Ukraine : repenser la dissuasion

OPINION. Quelle que soit l'analyse des événements qui ensanglantent l'Ukraine, qu'il s'agisse de leur genèse ou de leur dénouement, ils révèlent une situation qui comporte des apparences dissimulatrices d'une réalité. Par André Yché, Président du conseil de surveillance chez CDC Habitat.
(Crédits : DR)

Les apparences consistent d'abord dans la réaffirmation du rôle central de l'OTAN pour la sécurité européenne, mais aussi dans la solidarité des États occidentaux et dans la volonté nouvelle de construire une défense européenne.

L'état des lieux

La réalité tient à la divergence croissante des intérêts et des priorités de part et d'autre de l'Atlantique, les États-Unis sanctuarisés vis-à-vis du risque nucléaire (celui d'un nouveau « Pearl Harbour », provoqué jadis par l'étranglement économique du Japon) et promouvant des sanctions économiques qui ne les affectent guère et même, s'agissant des cours de l'énergie et des produits alimentaires, qui peuvent les avantager ; l'Europe occidentale risquant, a contrario, de se trouver étranglée.

S'agissant de la défense européenne, ni l'Allemagne, ni la plupart des autres membres de l'Union n'envisagent la recherche d'une véritable autonomie, l'essentiel de leurs commandes militaires alimentant l'industrie américaine ; or, un « pilier européen » sans industrie de défense rappelle ce que Colbert disait d'une marine militaire privée des autres ingrédients de la puissance maritime :

« Un objet de luxe destiné, tôt ou tard, à disparaître ».

Enfin, l'allusion du pouvoir russe à la menace nucléaire a rappelé que dans l'ancienne doctrine soviétique, l'arme nucléaire n'était pas conçue en tant que système de non-emploi, les missiles dits « intermédiaires » entrant dans le champ des armements « de théâtre », contrebalancés par les dispositifs américains équivalents (Pershing II et Tomahawk), mais aussi par les forces stratégiques françaises et britanniques.

Dans le cas de la première, il convient de rappeler l'existence, après le démantèlement du plateau d'Albion, de deux composantes, la force océanique constituée de quatre SNLE (16 missiles « mirvés », soit 160 ogives par bâtiment) dont un ou deux à la mer (le second, s'il est à quai, en situation de tir), et la composante aérienne pilotée (Mirages 2000 N et Rafales-Marine) armée de missiles ASMPA (Air-sol moyenne portée améliorée - 1.000km+) susceptible de dissuader une agression, non plus du « faible » au « fort » (cas de la menace russe), mais du « fort » au « fou » (puissance nucléaire émergente).

À cet égard, depuis les années 70, un débat récurrent a périodiquement agité le cercle fort restreint qui, depuis les premiers travaux du général Gallois, a contribué à conceptualiser la doctrine de dissuasion française. Il s'est noué autour des armes nucléaires tactiques, dites « antiforces » ou « de théâtre », c'est-à-dire une composante nationale comparable à ses homologues soviétique et américaine et constituée à l'origine par les missiles Pluton (80 km de portée, visant les axes de pénétration en RFA du corps de manœuvre soviétique) destinés à être remplacés par les Hadès, de plus longue portée, éloignant la perspective d'une frappe nucléaire tactique française en RFA.

Dans les années 80, le programme Hadès fut interrompu et le concept d'« armes de théâtre » fut remplacé par le concept de « frappe préstratégique » ou d'« ultime avertissement », confiée à la composante aéroportée, équipée d'ASMP de première génération. Il s'agissait ainsi de marquer ostensiblement un retour à la doctrine « gaullienne » d'origine, que le déséquilibre des menaces condamnait à écarter le concept américain de « flexible response » au profit de celui de « massive retaliation ».

Simultanément, l'OTAN elle-même avait substitué aux plans de frappe nucléaire préventive « antiforces » celui d'« Air Land Battle » de l'US Army transférant à des munitions guidées conventionnelles la fonction essentielle de destruction du « second échelon » soviétique, avant même qu'il ne soit engagé.

