À Washington, l'empire Facebook contre tous

REPORTAGE. Facebook DC, le bureau de Washington, n'a plus la cote sur la plaine du Capitole. Le « pays le plus peuplé de la planète » a perdu la confiance du monde politique et de l'opinion. Mais reste un lobby puissant au Congrès face à la régulation qui se prépare, réclamée par Mark Zuckerberg lui-même.
Si Facebook est aujourd'hui bousculé
Si Facebook est aujourd'hui bousculé (Crédits : iStock)

Nul ne pourrait deviner qu'à moins de dix minutes de la Maison-Blanche et autant de la plaine du Congrès se cachent les nouveaux bureaux de Facebook à Washington DC, ville où plus du quart des travailleurs est employé par le gouvernement. Niché sur la 7e rue, l'immeuble blanc était autrefois un fleuron de l'innovation commerciale avec le grand magasin de la chaîne Hecht's en 1925 et son tout premier ascenseur sur six étages.

« Génie du business », « sens de l'audace », « des marques nationales ! »... la presse et la classe politique en faisaient l'éloge, en ce temps-là. C'est aussi là que s'est joué le combat pour les libertés civiques des Afro-Américains, avec l'activiste Mary Church Terell. Un siècle plus tard, c'est aujourd'hui un géant de la communication de 2,5 milliards d'usagers, critiqué de toutes parts, y compris par des d'élus qui demandent son « démantèlement », accusé de « détruire les démocraties », qui occupe, discrètement, le Terell Place. « Ils n'ont pas envie que l'on sache qu'ils sont ici », souffle-t-on dans ce quartier cossu des monuments à la gloire de l'Amérique. Désormais, pour la 5e capitalisation boursière (551 milliards de dollars en avril 2019), s'afficher dans la capitale n'est pas du tout à l'ordre du jour.

Discret, mais pas absent. Arrivé à Washington en 2007, trois ans après sa création, Facebook s'est relocalisé dans le très central Penn Quarter début 2018, sans fanfares, pour « tripler sa surface », croient savoir plusieurs médias immobiliers. Au pays des réussites entrepreneuriales, Facebook, qui capte pourtant 22% du marché mondial de la publicité en ligne avec un chiffre d'affaires de 55,8 milliards en 2018, a chuté du piédestal. Les médias américains relaient failles de sécurité, fuites de données, contenus haineux, - quand ils ne sont pas en direct comme à Christchurch -, fake news, pratiques anticoncurrentielles et dessous de table en Europe pour le RGPD... Depuis l'audition au Congrès de ses dirigeants il y a un an et le scandale Cambridge Analytica, les observateurs, comme l'ancien mentor de Zuckerberg, Roger McNamee, glosent sur la gouvernance « autocratique », le « capitalisme de surveillance ». Bienvenue dans le House of Cards de l'Internet avec, dans le rôle d'un chef esseulé mais qui garde le pouvoir, tel le stratège président Underwood de la série, Mark Zuckerberg, depuis la Silicon Valley.

« Les amis de Facebook aujourd'hui sont rares, à Washington, à Paris, en Europe. Facebook est le pays le plus peuplé de la planète mais le problème est qu'il n'a plus la confiance de personne. Elle s'est érodée parmi les chercheurs et experts qui les soutenaient autrefois. Ici, on ne veut plus entendre leur point de vue ou accepter leurs réunions sur la vie privée ; c'est perçu comme une perte de temps », confie à La Tribune cet ex-salarié qui a occupé un poste à responsabilités plusieurs années pour la firme et qui connaît les objectifs de la marque dans la capitale américaine.

Si, avec ses auditions au Congrès, Facebook fait face à de nouveaux murs, il n'en a pas toujours été ainsi dans la ville de la côte Est. Il fut un temps où le réseau social convolait avec des vingtaines d'élus, députés et sénateurs, comme l'attestent les photos postées par l'entreprise, entre 2011 et 2014, sur sa page « Facebook Washington DC ». On y voit Républicains et Démocrates, tout sourire, venir soutenir la marque lors d'évènements ou roadshows de présentation destinés à vendre les services de géolocalisation auprès des PME et TPE américaines. « Un grand merci au membre du Congrès R. Neal et à son équipe... », dit l'une d'elles où l'on voit l'élu devant un kakémono siglé et avec le slogan : « Tell your friends you're here » (Dites à vos amis que vous êtes là).

Le "mur" le plus controversé d'Amérique

Mike Pompeo, ex-député et directeur de la CIA aujourd'hui secrétaire d'État, Nancy Pelosi, actuelle chef des Démocrates, Chaka Fattah, un député condamné plus tard pour corruption, Marco Rubio, candidat aux primaires remportées par Donald Trump... Tous ont volontiers participé ou signé « le mur Facebook » dans les anciens bureaux de DC « après avoir rencontré notre équipe responsable de la politique publique », racontent en légende les photos du réseau social. D'autres ont partagé candidement, en tant que « membres de la communauté Facebook, ce qu'ils feraient s'ils pouvaient se connecter à 1 milliard de personnes partout dans le monde ». John Boehner, l'ancien chef de la majorité républicaine sous Obama, répondra : « Utilisé de manière responsable, un outil sans précédent pour échanger du savoir et la vérité sur notre monde. » Nous sommes en 2012, bien avant le tsunami des datas.

