écarter l'application de la norme limitative du pouvoir afin de sauvegarder l'intérêt supérieur dans la mesure où il apparaît évident que ce dernier ne pourra pas être préservé par le respect de la norme, voire que le respect de la norme aurait des conséquences encore plus graves que sa violation.

Le dispositif en France

La France connaît trois régimes d'exception : deux sont prévus par la Constitution et l'un est issu d'une loi.

Chronologiquement, on retrouve l'état de siège (article 36 de la Constitution et articles L2121-1 et s. du Code de la défense), l'état d'urgence (Loi n°55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence) et les pleins pouvoirs de l'article 16 de la Constitution, qui permettent au Président de la république de prendre toutes les « mesures exigées par [les] circonstances » afin de rétablir l'ordre constitutionnel.

L'état de siège, s'il figure toujours dans la Constitution, est tombé en désuétude et n'a plus été mis en œuvre depuis la Seconde guerre mondiale. Concrètement, il est mis en œuvre « en cas de péril imminent résultant d'une guerre étrangère ou d'une insurrection armée » (article L2121-1 du Code de la Défense) et organise un transfert de compétence en matière de maintien de l'ordre ou d'administration de la justice au profit des autorités militaires.

L'état d'urgence, une loi de circonstance

L'état d'urgence est originellement issu d'une loi de circonstance qui n'avait pas spécialement vocation à durer. L'adoption de la loi de 1955 est liée à la guerre de décolonisation algérienne. Les autorités françaises ne voulaient pas employer l'état de siège, à connotation trop militaire, dans la mesure où elles refusaient, pour des raisons de politiques tant interne qu'externe, de reconnaître l'existence d'une situation de conflit armé. La loi de 1955 a été maintenue dans notre ordonnancement juridique et a été employée à plusieurs reprises : durant la guerre d'Algérie, mais également, ultérieurement, en Nouvelle Calédonie en décembre 1984, sur l'ensemble du territoire des îles de Wallis et Futuna le 29 octobre 1986, en Polynésie française le 24 octobre 1987, en décembre 2005 suites aux émeutes et, enfin, depuis le 14 novembre 2015.
Il permet, « soit en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public, soit en cas d'événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique » (article 1er de la loi de 1955) à l'exécutif, notamment par la voie des Préfets, de restreindre la liberté de circulation, l'inviolabilité du domicile ou encore la liberté d'expression.

L'article 16, une seule fois

Enfin, l'article 16 de la Constitution n'a été utilisé qu'une seule fois, en mai 1961, suite au Putsch des généraux à Alger. À cette occasion, il a d'ailleurs été maintenu bien au-delà du temps nécessaire : la situation était maîtrisée en quelques jours mais de Gaulle a mis plusieurs mois avant de mettre fin au régime des pleins pouvoirs. Il offre les pleins pouvoirs au Président dans une optique très proche du modèle du dictateur antique, tel que réactualisé à la suite de Machiavel et Rousseau.

 Le Président de la république vient d'annoncer dans son discours du 16 novembre au Congrès qu'il appelait de ses vœux une révision de la Constitution afin d'adapter les régimes de crise aux nouvelles réalités des menaces qui pèsent sur la France. La marge de manœuvre des parlementaires dans la révision de ces régimes de crise sera, bien heureusement, limitée par le droit international.

L'état d'exception en droit international

La problématique de l'exception face à la norme traverse à peu près toutes les branches du droit et, au-delà, tout système normatif : de la linguistique à la théologie en passant par la morale.

Tout système connaissant une limitation des pouvoirs est amené à être confronté à réfléchir à la problématique de la situation exceptionnelle et la question des pouvoirs de crise a traversé, depuis l'Antiquité, toute la période médiévale pour être réactualisée et complétée dans la période moderne. De nombreux auteurs se sont ainsi penchés sur la question (Thomas d'Aquin, Machiavel, Hobbes, Locke, Rousseau, Schmitt, Benjamin ou, plus récemment, Georgio Agamben pour n'en citer que certains).

Il n'est donc pas du tout étonnant que le droit international ait été amené à s'intéresser à la question, pour les raisons évoquées, et pour tout une autre série que l'on ne pourra développer ici.

