Pinault au pinacle, Mozart au purgatoire

CA A DU SENS. La Collection Pinault vient d'ouvrir ses portes. Elle arrache des louanges unanimes. Ou presque. Car ce qu'elle symbolise sous l'écorce d'un édifice et d'une collection spectaculaires est révélateur d'une époque ou rien, absolument rien, n'échappe à la tyrannie de l'intérêt - égotiste et spéculatif. La « Bourse du commerce » n'a peut-être jamais aussi bien porté son nom.
(Crédits : SARAH MEYSSONNIER)

Bien sûr, il faut se rendre à la CollectionPinault, qui a ouvert ses portes le 22 mai. Découvrir d'abord la réhabilitation de cette Bourse du commerce, confiée à Tadao Ando. Au centre un vaste cercle de béton brut, au sommet duquel se déploie une fresque circulaire de 140 mètres de long, accueille le visiteur, qui ensuite peut déambuler dans les coursives latérales. Là, les murs et les sols, d'un blanc immaculé et d'une juste sobriété, mêlant courbes et panneaux rectilignes, hébergent les collections. Des installations, des peintures, des sculptures, façonnées dans la sensibilité et les mains de Doig, Cahn, Schütte, Stingel, Hammons, Raysse, Sherman, et bien d'autres. Des œuvres exceptionnelles ? Arrivistes ? Audacieuses ? Vides ? Des œuvres qui procurent une foudroyante émotion ou une glaciale impression ? Des œuvres pour « dire » - peu ou beaucoup -, qui souhaiteraient (ou non) dire, auxquelles on voudrait (ou non) faire dire... A chacun de se faire une opinion, et l'objet de cette chronique n'est pas d'établir une critique artistique.


Intérêts de l'ego autant que du portefeuille

La naissance de cette Collection est riche - ou lourde, selon l'interprétation qu'on lui confère - de symboles. En l'occurrence, il ne s'agit pas de mettre en doute le goût de François Pinault pour l'art contemporain - il est incontestable, et sa présence à Venise au Palazzo Grassi et à la Punta della Dogana, également dédiées à la présentation de sa collection, n'est pas soudaine - mais plutôt d'examiner la démarche du fondateur du groupe Kering (12,7 milliards d'euros de chiffre d'affaires 2020, propriétaire des marques Yves Saint Laurent, Gucci, Balenciaga, Boucheron, etc.) dans la perspective de l'époque. Celle-ci, en écho à l'Art, quelle est-elle ?

Ligotée à un tropisme mercantile tentaculaire, elle honore le narcissisme, l'exposition des richesses, l'exhibition de ce dont on est propriétaire. Elle est - pour partie - technologisme et adversités, impostures et vaines provocations, elle est spectacle permanent, elle se veut également utilitariste. Le terrain de jeu des émulations est planétaire, la mise en lumière est planétaire, la conquête des nouveaux territoires est planétaire - et même, désormais, au-delà de la planète : dans le ciel. Un maître-mot détermine l'époque : intérêt. Rien n'est désintéressé. Tout est à servir, coûte que coûte, l'intérêt. L'intérêt de l'égo comme celui du portefeuille.


Un lien de subordination réciproque

Cette doctrine de l'intérêt est centrale dans le monde de l'art contemporain : ni l'aréopage des collectionneurs ni celui des créateurs n'y échappe. Parmi les premiers, d'aucuns suscitent et exploitent la collusion de leurs intérêts entrepreneuriaux et artistiques, ils se livrent une course au « sensationnel » qui révèle leur vanité et doit incarner leur puissance. Quant aux seconds, certains ont succombé aux mêmes travers, et composent pour séduire et vendre, là aussi dans une entente informelle redoutable : l'intérêt pécuniaire du cédant et celui de l'acheteur sont entremêlés, indissociables, établissant un indécent lien de subordination et même de servitude - autant créatrice qu'humaine - des artistes aux collectionneurs. Et vice-versa : car quel prestigieux collectionneur a intérêt à l'effondrement des cotes d'un Hirst ou d'un Murakami qu'il a portées au firmament à coups d'acquisitions savamment médiatisées ?

Ainsi, lorsque quelque milliardaire s'est fait préparer par une armada de « conseillers » - artistiques et financiers, surtout fins connaisseurs des arcanes du « marché de l'art » - un choix d'œuvres et qu'il se détermine en quelques minutes sur l'une d'elles, on peut se sentir loin de la démarche éclairée, passionnée, authentique de l'amateur. François Pinault serait propriétaire de 10.000 œuvres ; quiconque est amateur et collectionneur « tout entier » dans une approche humaine et artistique exigeante, c'est-à-dire lente, pugnace, parfois laborieuse et déceptive, de l'art, s'interrogera si cette dernière est compatible avec une accumulation aussi gargantuesque. Il se demandera aussi où situer l'intérêt de posséder des œuvres avec lesquelles on n'a ni le temps ni l'espace d'engager la rencontre. Aimer l'art, c'est aimer être en présence de l'œuvre.

