L’information économique russe, victime collatérale de la guerre en Ukraine

ANALYSE. Les données économiques reflétant la réalité de la situation en Russie risquent de devenir moins accessibles et moins débattues, ce qui compliquera la tâche des observateurs extérieurs et du pouvoir. Par Julien Vercueil, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)
Le 28 février, Vladimir Poutine s’entretient au Kremlin avec les responsables du bloc économique du gouvernement russe au Kremlin.
Le 28 février, Vladimir Poutine s’entretient au Kremlin avec les responsables du bloc économique du gouvernement russe au Kremlin. (Crédits : Reuters)

« Toute quantification change le monde ». C'est ainsi que l'économiste Olivier Martin résume l'enjeu politique de ce qu'il appelle « l'empire des chiffres ».

À mesure que s'affirme devant nous l'ambition impériale du pouvoir en Russie, la statistique et l'information économique échappent de moins en moins à l'emprise du politique dans ce pays. Ce processus a des conséquences très concrètes.

URSS : le temps du secret

Au temps de l'Union soviétique, les données de la planification économique étaient traitées comme des secrets militaires.

Les calculs et projections de l'Institut de prévision de l'économie nationale de l'académie des sciences, l'un des centres les plus écoutés par le Politburo, étaient gardés sous clé dans un coffre-fort, et seul le directeur du centre était habilité à décider de ses modalités de divulgation. Toute donnée macro-économique n'était publiée qu'après un contrôle strict des autorités politiques. Le plus souvent, ces données étaient falsifiées, pour éviter que les difficultés économiques apparaissent au grand jour.

Le même phénomène se reproduisait, à des degrés variables, dans les autres économies de type soviétique. L'ONU avait d'ailleurs créé un service statistique spécial dans sa Commission économique pour l'Europe, dont l'un des buts était de corriger les distorsions les plus évidentes dans les données transmises par les pays du pacte de Varsovie pour reconstituer au plus près leur trajectoire économique réelle. De son côté, la CIA faisait de même.

L'ouverture des années 1990

Avec la fin de l'Union soviétique, les organismes de collecte statistique ont dû s'engager dans une véritable révolution copernicienne. Le contrôle politique sur la production de chiffres, déjà affaibli par la Glasnost' dans les années 1986-1990, s'est évanoui. Les catégories marxistes de classification du réel disparaissaient (par exemple le « produit matériel net », remplacé par la notion de « produit intérieur brut »), et avec elles les principes méthodologiques sur lesquels elles reposaient.

Dans le même temps, la réalité économique elle-même se métamorphosait : de nouveaux acteurs surgissaient et avec eux, de nouveaux comportements économiques à saisir. Le tout, dans une situation de crise sans précédent des moyens humains, financiers et matériels disponibles pour la collecte. La réponse des autorités a été de faire appel à l'aide technique internationale. Des programmes d'assistance, portés par des organismes multilatéraux comme le FMI et la Banque mondiale, appuyés par des instituts nationaux comme l'Insee, ont orchestré la migration des méthodes et des pratiques de ces administrations vers les normes internationales.

Depuis les années 1990, la collecte de données économiques a donc progressé, en quantité et en qualité. Certes, Rosstat, l'équivalent russe de l'Insee, a encore une marge de progression dans de nombreux domaines, mais son site est incomparablement plus fourni qu'autrefois, et une grande partie de ses données et informations sont en accès ouvert, parfois en anglais. La Banque centrale de Russie a aussi réalisé des avancées spectaculaires dans la diffusion de l'information financière. Ces administrations sont dotées de personnels techniquement compétents et soucieux d'assurer un service public de qualité.

Années 2010 : un débat économique encore possible

Sur cette base, les centres de recherche, think tanks, économistes de banque et cabinets de conseils présents en Russie ont pu développer une véritable culture de l'analyse économique et du débat d'idées.

Durant la décennie 2010, tandis que les lumières s'éteignaient les unes après les autres dans le débat public sur le système politique russe, la question économique restait l'objet d'une véritable liberté d'expression, recouvrant le spectre classique des opinions et des recommandations, des plus étatistes aux ultra-libéraux. Alexeï Koudrine, président de la Cour des comptes, n'hésitait pas à flageller le gouvernement pour ses avancées jugées trop lentes dans la lutte contre les monopoles et les entorses aux droits de propriété.

De son côté, l'Institut de prévision pour l'économie nationale vilipendait ouvertement ce même gouvernement pour sa timidité dans l'engagement des fonds souverains au service de l'investissement dans l'équipement du territoire de la Russie en infrastructures. L'institut Gaïdar organisait chaque année un forum international, retransmis en direct sur le web, où experts, politiques et universitaires de plusieurs pays se retrouvaient pour, parfois sur le ton de la polémique, débattre des options de politique économique susceptibles de sortir la Russie de la stagnation.

Vladimir Poutine lui-même avait suscité en 2016 l'émulation entre le Centre de recherche stratégique, dirigé jusqu'en 2018 par Alexeï Koudrine, et le centre Stolypine, dirigé par Boris Titov, co-président de l'Association nationale des petites et moyennes entreprises et représentant du président pour le monde des affaires, pour dessiner les options de développement à long terme du pays susceptibles d'être reprises par l'exécutif.

Avec la guerre en Ukraine, ce monde informationnel et intellectuel semble sur le point de disparaître pour laisser place à une toute autre réalité.

Le retour du secret

Les signes avant-coureurs du changement de « régime politique du chiffre » en Russie datent de la crise pandémique.