Le droit international pose des limites

Dès lors, qu'en est-il de l'état d'exception en droit international ?

Trois traités internationaux relatifs aux droits de l'Homme comportent des dispositions relatives à l'état d'exception. Il s'agit de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (ci-après CSDHLF, signée en 1950), la Convention Américaine relative aux droits de l'Homme (ci-après CADH, signé en 1978) et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ci-après PIDCP, signé en 1966). A noter que la France est partie à la CSDHLF et au PIDCP et donc liée par ces deux traités. Dans ces trois textes, on retrouve un article consacré aux dérogations en cas d'urgence. Il s'agit de l'article 15 de la CSDHLF, de l'article 27 de la CADH et de l'article 4 du PIDCP.

Ils sont construits de manière similaire en trois paragraphes. Le premier autorise les États à déroger en cas de circonstances exceptionnelles aux droits et libertés conventionnellement garantis. Le deuxième pose une exception à l'exception et liste une série de droits qualifiés d'indérogeables : les États ne pourront pas restreindre l'exercice de ces droits, y compris lorsqu'ils font face à une situation de crise aiguë. Le troisième impose aux États qui veulent user du mécanisme de dérogation de notifier officiellement leur volonté auprès des organes responsables de la bonne application de ces traités internationaux.

Le régime ainsi mis en place au niveau conventionnel est très limité et de nombreux aspects, plus techniques, pratiques, procéduraux sont laissés de côté.

Le rôle des cours internationales

Ce vide a progressivement été comblé par la jurisprudence, la Doctrine et les États eux-mêmes.

En effet, en ce qui concerne la Convention américaine et ce que l'on appelle improprement la Convention européenne, leur respect est assuré par la mise en place d'une juridiction supranationale qui sanctionne les États qui ne respectent pas les droits et les libertés reconnus dans ces Conventions.
Des Cours internationales ont été mises en place : à Strasbourg, on retrouve la Cour européenne des droits de l'Homme ; à San José du Costa Rica, la Cour interaméricaine des droits de l'Homme.
Saisis de questions relatives à l'exercice du droit de dérogation des États soumis à leur juridiction, les juges, des deux côtés de l'Atlantique, ont précisé dans des arrêts ou des avis consultatifs, le régime de ces clauses de dérogation.
Au niveau international, le Comité des droits de l'Homme est chargé d'examiner les allégations de violations des droits reconnus par le PIDCP. Il rend des décisions qui n'ont pas force obligatoire mais l'interprétation de ce Comité fait autorité et est régulièrement repris par les Cours européenne et interaméricaine mais également, parfois, par des juges internes. Il a lui aussi eu l'occasion de se positionner sur l'interprétation à donner à l'article 4 du PIDCP et sur les règles qui encadrent l'exercice des pouvoirs de crise par les États.

 La mise en place de principes

Par ailleurs, la Doctrine mais également certaines ONG et, surtout, des Rapporteurs indépendants émanant d'organismes onusiens ont été amenés à réfléchir sur ces pouvoirs de crise (notamment, à partir des années 1960, en réaction aux dictatures militaires en Amérique latine dont les gouvernants cherchaient justement à justifier leurs actions au nom de circonstances exceptionnelles).

Même si les différents rapports, déclarations et autres observations générales sont dépourvus de force normative et ne s'imposent pas aux États, ils ont pu jouer sur le développement de la jurisprudence des Cours européenne et interaméricaine, voire parfois sur le constituant, en cas de révision de la Constitution.

Ainsi, le régime international de l'état d'exception s'est étoffé. À tel point qu'il faut reconnaître qu'il n'est pas toujours très évident de s'y retrouver : la présentation de ce régime varie d'un auteur à l'autre. Pour faire simple, on peut dégager de la lecture des différentes sources mentionnées qu'il existe un certain nombre de « principes » que les États doivent respecter lorsqu'ils entendent mettre en œuvre des pouvoirs de crise pour faire face à une situation exceptionnelle.

Au delà de la mise en œuvre, ou plus exactement, en guise de préalable, il faut donc que les normes étatiques relatives aux pouvoirs de crise mettent en place un corpus de règles destinées à assurer le respect des principes internationaux de l'état d'exception.