Depuis lors, en dehors d'adaptations techniques, facilitant une plus grande souplesse d'emploi, opérées sous la présidence de Jacques Chirac afin de répondre à la menace des « émergents », peu d'évolutions de doctrine sont survenues.

En synthèse, si la force de dissuasion intercontinentale russe vise essentiellement les États-Unis et secondairement la Chine, les armes « intermédiaires » visent l'Europe occidentale et c'est bien cette menace que tend à contenir la dissuasion française, ainsi que la britannique, assujettie pour sa part à la décision américaine par le principe de la « double clé ».

De l'ensemble de ces considérations découle une conséquence majeure : le degré minimal d'autonomie indispensable à la sécurité européenne, sauf à s'en remettre entièrement à l'OTAN, c'est-à-dire aux États-Unis, repose sur la défense française, qu'il s'agisse de dissuasion nucléaire comme de politique industrielle, notamment en matière aéronautique et spatiale (système de combat aérien du futur), de telle sorte que l'effort budgétaire en faveur de l'une (5 milliards d'euros par an pour la dissuasion) et de l'autre devra impérativement être maintenu voire, plus probablement, accentué, ce qui soulèvera des difficultés d'arbitrage budgétaire sur lesquelles nous reviendrons dans un prochain article.

Perspectives

Depuis la Guerre Froide, lorsque les deux camps s'accordaient pour surestimer la menace soviétique face à la superpuissance américaine (le dénouement de la crise de Cuba est sans rapport avec la théâtralisation des événements par le « clan Kennedy », mais témoigne du réalisme de Khrouchtchev, comme le démontrent les études historiques les plus récentes), un changement drastique est survenu : les accords de maîtrise des armements (SALT, START...) sont tombés en désuétude et surtout, le traité INF (Intermediate Nuclear Forces) concernant les déploiements en Europe, c'est-à-dire, en définitive, l'enjeu qui nous concerne directement, a été dénoncé par les deux parties, russe et américaine.

Si la Russie de Vladimir Poutine et les États-Unis de Donald Trump ont convergé dans la sortie des accords antérieurs, c'est en considération de divers motifs relativement extérieurs au théâtre européen : d'abord, la montée en puissance du potentiel « intermédiaire » chinois, menaçant directement la Russie, au-delà de l'équilibre stable entre la Russie et l'Occident ; ensuite, le déploiement de systèmes antimissiles américains en Pologne et en Hongrie destinés à protéger l'Europe vis-à-vis d'une menace des émergents (Iran), mais réduisant significativement la crédibilité de la dissuasion russe. Et donc, la sécurité collective en Europe s'en trouve gravement dégradée.

Comment envisager la sortie de crise, à l'issue du conflit actuel entre la Russie et l'Ukraine ? Soulignons d'abord que l'enjeu de l'équilibre et de la sécurité en Europe ne concerne pas au même degré les pays européens et les États-Unis qui, pour leur part, peuvent considérer une situation de tension avec la Russie comme étant conforme à leurs intérêts stratégiques, dans la mesure où la puissance russe étant « fixée » sur le continent européen par l'intermédiaire, pour l'essentiel, de leurs alliés du « vieux continent » (conformément à la doctrine Obama de Leading from Behind), la confrontation sino-américaine ne risque pas d'être perturbée par l'irruption d'un troisième acteur qui pourrait trouver avantage, à court / moyen termes, à peser en faveur de l'« Empire du Milieu ».

Ajoutons qu'il s'agit également de réaffirmer le rang de la France en Europe en valorisant un demi-siècle d'investissement dans le champ de la dissuasion qui, à la différence de l'armement conventionnel, n'a pas vocation à nourrir une industrie exportatrice.

Ainsi, la réactivation, pourtant indispensable, du cadre constitué, dans les années 80, par l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) risque d'être compliquée par l'absence d'alignement des intérêts nationaux. Dès lors, serait-il envisageable de nouer un dialogue spécifique entre Russes et Européens, par exemple en réinventant l'Union de l'Europe Occidentale ? Il ne pourrait alors s'agir que d'une « marche d'approche », aucun accord global durable n'étant possible hors de l'engagement américain.