Sept ans plus tard, ces élus montreraient-ils le même entrain à afficher leur soutien à la firme de Mark Zuckerberg ? Sur la cinquantaine contactée, seuls deux membres du Congrès ont répondu à nos sollicitations : « Je me souviens avoir été invité au bureau Facebook DC pour une visite et rencontrer des gens là-bas. On m'a demandé de signer le mur. Visiblement, les salariés voulaient faire la promotion du lieu et je ne crois pas avoir abordé alors de sujets politiques. Signer le mur était quelque chose de cool, de techno à faire, » répond à La Tribune un ancien député républicain qui souhaite rester anonyme, dans ce silence assourdissant qui entoure Facebook à Washington. Et aujourd'hui ? Le changement de ton est sans appel :

« Je ne ferai pas de visite, pas de signature de mur », admet-il, « considérant que Facebook rencontre des problèmes sérieux en matière de sécurité des données et de protection de la vie privée ».

De son côté, à la même question, Bill Johnson, l'actuel député républicain de l'Ohio raconte : « Oui, je m'en souviens vaguement... mais je ne peux me rappeler précisément de l'événement. Il s'agissait d'une visite informelle, d'un briefing. Il n'était alors pas question de signer une disposition politique ou une quelconque pratique ; c'était une simple preuve que nous y étions. Je le ferai à nouveau aujourd'hui, oui. » Et de préciser : « Mais j'aurais besoin de connaître le but de la visite. Tant d'Américains disposent de comptes Facebook, cela fait partie de mon travail de supervision attendu par les électeurs de ma circonscription sur Twitter, Google et Facebook. » Il justifie son geste :

« Être dans leurs locaux ne veut pas dire que je soutiens. J'ai questionné Mark Zuckerberg à de nombreuses reprises lors d'auditions. Nous attendons d'eux qu'ils suivent la loi car ils ne sont pas seulement une entreprise tech mais de distribution de contenus médias. En ce sens, ils doivent se réguler eux-mêmes, notamment sur la question du biais politique. Mais en aucun cas il ne faut les réguler. L'innovation de ce pays, tel Internet, a pu décoller parce que le gouvernement fédéral n'en était pas capable. »

Autre coup dur, c'est la nouvelle star de 29 ans, la démocrate Alexandria Ocasio-Cortez qui annonce fermer son compte personnel, - mais pas le professionnel. Il est de bon ton de se désolidariser quand l'opinion publique américaine a, elle, totalement basculé. 60% des Américains affirment aujourd'hui ne pas avoir confiance en Facebook pour protéger leurs données (NBC News/ Wall Street Journal), contre 42% en 2010 (MarketingProf Research). Pire, 75% croient que « l'organisation tout entière ment aux consommateurs » sur leur gestion (Threatpost).

Du coup, les méthodes de lobbying ont radicalement changé : « C'est totalement surprenant : ils font aujourd'hui plus de lobbying, avec moins de personnes à l'extérieur », raconte l'ancien manager qui tient à rester anonyme pour éviter tout conflit.

« Ils ont d'abord eu des centaines de personnes à l'extérieur pour gérer leurs relations avec les gouvernements. Aujourd'hui, leurs représentants et avocats sont confinés en interne, travaillant à trouver des solutions et à élaborer des régulations qui leur seront favorables ». Sollicité pour comprendre cette évolution, Facebook ne fera aucune réponse.

Rares sont ceux qui savent ce qui se trame derrière les fenêtres du bâtiment et la visite pour la presse restera lettre morte.

L'armée de généraux de lobbying

Contrairement à ses autres bureaux, le groupe, qui emploie plus de 37.700 personnes dans 130 pays, a pris son temps pour communiquer sur sa nouvelle adresse. De 150 employés en 2018, en un an, l'entreprise a doublé ses effectifs et en annonce 350 à Washington. Là-bas, on y recrute principalement des affaires publiques « droits de l'homme », du juridique ou de la communication, puis les ingénieurs blockchain.

Sur la plaine du Capitole, ses dernières recrues ne passent pas inaperçues. Et pour cause. Elles concernent presque toutes des ex-avocats, des ex-directeurs des relations publiques autrefois employés par le gouvernement. En point d'orgue, fin 2018, le débauchage de Nick Clegg, l'ancien vice-premier ministre du Royaume-Uni, choisi au poste de responsable des affaires internationales. Dans le petit monde politico-business local, on ne s'étonne plus de ces prises washingtoniennes, tel Joshua Althouse, l'ancien chef de cabinet de l'ancien président de la Chambre des représentants Paul Ryan, aujourd'hui Policy Manager pour Facebook, raconte le site Gizmodo. Des dizaines d'élus voient leurs plus proches conseillers aller gérer les affaires de WhatsApp, Instagram, Messenger, Oculus. On débauche aussi chez les poids lourds de l'activisme tels la Electronic Frontier Foundation et l'Open Technology Institute.

