Et si l'avenir de l'intelligence artificielle se jouait au Japon ?

Aujourd'hui le Japon affronte tous les défis qui attendent le monde moderne. Les cataclysmes, la pollution, la complexité des villes, la population vieillissante, son identité. Dans ce climat d'effondrement globalisé, son approche de l'intelligence artificielle n'a rien à voir avec la course insensée qui enflamme l'Occident et la Chine.
Toyota Motor Corp présente le T-HR3 troisième génération qui sera utilisé lors des jeux Olympiques de Tokyo de 2020.
Toyota Motor Corp présente le T-HR3 troisième génération qui sera utilisé lors des jeux Olympiques de Tokyo de 2020. (Crédits : Reuters)

Il y a un vent de folie qui souffle autour de l'intelligence artificielle. Un vent de folie d'autant plus inquiétant qu'on aborde systématiquement le sujet de la mauvaise manière. Disons-nous les choses franchement : personne n'y comprend rien, tout le monde en a un peu peur, mais personne ne veut rater le coche. Une partie d'entre nous se dit « il faut en être », tandis qu'une autre l'envisage comme une nouvelle course à l'armement. Celui qui dominera l'IA dominera le monde, prédit Vladimir Poutine. C'est à la fois vrai et extrêmement déprimant. Et pas seulement parce que c'est Poutine qui l'a dit. Enfin, un peu quand même. Si l'intelligence artificielle fascine autant les régimes autoritaires que les multinationales californiennes, c'est parce qu'elle annule le politique. Dans les démocraties, en théorie tout au moins, le peuple est censé l'emporter sur la technocratie, et l'efficacité s'accorder avec les valeurs et le sens. Pourquoi ? Parce que l'avenir est un chemin collectif, pas un algorithme. Parce que s'il est facile de prévoir techniquement ce qui serait mieux pour tous, il est beaucoup plus difficile de donner du sens. Dans son livre L'Archipel français, Jérôme Fourquet explique que les sociétés se structurent sur des antagonismes. Tandis que l'intelligence artificielle les effacerait tout en absorbant la complexité.

Lire aussi : Intelligence artificielle ou superficielle ?

Il n'est pas étonnant que les champions de l'IA soient des dictatures ou ces nouveaux « États barbares » que forment les multinationales du numérique portées par des idéaux transhumanistes. Le politique est devenu aussi agaçant que décevant. Aujourd'hui, il ne sait même plus se défendre, tant il s'est éloigné de son peuple. Pourtant, tout devrait partir de la libre détermination des peuples. Dans cette crise globale de confiance, on a bizarrement oublié le Japon. Troisième puissance économique mondiale, cependant paralysée par la crise des années 1990. Le Japon qui nous a illuminés un temps, mais qui perd 10% de sa population tous les vingt ans. Le Japon qui a raté la folie d'Internet, mais qui n'a pourtant jamais cessé d'être un pays moderne, stable, et valeureux. Quoique quelque peu morbide.

À l'heure de l'algorithme trumpien et de la dictature chinoise, à l'heure du chaos orchestré par la Russie, à l'heure où les adolescents mâles du Web ont pris le pouvoir sur un monde tétanisé, à l'heure de la folie populiste qui hystérise l'Europe, à l'heure où la planète se meurt, dans ce village global insensé où l'océan ne parvient plus à cacher ses continents de plastique, où les forêts brûlent aussi vite qu'une story Instagram, on a oublié le Japon.

Pourtant le Japon a quelque chose à nous apprendre sur l'intelligence artificielle. Parce qu'il a quelque chose à nous dire sur le futur. Depuis le krach économique de 1990, le Japon a perdu dix millions d'habitants. Sur les 138 millions restants, il devrait en perdre 20 millions dans les vingt prochaines années. Le Japon est une île. Quand le 11 mars 2011, un tsunami a emporté Fukushima, le Japon a inscrit cette date dans sa mémoire collective comme un traumatisme fondateur, un avertissement ultime et identitaire. Notre Terre est à peine plus vaste que le Japon. Elle est précieuse, et nous ne sommes rien sans elle. Vue de là-haut, la Terre est une île minuscule dans l'univers. Le 11 mars 2011, nous aurions dû être tous Japonais. Premier État victime de la folie de la bombe. Premier État victime de la folie industrielle.

L'automatisation est une nécessité

Aujourd'hui le Japon affronte tous les défis qui attendent le monde moderne. Les cataclysmes, la pollution, la complexité des villes, la population vieillissante, son identité. Dans ce climat d'effondrement globalisé, son approche de l'intelligence artificielle n'a rien à voir avec la course insensée qui enflamme l'Occident et la Chine. Les robots vont-ils nous remplacer ou nous dépasser ? Va-t-on créer un jour une super intelligence ? Au Japon, l'intelligence artificielle n'est ni une tendance ni une menace. Encore moins un délire transhumaniste. L'automatisation est une nécessité. C'est un projet de société. Où l'humain est au coeur. L'IA est un outil au service d'une nation en danger, dans un monde instable.