Toutefois, l'établissement d'un tel dialogue russo-européen présenterait, a minima, l'avantage de ne pas déléguer le règlement des enjeux européens au seul cadre de discussion russo-américain, tel qu'il se profile aujourd'hui. Encore faudrait-il, à cette fin, qu'il existe une possibilité de « Grand Jeu » en dehors de la présence américaine. La seule manière d'intéresser la Russie consisterait dans l'élargissement des échanges à deux sujets « tabous » durant la guerre froide :

  • Le premier serait relatif au développement de capacités antimissiles spécifiquement européennes, c'est-à-dire franco-allemandes (missile sol-air de moyenne portée de nouvelle génération) ce qui irait à l'encontre, non seulement de la posture allemande de pleine délégation de ce sujet à l'OTAN, mais aussi de la doctrine de dissuasion française reposant sur l'« équilibre de la terreur », qui ne laisse aucune place, du moins formellement, aux mesures d'atténuation de la menace adverse, susceptibles d'être interprétées comme une moindre résolution politique quant à l'engagement de « représailles massives ».

  • Le second sujet « tabou » est celui de la participation allemande à la dissuasion nucléaire, autrement qu'à travers un dispositif antimissiles et dans le cadre de l'OTAN. Observons qu'en toute hypothèse, l'entrée en service du F35, probablement dans des proportions beaucoup plus importantes que prévu initialement (Cf. le programme de réarmement d'urgence de cent milliards d'euros), soulèvera nécessairement la question de son armement par des vecteurs équipés de têtes nucléaires. Serait-il envisageable d'aller au-delà, en déployant un dispositif spécifiquement allemand, assorti d'un mécanisme de « clés multiples » incluant les trois puissances figurant dans la proposition de « Directoire à trois » (États-Unis, France, Royaume-Uni) du général de Gaulle, dont le rejet avait justifié (sinon provoqué) la sortie du commandement intégré de l'OTAN ? Force est de constater que ce scénario n'est pas le plus probable, outre qu'il impliquerait probablement l'adoption de mesures symétriques pour une partie de nos capacités préstratégiques, à l'exclusion de la composante « marine » embarquée sur le porte-avions et, bien sûr, de la FOST.

Néanmoins la réouverture d'un dialogue stratégique en Europe impliquera un effort d'imagination sans précédent, dans lequel s'imposera le déploiement d'une « grande stratégie » telle que Richelieu aurait pu la concevoir.

Pour quitter les sentiers battus par le conservatisme endémique qui régit la chose militaire, il faudra assurément remettre à plat bien des préceptes donnés pour acquis : la projection des forces en OPEX, incluant une présence durable sur le terrain (comme en Afghanistan ou au Mali) au profit d'une projection de puissance réduisant l'« empreinte au sol » et limitant sa durée, car au-delà de 12/18 mois de présence sur le sol étranger, toute force d'intervention se transforme en armée d'occupation. Bref, le débat que nous aurions dû partager voilà quinze ans et qui n'a jamais eu lieu devrait venir « sur le devant de la scène », alors que la capacité de projection durable hors d'Europe va se transformer, comme le nucléaire, en instrument de « non-emploi ».

Au-delà, en termes d'arbitrage budgétaire, nous devrons repenser le financement des infrastructures du service public, au sens large, c'est-à-dire du logement social, de la SNCF, ainsi que du parc de nouvelles centrales d'EDF et de l'immobilier public en général. Mais il s'agit là d'un autre sujet que nous aborderons prochainement.

« La France n'est la patrie que des Français...
Nous ne concédons à aucun peuple le droit
de nous forcer à combattre pour sa cause.
Le sang des Français n'appartient qu'à la France
 ».
Casimir Perrier, Chambre des députés, le 30 septembre 1831.

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Commentaires 2
à écrit le 23/03/2022 à 8:33
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"Penser" tout court serait déjà un bon début parce que l'on ne voit pas grand chose en ce moment hein et de moins en moins.

à écrit le 22/03/2022 à 13:15
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La crédibilité des médias est un atout majeur et ce n'est pas dans les conflits que l'on peut l'acquérir!

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