Face à la tyrannie sécuritaire, cultiver le risque

CA A DU SENS. Les débats des élections régionales sont dominés par un sujet pourtant étranger aux compétences de cette collectivité : la sécurité - preuve que le scrutin local est l'otage du grand rendez-vous national de 2022. La centralité de ce thème, qui confine à l'obsession, la crise pandémique l'a exacerbée dans les consciences des Français... et des entreprises. En filigrane, c'est la culture même du « risque », cardinale dans la stratégie darwinienne d'adaptation, qui est questionnée. Or sans risque, il n'y a pas de vie. Ni humaine ni d'entreprise.
(Crédits : Christian Hartmann)

J-24 avant le premier tour des élections régionales. Les guerres partisanes n'ont pas rendu leur verdict, comme toujours les stratégies politiciennes confisquent les plateaux TV et radios et obstruent la lisibilité des programmes et la connaissance des projets. A onze mois de l'échéance présidentielle, le scrutin régional est réduit à être un tour de chauffe, un round d'observation, manquant une nouvelle fois l'occasion de porter le débat public au niveau espéré : positionner la légitimité et le périmètre de compétences des Régions dans une organisation administrative gangrénée par le tropisme centralisateur et tentée par la stratégie de métropolisation. Certes, à la faveur de la pandémie de Covid-19, l'utilité des Régions s'est davantage affichée, et d'ailleurs, d'Auvergne-Rhône-Alpes aux Hauts-de-France, de la Nouvelle Aquitaine à l'Ile-de-France, la « prime au sortant » devrait largement s'appliquer.

Insécurité polyforme

Mais c'est sur le terrain des programmes et des déclarations des candidats que l'asservissement du scrutin régional au « grand » rendez-vous de mai 2022 est le plus spectaculaire. Trône en effet parmi les principaux sujets l'un de ceux qui concernent le moins les Régions : la sécurité. Cherchez l'erreur... La sécurité a fait irruption dans la campagne parce que la menace Rassemblement national la propulsera au premier rang du débat public dans les prochains mois. Selon un récent sondage IFOP, 70% des Français positionnent le thème parmi les plus prioritaires ; au printemps précédent, au cœur du premier confinement, ils étaient « seulement » 46%. Qui de la réalité de l'insécurité et du ressenti d'insécurité - largement colporté par certains médias, notamment les chaines d'informations en continu - dicte cette tendance ? Difficile d'y voir clair. Et après tout, peu importe. Il est un fait, en revanche indiscutable : depuis seize mois, l'effroi pandémique a plongé dans la peur et donc dans l'insécurité toute la société. Une insécurité polyforme : sanitaire, économique, sociale, financière, aussi bien pour soi qu'à l'égard de ses proches, de toute la nation et même de la planète. Le terreau des « hérauts » de la sécurité n'a sans doute jamais été aussi fertile, et c'est en conscience de ce contexte particulièrement favorable à Marine Le Pen que le chef de l'Etat a engagé un tour de vis sécuritaire.

Culture du risque en question


Sanitaire, économique, sociale, financière : cette insécurité plurielle n'épargne bien sûr pas les entreprises. Et les circonstances mettent à l'épreuve bien plus que leur sécurité : leur conception de la sécurité, leur rapport à la sécurité. Leur culture de la sécurité.
A l'insécurité factuelle - arrêt d'activité et suspension des flux commerciaux, dont ont pu résulter dans un enchaînement incoercible chute du chiffre d'affaires, chômage des salariés, trous de trésorerie, impayés, etc. -, l'Etat français a répondu par un arsenal de dispositifs (PGE, chômage partiel, aides selon les filières, etc.) qui le placent parmi les pouvoirs les plus réactifs et généreux. Si la population a confiné sa colère, ses angoisses ou ses désespoirs et fait preuve de discipline, et si les fondamentaux de l'économie n'ont pas (encore ?) sombré, c'est dû à cette stratégie. Mais d'autres dangers de sécurité ont fait leur apparition et ont profité du contexte. Certains sont palpables : c'est le cas du fléau des cyberattaques, qui a bondi depuis le début de l'année 2020 autant par le nombre que par la sophistication des méthodes criminelles. D'autres ne sont pas visibles. Ils ne sont pourtant pas moins mortifères pour l'avenir des entreprises. Le principal d'entre eux est que la culture du risque s'affaisse.

