Taxation du numérique et sanctions américaines : Bruno Le Maire fait diversion

Par Sylvain Rolland  |   |  1725  mots
La taxe sur le numérique est-elle en danger à l'OCDE comme le sous-entend Bruno Le Maire ? Le timing de ses déclarations -à quelques heures de la confirmation de sanctions américaines contre la France-, le silence de l'OCDE et l'absence de confirmation de l'administration américaine, indiquent qu'il faut prendre, du moins pour l'instant, ses affirmations avec prudence. (Crédits : GONZALO FUENTES)
Juste avant que Washington annonce des sanctions commerciales contre des fromages et produits cosmétiques en représailles à la "taxe Gafa" française, Bruno Le Maire a accusé les Etats-Unis de faire "machine arrière" à l'OCDE, menaçant l'accord international prévu pour 2020 sur la fiscalité du numérique. Une tactique de diversion pour masquer un échec politique ?

La partie de poker menteur continue entre la France et les Etats-Unis sur la taxation du numérique. Lundi 2 décembre, le ministre de l'Economie et des Finances, Bruno Le Maire, a laissé entendre que les Etats-Unis ne voudraient plus d'un accord international sur la taxation des géants du numérique. Dans des propos relayés par l'AFP, il accuse les Etats-Unis de "faire machine arrière" dans la négociation en cours dans le cadre de l'OCDE. "Après avoir réclamé une solution internationale à l'OCDE, [Washington] n'est pas sûr d'en vouloir", a-t-il ajouté juste avant que les Etats-Unis dévoilent des mesures de rétorsion commerciale à l'encontre d'une liste de produits français, dont des vins, des fromages et des produits cosmétiques.

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Quel crédit apporter aux déclarations du ministre français ? Si les Etats-Unis n'ont réellement plus l'intention de coopérer dans le cadre de l'OCDE pour trouver une solution internationale à la problématique de la réduction de l'assiette fiscale des Etats sous l'effet du numérique, les chances d'un accord international en juin 2020, en vue d'une ratification en novembre 2020, comme cela est prévu depuis le G20 de mi-octobre, qui s'était tenu à Washington, seraient sérieusement compromises.

Mais pour l'heure, les propos explosifs de Bruno Le Maire n'ont pas été confirmés par l'administration américaine. Contacté par La Tribune, l'OCDE se refuse à tout commentaire officiel, mais souligne néanmoins que le calendrier en vue d'un accord politique en 2020 entre 134 pays -dont les Etats-Unis- n'a pas changé, et que les Etats-Unis n'ont pas modifié officiellement leur position. Une nouvelle consultation publique est toujours prévue le 9 décembre, suivie la semaine d'après par une réunion du groupe de travail sur la réforme. Un groupe co-présidé par ailleurs par la France et les Etats-Unis... Suite à ces travaux, le Beps -qui comprend les 134 pays engagés sur le projet- se réunira en janvier 2020, et pourra soit annoncer directement un accord politique, soit le reporter à sa prochaine réunion de juin 2020, qui marque la date butoir pour que le projet soit adopté en novembre 2020.

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Les Etats-Unis ont-ils vraiment intérêt à faire "machine arrière" à l'OCDE ?

Le timing de l'annonce de Bruno Le Maire -à quelques heures de la confirmation des sanctions américaines contre la France-, le silence de l'OCDE et l'absence de confirmation de l'administration américaine, indiquent qu'il faut prendre, du moins pour l'instant, les affirmations de Bruno Le Maire avec prudence.

Les Etats-Unis ont-ils intérêt à saboter les négociations de l'OCDE ? A priori, non. Les contours du futur accord, dévoilés en octobre en marge du G20 de Washington, sont plutôt en phase avec les positions américaines. Plutôt que de taxer l'activité numérique des entreprises sur la base du chiffre d'affaires comme le prévoit la loi française votée cette année, l'OCDE penche plutôt sur une taxation des surprofits, en fonction de la "présence active" des entreprises, c'est-à-dire en prenant en compte sa base d'utilisateurs/clients dans chaque pays.

De plus, saboter l'accord international serait un virage à 360 degrés de la part de Donald Trump. Après avoir bloqué depuis 2011 toute initiative pour réformer la fiscalité internationale, justement pour protéger ses fameux géants du Net et notamment les Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon), les Etats-Unis sont rentrés dans le rang en janvier 2019. Avec deux objectifs : peser sur la décision finale -et donc, protéger au mieux les entreprises américaines à l'international tout en récupérant aussi des recettes fiscales- et éviter une multiplication des taxes "à la française". En marge du forum économique de Davos, début janvier, Washington avait donc annoncé son intention de coopérer pleinement dans le cadre de l'OCDE, et il a réitéré cette promesse de nombreuses fois depuis.

Comme attendu, les Etats-Unis ont été très influents pour définir les contours du futur accord international. En mars, lorsque l'OCDE a révélé ses pistes de travail, le document d'une centaine de pages reprenait une grande partie des propositions américaines publiées quelques semaines auparavant et, surtout, écartait d'emblée la méthode promue par la France, à savoir la taxation sur la base du chiffre d'affaires. Une première et grande victoire politique pour les Etats-Unis, suffisamment dissuasive pour que certains pays (Espagne, Royaume-Uni...) abandonnent ou sortent de leur calendrier leur propre projet de taxe. La France, elle, n'a pas cédé et a voté au printemps sa propre "taxe Gafa", applicable dès cette année. Mais elle s'est engagée dès le début à la supprimer quand l'accord international entrera en vigueur. Irrité, Donald Trump a alors menacé Paris d'une guerre commerciale, ce qui lui a permis d'obtenir, au G7 de Biarritz en août, une nouvelle victoire politique : la France s'est engagée à rembourser un éventuel trop perçu si la solution internationale se révélait plus avantageuse pour les Gafa que la taxe française.

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Tactique de diversion de Bruno Le Maire pour masquer un échec politique ?

Pourquoi, alors, Bruno Le Maire se risque-t-il à répandre l'idée que les Etats-Unis voudraient faire "machine arrière" à l'OCDE car ils ne voudraient plus d'un accord international ?

"Cette annonce peut se lire dans le contexte des relations bilatérales tendues entre les deux pays en ce moment, pour détourner l'attention des sanctions américaines", indique prudemment une source.

Effectivement, suite à l'adoption de la "taxe Gafa" cet été, l'administration Trump a mené une enquête au titre de l'article 301 de la loi commerciale américaine, pour évaluer l'impact de la taxe française sur les entreprises américaines. Bob Lighthizer, le représentant du président pour les affaires commerciales (USTR), avait déjà prévenu la semaine dernière que des sanctions commerciales étaient sur la table. Les voilà confirmées : l'USTR a établi une liste de nombreux produits français - fromages dont le roquefort, yaourts, vin pétillant, savons, maquillages, sacs à main...- qui pourraient faire l'objet de droits de douane additionnels jusqu'à 100%, si la proposition est confirmée par Donal Trump dans les semaines à venir.

Or, la France espérait bien, après le G7 de Biarritz en août dernier, avoir réussi à éloigner tout risque de sanctions. Dans l'impossibilité d'accéder à la requête de Donald Trump d'abandonner la "taxe Gafa" -déjà votée et trop populaire dans l'opinion publique-, la France avait cédé sur le reste, acceptant notamment de rembourser un éventuel "trop perçu" si la taxe de l'OCDE se révélait moins contraignante. