Un Chinois à Bruxelles (3/6) : Où Yen entr'aperçoit l'armée secrète des lobbyistes

[ Série d'été - FICTION ] Yen Zhu est un jeune Chinois que son oncle Hu Zhu, dirigeant d'un fonds d'investissement, envoie au coeur des institutions européennes avec pour mission d'explorer le "centre" de l'Europe. Chaque soir, Yen Zhu écrit à son cher cousin resté en Chine, Xiao, à qui il confie ses impressions. Mais un mystérieux hacker -qui se fait appeler Alis Pink- a intercepté ses mails...
J'ai découvert que cette diplomatie privée est une vraie industrie. Elle n'est contrôlée par aucun parti, a pignon sur rue et génère des dizaines de millions d'euros de profits, juste avec du papier et des mots.

Bruxelles, le 17 juillet 2016

Cher Xiao,

Voici, en quelques mots, ce que j'ai compris de Paulson. L'homme qui m'avait envoyé vers lui disait qu'il était "un pionnier du lobbying". Pendant des années, il a gagné sa vie en allant voir des fonctionnaires et des députés pour défendre auprès d'eux les intérêts de ses clients. Il y a relativement peu d'argent à trouver ici. Leur administration brasse à peine 1% de leur richesse, quand les provinces prélèvent 35% à 45% pour le redistribuer sous une forme ou une autre. Leur commission centrale ne commandite pas de grands travaux, elle ne pratique aucune planification industrielle ou urbanistique.

L'échec des projets à l'échelle européenne

Par exemple, alors que les Français et les Allemands ont inventé le train à grande vitesse, elle n'a jamais entrepris - ni même imaginé - de construire un réseau ferroviaire pour circuler entre les grandes villes de leur continent, contrairement à ce que nos dirigeants ont fait chez nous, dans leur grande sagesse.

Il m'a raconté que les rares tentatives pour créer des infrastructures européennes, comme le système de positionnement par satellites appelé Galileo, avait été un cauchemar. Des années de retard, un budget faramineux. « Cela a été une sacrée leçon pour la Commission », m'a-t-il dit. Non seulement, il n'y a pas beaucoup d'argent, mais le peu qui reste, une fois soustraites les aides à l'agriculture, environ 90 milliards par an (90 milliards pour... plus de 1.600 milliards d'euros de PIB) est distribué par les provinces elles-mêmes qui sont immensément riches. Quant à leur banque publique, la plus grande au monde, appelée Banque européenne d'investissement, elle prête certes par dizaines de milliards - environ soixante milliards d'euros par an -, mais elle n'est qu'un guichet pour les entreprises, les provinces ou les régions, et pas du tout une « Banque de l'Union », comme le pensait oncle Zhu, qui financerait des projets décidés par la Commission centrale.

Pas d'ambition de puissance

Depuis trente ans, celle-ci concentre l'essentiel de son énergie à édicter lois, règlements et décisions pour faire fonctionner ce qu'ils appellent leur « grand marché ». Ils ne sont que 500 millions mais ils sont encore redoutablement riches, à peu près autant que nous qui sommes 1,3 milliard... autrement dit, près de trois fois plus ! Paulson et ses pareils entrent en scène en cas de conflit entre les projets des organes centraux et les intérêts des provinces et de leurs entreprises. Autant dire, assez souvent. Au lieu que les entreprises achètent les fonctionnaires, comme chez nous, elles... payent des lobbyistes pour convaincre les fonctionnaires et les députés. Les convaincre de quoi, me demanderas-tu ? Tout dépend des situations, m'a expliqué Paulson. Mais je comprends que la stratégie du centre est essentiellement défensive, ils n'ont pas d'ambition de puissance. Tous leurs efforts semblent tournés vers la préservation de ce qu'ils ont et, pour cela, ils estiment que les intérêts des entreprises doivent primer. Ce qu'ils appellent le « lobbying » est en fait une espèce de substitut à la corruption.

J'ai découvert que cette diplomatie privée est une vraie industrie. Elle n'est contrôlée par aucun parti, a pignon sur rue et génère des dizaines de millions d'euros de profits, juste avec du papier et des mots. Dix mille de ces "soldats de l'influence" figurent sur un registre établi par les organes centraux. Mais ils seraient 30.000 au total. C'est beaucoup, comparé à la taille de leur administration qui compte environ 11.000 « administrateurs », que dans leur jargon ils appellent « AD ».

Les hauts fonctionnaires (leurs mandarins) sont mal aimés

Les « AD » sont leurs mandarins, de hauts fonctionnaires venant de toutes leurs provinces, recrutés sur concours et assistés d'environ 20.000 autres membres de la commission centrale, également sélectionnés mais à des niveaux subalternes. Ici, le parti, c'est l'administration elle-même, et son programme, le projet d'unité par le marché. Mais qu'il est faible ! Quand on met tout bout à bout, leurs tribunaux, leur parlement et leurs organes centraux, on n'arrive pas à plus de 50.000 fonctionnaires, auxquels on pourrait ajouter les lobbyistes qui sont à eux ce que des mercenaires sont aux soldats. Quand je pense que notre PC compte 80 millions de membres !

Les luttes de pouvoir et d'influence au sein de l'administration sont, paraît-il, redoutables, ce qui ne te surprendra pas. De nombreux mandarins souffrent de dépression. De surcroît, ils sont mal aimés dans les provinces dont les dirigeants ne cessent de les critiquer. Or, les provinces ont ici un cénacle appelé « conseil » qui se réunit constamment, soit au niveau des ministres, soit à celui des vingt-huit barons nationaux (ils appellent alors cela un « sommet »). Aucune décision ne peut être prise sans son aval.

La fierté des Belges

Tout cela m'a été raconté hier par l'un de leurs plus éminents mandarins. Lui-même, je dois dire, n'avait pas l'air du tout déprimé. Il m'avait convié à un excellent dîner dans une brasserie « typiquement belge », m'a-t-il dit. Nous nous étions retrouvés devant le siège de leur commission, une sorte d'étoile à trois branches qui doit faire une douzaine d'étages. Avant que nous nous mettions en route, il a pointé le doigt sur le siège des provinces, juste de l'autre côté de la rue, où un nouveau bâtiment est en construction. Une étonnante structure de bois et de verre dont on devine que le centre est creux. Un cube rempli d'une bulle... « Regardez : ils s'étendent », a-t-il commenté avec un brin d'amertume. Les provinces ont désormais ici leur propre administration. Leur « rue de la loi », une sorte d'autoroute urbaine qui sépare le siège des provinces de celui de la commission centrale, s'apparente, à l'entendre, à une ligne verte.

Il m'a raconté cela alors que nous remontions lentement vers un parc aux arbres centenaires. Des gens pratiquaient le tai chi. Tout semblait si tranquille. Sous une sorte d'arc de triomphe où trônait un quadrige, pendait un immense drapeau noir, or et rouge, complètement déchiqueté. « Les belges ne mettent pas vraiment leur fierté dans leur drapeau », m'a-t-il dit. J'allais vite comprendre dans quoi d'autre : la conversation s'est poursuivie autour d'une bière locale, délicieuse mais... absolument redoutable ! Je n'en avais jamais bu d'aussi forte. Après deux verres, j'avais l'impression d'avoir avalé un pack entier de Tsingtao. Moi qui me réjouissais à l'idée de refaire le même chemin dans l'autre sens pour regagner mon hôtel à pied, je n'ai eu que la force de commander un Uber. J'en ai encore mal à la tête et m'apprête à aller au parc faire quelques exercices. Promis, je te reviens très vite, cher cousin.

Ton Yen

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