Principe de précaution, le triste exemple


Replongeons-nous quelques années en arrière. Février 2005 : le Parlement inscrit dans la constitution la Charte de l'environnement, et donc le « principe de précaution ». Celui-ci était né, quelques années plus tôt, au carrefour des droits de l'environnement et de la santé saisis par la multiplication de drames ou de menaces (sang contaminé, vache folle, OGM, etc.). Qui pouvait alors contester l'utile injonction d'« agir de façon que les effets de notre action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre » ? Personne. Mais personne ne soupçonnait alors les dégâts collatéraux de cette constitutionnalisation, qui allaient s'enflammer avec la progression complice d'un autre fléau : la judiciarisation de la société. La porte s'entrouvrait alors, imperceptiblement, vers la « peur du risque ». Et la contagion affectait tous les niveaux de la vie économique : dans les administrations, dans les entreprises de toutes tailles, chez les artisans, à l'encontre des médecins, dans les associations... Au final, dans l'ensemble des relations sociales.

« S'adapter ou périr »

L'insécurité appelle, mécaniquement, la sécurité ; or, dans un même mouvement, le risque, s'il est vécu comme une peur, appelle le rejet du risque - et non plus la maîtrise du risque. « S'adapter ou périr » : le paléoanthropologue Pascal Picq, illustrant par ce propos les principes cardinaux du Darwinisme, démontre que s'adapter est une obligation proportionnée à l'ampleur de la crise qui affecte aussi bien le citoyen que le travail, la démocratie que l'entreprise. Or cette dynamique, vitale, réclame une part de risque, elle aussi proportionnée. Après ces longs mois de tétanie, de sidération et d'effroi, après cet interminable tunnel sous lequel nous avons appris à devoir nous protéger de « tout », y compris de nos proches, après ces semaines de débat hystérique sur le « risque » des vaccins, bref depuis que chacun se trouve encellulé dans la peur du risque, comment les entreprises vont-elles cultiver ou réveiller le goût du risque ? Comment, c'est-à-dire à quel rythme, selon quelles méthodes et avec quelles garanties ?

« Faire vivre » le risque en entreprise


La « capacité de risque » d'une entreprise résulte de celle qu'elle confère à ses salariés. Plus précisément, l'entreprise engage les « bons risques » lorsqu'elle permet, stimule et encadre la prise de risque au sein du corps social. Ce qui exige - et c'est souvent là que le bât blesse - que la responsabilité du « risque qui échoue » soit équitablement partagée, et donc une culture positive et même vertueuse de l'échec. Car sinon, quel individu est assez sot pour initier un risque au profit de l'entreprise s'il se sait puni ou en disgrâce en cas d'échec ? L'approche d'une « juste » sécurité est consubstantielle de celle du « juste risque ». Et cette conception équitable et responsable du risque figure parmi les items les plus complexes à « faire vivre » au sein de la politique des ressources humaines. Laquelle, sur ce registre en particulier, découle de l'exemplarité des actes au sommet de la gouvernance décisionnelle.

Vers un nouveau « cadre du risque »

 
Parce que nos rapports intimes au risque et l'exercice politique du risque ne sortent pas indemnes de l'épreuve pandémique, il est à redouter que l'ensemble des parties prenantes de l'entreprise - dirigeants, actionnaires, salariés, fournisseurs, financiers (en premier lieu banquiers), investisseurs - appliquent une rétivité similaire. Et c'est peut-être à établir un nouveau « cadre du risque » que l'exécutif devrait s'employer en priorité. Pour que l'exigence « normale » de sécurité ne se commue pas en obsession sécuritaire. Et en lente dérive liberticide. Le combat que la démocratie doit livrer à la tentation ultrasécuritaire cultivée avec succès par l'extrême droite et la droite extrême n'a pas pour seul terrain les institutions représentatives, pour seuls belligérants le cénacle politique, et pour seul objet la délinquance ; c'est aussi dans l'entreprise qu'il doit être mené. La vie - et donc celle de l'entreprise - « est » intrinsèquement risque, il faudrait ne pas l'oublier.



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Commentaires 4
à écrit le 30/05/2021 à 12:47
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Je comprends maintenant pourquoi Mme Lepen ne demande plus la suppression de la cour Européenne des droits hommes. En fait le RN( FN) a toujours eu des mouvements annexes en France , ou le racisme , est plus prononcé que en Allemagne, en Angleterre ...

à écrit le 28/05/2021 à 14:23
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Encore un fait divers d'un déséquilibré qui poignarde une policière et de ce fait les médias de masse qui deviennent immédiatemment tribune de l'extrême droite, sous toutes ses formes, qui exige que la Loi protège les policiers ! Heu... personne ne l...

à écrit le 27/05/2021 à 12:29
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Zéro attentat, zéro "feminicide", zéro assassinat, zéro mort sur les routes, zéro maladie... zéro tout et n'importe quoi maillé au " plus jamais ça"... On peut comprendre que ces volontés "zéro" peuvent être une aide à la résilience de ceux qui sont...

à écrit le 27/05/2021 à 8:38
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C'est surtout de la tyrannie sanitaire, dont vous devriez parler, celle-ci a pris des proportions inquiétantes, ces derniers mois

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