Porté par le gouvernement nippon depuis 2017, le projet « Society 5.0 » propose une vision inclusive du futur. Une société prête pour l'IA est une société éduquée, où l'IA est transparente, où chacun à la maîtrise de ses données pour coconstruire une technologie qui fasse grandir tout le monde. Pourquoi ? Parce que depuis le 11 mars 2011, les Japonais ont compris qu'ils étaient fragiles. Qu'ils pouvaient disparaître. Mais qu'ils avaient encore pour eux ce lien insubmersible qui les fait si différents. Si petits, si fragiles, et si inspirants à la fois.

Au Japon, personne n'a peur des robots. Personne n'écrit de thèse pour expliquer que les robots vont voler nos emplois. Au Japon, il y a 1,5 poste vacant pour chaque demandeur d'emploi. La population est vieillissante. Les vieux sont plus sujets au diabète, et le diabète provoque des amputations. Donc on a besoin de prothèses. On a besoin de transformer les personnes âgées et les handicapés en cyborgs. On a besoin de voitures autonomes parce que les plus de 75 ans, qui sont très nombreux, ont deux fois plus d'accidents que les autres.

Et puis il y a la désertification de certains territoires, qui pose tout un tas de défis. Qui fait de la technologie une extension de l'humain plutôt qu'un remplacement.

Quand Amazon s'amuse à envoyer des drones à la place des facteurs, Rakuten utilise des drones parce qu'ils répondent à un vrai manque. Relier par les airs des zones isolées. Et quand le pays est laminé par les cataclysmes, comme le nôtre le sera demain, les drones deviennent des anges qui sauvent des vies, qui rendent le pays plus unifié. Au Japon, les robots participent à la cohésion du pays.

Quand les transhumanistes rêvent de défier la mort en investissant des milliards dans une intelligence artificielle surpassant l'humain, le Japon travaille une autre voie. Plus pragmatique. Plus humaniste. Elle essaie d'abord de voir comment l'IA peut l'aider à régler des problèmes complexes comme la pollution, la mobilité en ville ou la prévention des risques. Comment elle peut permettre aux plus âgés à se sentir moins seuls. Comment elle peut aider les ouvriers et agriculteurs âgés à travailler avec moins de souffrances physiques.

La technologie au service de l'inclusion

Lors d'une visite à Tokyo, un entrepreneur chinois émigré au Japon m'a dit que les handicapés seraient les prochains cyborgs. Autrement dit que la clé du futur serait la résilience. Que la technologie était là pour nous rendre plus forts, moins isolés. Que la société de demain ne se construirait pas qu'avec des jeunes sur-diplômés et en bonne santé, mais avec tout le monde : les personnes âgées, les estropiés, les victimes des cataclysmes à venir. Que la technologie était un outil au service de l'harmonie et de l'inclusion.

Au Japon, l'harmonie est un vrai concept fondateur. Il est certes un peu oppressant, parce qu'il a tendance à gommer l'individualité. Mais il est aussi un moteur profond de stabilité. En Occident, notre rapport aux robots est assez similaire à notre rapport aux migrants. On craint le grand remplacement. Au lieu de voir comment ces talents étrangers peuvent nous rendre plus forts. Sans doute par manque de foi dans ce que nous sommes et dans ce qui nous fonde. Il existe des tas d'histoires positives sur les migrants, notamment dans des villages complètement désertés où ils ramènent de la vie et du lien. De l'empathie. De l'histoire.

Au Japon, le robot n'est pas une menace. Ni un remplaçant. Il est un facteur liant. Il comble les vides d'une société solide sur ses bases, parce que coincée sur son île, mais de plus en plus éparpillée. Il est un facteur d'émancipation, parce qu'il compense aussi les manques sociaux.

Par ailleurs, il est intéressant de voir l'influence de la religion japonaise sur le rapport au robot. Dans le shintoïsme, il n'y a pas qu'un dieu, il n'y a même pas de panthéon de quelques dieux, comme dans la Grèce Antique. Au Japon, il y a 8 millions de divinités. Autrement dit, tellement plus que ce qu'un esprit humain est capable de dénombrer. L'homme n'a pas cette dualité coupable face à la pureté de son dieu, c'est-à-dire face à la froideur du monde matériel. Les dieux sont des passerelles, ou des outils, avant d'être des rois. Au Japon, on peut saluer un avion comme on salue un esprit. Il y a des dieux avions, comme il y a des dieux arbres. L'âme s'incarne dans l'objet, comme si celui-ci était une extension de l'humain. Chaque chose a un esprit, à partir du moment où vous le décidez.