Placées sous le contrôle de _Rospotrebnadzor_, littéralement Agence de supervision de la consommation, une agence de normalisation directement ressuscitée de l'Union soviétique, les informations sur la mortalité liée au Covid-19 ont été systématiquement tronquées, suivant un processus parcourant toute la chaîne de production statistique, depuis les chambres d'hôpital et les morgues jusqu'à la vice-première ministre chargée de la santé, Tatiana Golikova. Dès le mois de mai 2020, il était clair que la mortalité liée à l'épidémie était sous-estimée d'un facteur au moins égal à trois.

Avec le recul et les calculs, mais aussi grâce à la conscience professionnelle des responsables de Rosstat, qui ont continué à publier les données de mortalité avec régularité, il est possible aujourd'hui d'affirmer que le nombre de morts en Russie lié à l'épidémie n'est pas de 357 000 (chiffre officiel), mais de près de 1 million, ce qui en fait le pays le plus meurtri du monde par la pandémie - en attendant une révision des statistiques indiennes.

Le deuxième signal négatif est la révision du calcul de la pauvreté en Russie. À partir de janvier 2021, le minimum de subsistance a été défini de manière relative et non plus absolue. Il correspond désormais à 44,2 % du revenu par tête médian de l'année précédant la période de référence de l'enquête.

Ce changement est important, car le passage d'un niveau absolu à un niveau relatif signe en général l'entrée du pays dans le groupe des pays à niveau de revenu élevé. S'il est appliqué dans les pays à faible revenu, le calcul du taux pauvreté à partir d'un niveau relatif peut conduire à une forte sous-estimation de l'ampleur réelle de la pauvreté. Compte tenu du niveau de vie moyen de la population russe, ce changement de méthode est prématuré et risque de minorer artificiellement la pauvreté du pays, dans l'hypothèse (probable) où le niveau de vie des plus modestes serait rogné par l'inflation créée par la guerre.

L'économie russe dans le brouillage de la guerre

La dégradation de l'information économique risque de s'accélérer. Comme tout conflit, la guerre dans laquelle Vladimir Poutine a lancé son pays est aussi une guerre de l'information. Montrer que les sanctions n'ont pas touché les centres vitaux du pouvoir, vanter la résilience économique de l'économie russe pourrait nécessiter à brève échéance de maquiller des comptes, surtout si la guerre en Ukraine confirme son enlisement dans la durée. Dans ce contexte, la communication récente de la Banque centrale est le signal le plus évident du changement en cours.

L'une de ses premières décisions après l'invasion a consisté à demander aux banques commerciales de ne plus alimenter leur site en données financières mais de continuer à les transmettre directement à la banque Centrale. Si la mesure venait à s'étendre aux entreprises non financières, elle ne tarderait pas à provoquer un conflit d'objectifs pour les sociétés cotées en bourse, soumises du fait de leur statut à des normes exigeantes en matière de transparence de données comptables. Gazprom et Rosneft, deux entreprises stratégiques pour le pouvoir mais partiellement détenues par des capitaux étrangers, sont dans ce cas.

Plus généralement, il est probable que la question de la confidentialisation des données économiques et sociales jusqu'à présent librement accessibles (concernant par exemple le niveau de chômage, le taux de pauvreté, etc.) soit désormais au menu des réunions de la direction de Rosstat avec les ministères concernés. On peut aussi craindre qu'avec le temps et l'aggravation de la situation économique en Russie, des textes ressemblant aux lois récentes sur l'information de guerre soient édictés qui pénalisent la diffusion d'informations économiques contraires à l'intérêt du pouvoir, s'abritant au besoin derrière le « secret commercial » ou plus ouvertement, derrière la « sécurité nationale ».

Dans tous les cas, il sera de plus en plus difficile aux économistes et observateurs indépendants, russes comme occidentaux, de se faire une idée claire de la situation économique en Russie. Incidemment, il sera aussi plus ardu pour le pouvoir de construire des solutions innovantes et efficaces aux problèmes économiques qui assailleront le pays, dans un paysage intellectuel vidé de tout débat contradictoire sur les options envisageables. En conséquence, les erreurs de politique économique deviendront plus probables. En matière économique, l'information peut vraiment changer le monde, pour le meilleur comme pour le pire.

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Annexe : Banque centrale de Russie/Décision du 6 mars 2022 (traduction de l'auteur)

  • La Banque centrale de Russie a décidé de réduire temporairement la diffusion des états financiers publiés par les établissements de crédit sur leurs sites Web, ainsi que sur le site Web de la Banque centrale de Russie. Ceci pour limiter les risques des établissements de crédit liés aux sanctions imposées par les pays occidentaux.
  • À compter de la déclaration de février 2022, les banques ne sont plus tenues de publier des états comptables et financiers (à l'échelle de l'établissement et consolidés) conformément aux normes russes, ainsi que des informations complémentaires à celles-ci.
  •  Dans le même temps, les établissements de crédit continueront de soumettre ces documents à la Banque centrale de Russie, ce qui permettra d'exercer pleinement un contrôle efficace sur leurs activités, ainsi que d'analyser le secteur.

En outre, les banques auront la possibilité de divulguer, si nécessaire, des informations à leurs contreparties dans le cadre de relations commerciales courantes.

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Par Julien Vercueil, Professeur des universités en sciences économiques, Centre de recherche Europes-Eurasie (CREE), Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco).

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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Commentaire 1
à écrit le 30/03/2022 à 8:11
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Il leur faut McKinsey ! Les magiciens de la statistique.

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