Quatre grands principes

Pour simplifier, on peut en distinguer quatre principaux (qui sont eux-mêmes composés de sous-principes) : le principe de légalité, de nécessité, de proportionnalité et enfin de compatibilité avec les autres normes de droit international.

1°) Le principe de légalité implique l'obligation pour les États de prévoir, à l'avance, le régime des pouvoirs de crise. Autrement dit, les normes internationales tendent à considérer qu'il est préférable que les normes soient adoptées en amont de la crise, pas pendant celle-ci.
En découle le principe de publicité : il ne suffit pas que la norme soit prévue et intégrée par avance dans l'ordonnancement juridique, encore faut-il qu'elle soit connue de ses destinataires. Dès lors, la mise en œuvre de pouvoirs de crise doit être proclamée au niveau interne (déclaration du chef de l'État par exemple) et notifiée au niveau international (information auprès des organes compétents : secrétariat de l'ONU, du Conseil de l'Europe).

2°) Le principe de nécessité implique que le recours aux pouvoirs de crise reste exceptionnel au sens temporel du terme : il ne doit être utilisé qu'en dernier ressort, s'il apparaît que les autres moyens dont disposent les pouvoirs publics constitutionnels sont impropres à rétablir l'ordre public. Si l'arsenal classique des compétences en matière de maintien de l'ordre s'est avéré inadapté ou le sera certainement, alors l'État est légitime à déclencher un état d'exception.

Une menace exceptionnelle

Ce principe de nécessité implique lui-même d'autres sous-principes. Le premier est celui de menace exceptionnelle. Ce principe implique que l'état d'exception ne peut être mis en œuvre que pour faire face à une situation de crise aiguë, des circonstances exceptionnelles qui nécessitent une action extraordinaire des pouvoirs publics constitutionnels pour y remédier. L'idée de nécessité implique implicitement l'idée de temporalité : l'utilisation des pouvoirs de crise, et la validité des mesures adoptées sous l'empire d'un état d'exception sont en principe conditionnées à l'existence d'une situation de crise. Le principe de temporalité entraîne deux conséquences. D'une part, la mise en œuvre d'un état d'exception doit être considérée comme provisoire, n'ayant pas vocation à perdurer. Les mesures adoptées par les autorités compétentes lors d'un état d'exception doivent viser le rétablissement de l'ordre constitutionnel au plus tôt.

D'autre part, les mesures adoptées doivent devenir caduques une fois l'état d'exception abrogé. La question du respect du principe de temporalité achoppe face à une situation de crise qui aurait vocation à se prolonger dans le temps. L'on voit poindre un certain problème dans le recours aux pouvoirs de crise pour lutter contre le terrorisme : la menace étant par définition imprécise et ayant vocation à durer, le recours aux pouvoirs de crise afin de lutter contre le terrorisme apparaît très contestable en soi (ce qui n'empêche en revanche pas de mettre en œuvre de tels pouvoirs pour faire face, ponctuellement, aux conséquences d'un attentat par exemple).

3°) Le principe de proportionnalité comprend deux aspects. D'une part, il impose aux autorités qui mettent en œuvre l'état d'exception d'adopter des mesures proportionnées aux faits, c'est-à-dire de choisir la mesure la plus efficace pour restaurer l'ordre public constitutionnel tout en étant la moins attentatoire aux droits et libertés. D'autre part, il implique le principe d'indérogeabilité : il est impossible de porter atteinte à certains droits, quelle que soit la situation invoquée.

C'est là la principale différence entre les trois conventions précédemment évoquées. Les listes mentionnées aux deuxièmes paragraphes des articles de dérogation ne sont pas identiques. On retrouve toutefois des éléments communs : droit à la vie, interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants, de l'esclavage et de la servitude, non-rétroactivité de la loi pénale, interdiction des discriminations ainsi que les garanties juridictionnelles permettant de faire respecter ces droits.

4°) Enfin, le principe de compatibilité avec les autres règles internationales, prévues dans les trois conventions mentionnées, ne concerne pas directement le régime des pouvoirs de crise, mais plutôt l'articulation des normes de droit international. Cela revient à imposer aux États une obligation générale de faire prévaloir la norme de protection des droits et libertés la plus favorable en cas de conflit de normes.