Mais l'award de l'embauche revient à Melinda Claybaugh, une ancienne avocate spécialisée dans la défense des données personnelles au niveau international au sein de la FTC (la Federal Trade Commission) - institution qui, depuis 2011, traque Facebook et doit lui imposer des amendes... - la même bombardée en novembre dernier Privacy Policy Director du géant. Pendant ce temps, on recueille le nombre de plaintes reçues par la FTC sur de potentielles violations de la vie privée depuis 2012 : 26000, dont 8.391 plaintes l'an passé, d'après le rapport du Electronic Privacy Information Center, un autre organe indépendant et « non-profit ».

Tout ce petit monde coûte un « pognon de dingue ». À Washington, un Public Policy Manager est payé entre 121K et 145K dollars annuels, d'après le site Glassdoor. C'est presque autant qu'un ingénieur informatique à D.C (126.770 dollars en moyenne) selon les chiffres du Bureau of Labor de 2018. Cela reste inférieur à un membre du Congrès américain payé, lui, 174.000 dollars annuels, plus des bénéfices.

Comme les autres géants de la Tech, Facebook ne lésine pas sur les moyens en matière de lobbying. En 2018, le réseau déclarait 12,6 millions de dollars pour sa réputation outre-Atlantique, soit 3,5 fois plus qu'à Bruxelles, selon la Lettre A (et contre 11,5 millions en 2017), derrière Google (21,2 millions) et Amazon (14 millions). À ce prix-là, dans les queues des Starbucks sur les artères de la ville, on est rassuré sur les opportunités d'embauche, que l'on soit fonctionnaire ou lobbyiste.

Reste que cette nouvelle armée de généraux ne suffit pas à retisser le lien rompu de la communication. Trois semaines après la tribune de Mark Zuckerberg pour « réguler Internet » - froidement accueillie par les think tanks locaux -, Facebook va ainsi jusqu'à annoncer lui-même l'amende qu'il s'attend à recevoir de la part de la FTC ; « entre 3 et 5 milliards de dollars », chiffraient ses comptables lors de la publication des résultats fin avril.

Même Donald Trump, en professionnel de la communication, se montre particulièrement distant avec Facebook. Mi-avril, il reçoit volontiers dans le Bureau ovale Jack Dorsey de Twitter, réseau sur lequel il donne son tempo, mais rouspète toujours sur le biais prétendument anti-conservateur du géant, et ce alors qu'il a lui-même déboursé 44 millions de dollars au total pour sa campagne en 2016 sur le site, d'après BuzzFeed.

Une méfiance envers l'Etat

En outre, s'ils se sont raréfiés, les soutiens de Facebook existent encore parmi les marques qui continuent d'adouber ses « stories » avec des revenus publicitaires en hausse de 38% en 2018 sur un an. La part du politique y reste mineure, avec, en 2016, seulement 15% de revenus issus des annonces de partis.

D'ailleurs, la méfiance envers Facebook ne pèsera jamais autant que celle envers l'État, inhérente et culturelle aux États-Unis :

« Les institutions sont bien pires et incapables de protéger ou d'uniformiser nos données personnelles ; il n'y a qu'à voir le nombre d'attaques subies par l'IRS (le fisc américain) sur des milliers d'informations hautement privées. Je crois plutôt que l'État a beaucoup à apprendre des Google et Facebook », s'indigne Pete Sepp, président de la National Taxpayers Union, une association de défense des contribuables importante aux États-Unis.

« Le Congrès perd patience, oui, mais dans une économie de marché, l'auto-régulation est possible », surenchérit aussi le député Bill Johnson.

Michel Adams, du puissant think tank Heritage, indique discuter encore avec Facebook au sujet de la taxe Gafa, votée par la France et en discussion à l'OCDE, car jugée « très discriminante ». « Mark commet un suicide s'il régule avec le gouvernement », prophétise George Gilder, auteur du livre d'anticipation La Vie après Google.

« Facebook s'agite dans tous les sens pour essayer de se défendre face aux politiciens qui tentent doucement de l'étrangler avec l'impossible exigence de contrôler des milliards de publications chaque jour. À l'époque, vous n'auriez pu avoir un système téléphonique si les telcos avaient été rendus responsables des communications des utilisateurs. Internet n'aurait jamais réussi si les fournisseurs avaient été responsables des contenus. »

Au tour de Facebook de bâtir un empire durable, le tout à l'ère de la transparence.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 1
à écrit le 16/05/2019 à 10:33
Signaler
Bref ça y est MZ fait partie de l'Etat profond américain... :-)

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.