Contenant et contenu

Qu'on est loin d'un Antoine de Galbert, qui en 2004 fonda et dix-huit ans plus tard ferma la lumineuse Maison rouge à la Bastille. Là, Soutter, Gabritschevsky ou Zonder s'offraient au visiteur par la grâce d'un découvreur habité et généreux, obsédé par l'œuvre et l'artiste. Oui un fabuleux découvreur, à qui l'on doit par exemple la révélation posthume de l'envoûtante et intimiste Ceija Stojka, rescapée du génocide rom et des camps de la mort nazis. Un collectionneur effacé derrière ceux qu'il exposait, un collectionneur tout entier dans le contenu - quand d'autres ont compris que le contenant, c'est-à-dire le spectacle architectural, participe à valoriser autant leur vanité que leur image publique et la curiosité des visiteurs profanes, tous consommateurs des marques de luxe qui ont fait leur renommée et leur fortune. La « bourse du commerce » n'a peut-être jamais aussi bien porté son nom. Mais alors, si c'est le cas, de quels termes faut-il baptiser la pharaonique fondation LVMH sise au Bois de Boulogne et propriété de l'éternel rival, dans l'industrie du luxe comme dans l'art, Bernard Arnault ?

Digression musicale

Toutefois, n'est-il pas injuste de critiquer ces collectionneurs, qui ont le « mérite » de bâtir en France, de consacrer une partie de leur fortune à soutenir la création artistique, d'ériger des lieux d'exposition (en partie) avec leurs propres deniers ? Ne font-ils pas preuve d'altruisme ? Leur « dévouement » n'est-il pas utile pour combler l'appauvrissement économique des musées publics ? Et après tout, en quoi diffèrent-ils des grands mécènes de la Renaissance italienne et française, les Arti, d'Amboise et Médicis sans cesse louangés ? Questions légitimes et fondées - nonobstant les leviers fiscaux qui atténuent d'emblée la dimension supposément généreuse voire sacrificielle et héroïque de leur démarche - qui réclament, pour y répondre, d'emprunter une digression.

Celle-ci a pour théâtre la musique. Celle dite « classique », qui année après année enregistre l'érosion de son auditoire. Quiconque a pour joie de se rendre dans les salles de concert, anonymes ou célèbres, écouter un trio de Schubert, un concerto de Schumann ou une polonaise de Chopin, constate une moyenne d'âge canonique. La popularité de cette musique décline irrépressiblement, et dans ce sillage tout un ensemble d'expressions en pâtit : festivals, écoles dédiées, fabrication d'instruments, cursus d'enseignements (de musiciens comme de professeurs), formation d'orchestre, etc. Cette lente « décroissance » de la filière couplée aux catégories d'âge qui la désertent, disqualifient la « grande musique » auprès des partenaires économiques, institutionnels... et des mécènes. Le combat, merveilleux mais épuisant, ou plutôt l'œuvre musicale et entrepreneuriale que le chef « wagnérien » Daniel Kawka mène inlassablement, au nom de « l'émerveillement et des vibrations de l'âme », au nom aussi d'une « mission de vérité, de liberté », pour convaincre les mécènes de l'aider à donner vie à ses orchestres et festivals (dernier en date : le Festival Léman Lyriques), en est l'illustration.

Mécénat spéculatif : un oxymore ? Non, la règle

Ces mécènes sont plus que jamais capitaux pour maintenir « vivants » Beethoven et Haydn, Rachmaninov et Berlioz. Or ils sont cruellement peu présents - et en cela se distinguent de leurs aïeux qui affectaient leurs dons aussi bien à l'atelier de Caravage qu'aux partitions de Vivaldi. A quoi cet abandon est-il dû ? A l'âge des « jeunes » mécènes, adeptes - et comment leur en faire reproche ? - des tendances musicales de leur époque. A des intérêts artistiques ou ludiques contaminés par la technologie, l'immédiateté et l'impatience. Mais surtout à la nature même de l'œuvre soutenue.

En effet, à l'heure où la tyrannie de l'intérêt a travesti l'action de mécénat, que faut-il privilégier entre une œuvre « matérielle et pérenne » (tableau, sculpture) et une œuvre « immatérielle et éphémère » (concert, festival) ? La première, bien sûr. Car elle est spéculative, elle a vocation à « profiter », elle assure à son propriétaire un probable « retour sur investissement ». Il est bien plus rentable pour un mécène d'acquérir un Koons - et, comme s'y emploie astucieusement la Collection Pinault, à le prêter à des musées nationaux comme, actuellement, le MUCEM - que de financer le festival de la Roque d'Anthéron. Surtout lorsqu'il possède contenant et contenu, le premier servant de vitrine à la valorisation du second. Et oui, tout, absolument tout est intérêt.   

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