On notera que le droit international ne s'embarrasse finalement pas vraiment de considérations relatives à la répartition des compétences au sein de l'État, notamment entre le Législatif et l'Exécutif. La question du titulaire des pouvoirs de crise n'est ainsi guère abordée, tout comme le rôle des organes tiers, en dehors de références, indirectes, au rôle fondamental de l'autorité judiciaire sous l'empire d'un état d'exception.

Un contrôle de la cour européenne

Si le Constituant français (et nous parlons ici des Parlementaires tant il apparaît inenvisageable en l'état actuel des choses que le peuple soit amené à exercer directement son pouvoir constituant), entend modifier les pouvoirs de crise, il lui faudra garder à l'esprit les principes évoqués ci-dessus pour s'inscrire dans la légalité internationale.

La Cour européenne des droits de l'Homme exerce en effet un contrôle sur le recours aux pouvoirs de crise. Même si ce contrôle est souvent apparu comme extrêmement décevant à plusieurs égards, il n'en demeure pas qu'il a le mérite d'exister et de limiter les prétentions des États parties, dont la France, en matière de recours à l'état d'exception.

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Pour aller plus loin :

Giorgio AGAMBEN, État d'Exception - Homo Sacer, coll. L'ordre philosophique, édition du Seuil, Paris, 2003, 153 p. [à lire avec des pincettes mais à lire tout de même]

Marie-Laure BASILIEN-GAINCHE, État de droit et états d'exception, coll. Fondements de la politique, PUF, Paris, 2013, 304 p.

François SAINT -BONNET, L'État d'exception, coll. Léviathan, PUF, Paris, 2001, 393 p.

Carl SCHMITT, Théologie politique, Bibliothèque des Sciences Humaines, Éditions Gallimard, Paris, 1988, 184 p.

Mathieu CARPENTIER, « État d'exception et dictature », Tracés. Revue de Sciences humaines, Numéro 20, 2011, p. 75-93.

Guido PUIG CICCHINI, « Derechos humanos y garantías en los estados de excepción », Revista Electrónica del Instituto de Investigaciones "Ambrosio L. Gioja", année V, numéro spécial, 2011, p. 55-68, disponible sur : https://www.derecho.uba.ar/revistagioja/articulos/R000E01A005_0008_p- d-constitucional1.pdf.

Alan GREENE, « Separating Normalcy from Emergency: The Jurisprudence of Article 15 of the European Convention on Human Rights », German Law Journal, vol. 12, n°10, 2011, p. 1764-1785.

Claudio GROSSMAN, « A Framework for the Examination of States of Emergency Under the American Convention on Human Rights », American University International Law Review 1, n°1, 1986, p. 35-55.

Pedro SALAZAR UGARTE, « Estado de excepción, suspensión de derechos y jurisdicción », in Eduardo FERRER MAC-GREGOR POISOT , José Luis C ABALLERO O CHOA , Christian S TEINER (coord.), Derechos humanos en la Constitución Comentarios de jurisprudencia constitucional e interamericana, tome I, Fundación Konrad Adenauer, Programa Estado de Derecho para Latinoamérica, Bogotá, 2013, p. 229-257.

Claire WRIGHT, Executives and Emergencies: Presidential Decrees of Exception in Bolivia, Ecuador, and Peru, Universidad de Alcala. Instituto de Estudios Latinoamericanos (IELAT), 2014, 34 p., disponible sur : https://hdl.handle.net/10017/19987 .

[et accessoirement, ma thèse : Vincent Souty, la constitutionnalisation des pouvoirs de crise - essai de droit comparé, Université Paris 3 - Sorbonne nouvelle, soutenue le 31/01/2015.]

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Commentaires 2
à écrit le 17/11/2015 à 13:03
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Qui dit toucher à la Constitution, dit Référendum, tout autre méthode ne peut être que suspecte! N'oubliez pas qu'il n'y a que des européistes à la manœuvre!

à écrit le 17/11/2015 à 11:43
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La constitution est suffisante, encore faut il avoir le courage d'appliquer les lois existantes ce qui est loin d'être le cas... L'étape suivante est la dictature déjà que nous sommes dans une république bananière où nos libertés sont bien entamées. ...

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