Le robot est un allié du monde moderne

Au Japon, le robot n'est pas vu comme un ennemi, mais comme un allié. Comme l'arbre est un allié dans le monde complexe de la nature, le robot est un allié du monde moderne. Le projet « Society 5.0 » est un vrai projet de société. Une société « prête pour l'intelligence artificielle », mais qui met l'humain aux commandes. Une société qui place la bienveillance, la transparence, la protection des données personnelles et surtout l'éducation de tous, au centre de l'effort technologique. Les documents officiels japonais que j'ai pu consulter ne parlent pas de l'IA comme d'une arme géostratégique. Ils parlent d'abord d'appropriation par chacun, de construction commune, de valeurs et de cohésion sociale avant de parler d'investissement, de startup nation et de licornes. Le Japon a cette modernité-là. Il a raté la vague « Silicon Valley », mais il a compris un enjeu essentiel pour le futur : il est vulnérable, comme nous le sommes tous sur cette planète fragile. Dans cette perspective, il n'y a pas d'avenir viable sans vivre ensemble ni inclusion.

Le Japon ne peut y arriver seul. Le gouvernement prévoyait de former 250 000 personnes à l'intelligence artificielle d'ici à 2020 et il est très loin de ses objectifs. Il a besoin de cerveaux étrangers. À Tokyo, la gouverneure, qui est également une militante féministe, a lancé un ambitieux programme d'accueil pour les entrepreneurs internationaux. Les défis sont là, les géants industriels sont prêts à collaborer, les ingénieurs japonais font partie des plus fiables de la planète, les Japonais sont les gens les plus gentils et les plus passionnants du monde. Ils appellent à l'aide pour la première fois.

Il faut aider le Japon et profiter de cette fenêtre ouverte. Parce que c'est un marché stable et vigoureux. Parce qu'il y a de l'argent et de la sagesse. Mais surtout parce que c'est une des rares puissances internationales à envisager le futur avec des valeurs humanistes. C'est un îlot de stabilité et d'inspiration en Asie et un allié de l'Europe depuis des décennies. C'est un pays profondément technologique et futuriste que nous avons trop longtemps considéré comme une sorte de bizarrerie vaguement attachante. Mais impénétrable. Aujourd'hui, le Japon a besoin de nous. Et pour les meilleures raisons du monde. Se tourner vers le Japon, c'est investir dans une intelligence artificielle humaniste et utile, c'est investir dans un futur plus humain.

Benoît Raphaël est expert en innovation digitale et média, journaliste, blogueur et entrepreneur, il est aujourd'hui « éleveur de robots ». Il a été à l'origine de nombreux médias innovants et à succès sur Internet : Le Post.fr (groupe Le Monde), Le Plus de L'Obs, Le Lab d'Europe 1. En 2017, il lance Flint, une expérience collaborative entre humains et robots. Flint est une newsletter ultra-personnalisée confectionnée grâce à l'intelligence artificielle. Son objectif : nous sortir de la bulle dans laquelle nous enferment nos habitudes, les algorithmes des réseaux sociaux et des moteurs de recherche, et nous aider ainsi à reprendre le contrôle de notre information [extrait de benoitraphael.com].

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 6
à écrit le 29/05/2020 à 10:55
Signaler
Contrairement à ce que l'on pourrait penser, le Japon est le pays du soleil couchant comme du soleil levant.On y trouve une certaine simultanéité.Mohwali Awamar.

à écrit le 22/10/2019 à 21:43
Signaler
Pour faire face à des choix dogmatiques sociétaux ayant conduit par un culte du travail sacralisé à une forte baisse de la démographie et une forte hausse du vieillissement, non compensé par une immigration non désirée, le Japon est confronté à un ma...

à écrit le 08/10/2019 à 18:30
Signaler
Le bonheur de vivre dans une île protégée de tout, restée très traditionnelle avec même le roi que nous avons perdu, pas d'immigration de riches ou de pauvres pour changer cette magnifique culture. Nous c'était il y a 67 ans la fin de notre ère.

à écrit le 08/10/2019 à 17:45
Signaler
Artificielle ou naturelle il s'agit dans les deux cas d'intelligence. En vérité la Nature rattrape l'Homme et le contraint a l'unisson.Mohwali Awamar.

à écrit le 08/10/2019 à 10:26
Signaler
En matiere de robot abouti, il semblerait que le MIT a une grande avance.

à écrit le 08/10/2019 à 9:11
Signaler
Ce n'est pas étonnant, leur rapport à la technologie est bien plus apaisé, bien mieux pensé à long terme que le notre campé sur l'avidité du secteur marchand et donc faussé dès le départ. Eux y voient une avancée majeur de la recherche scientifiq...

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.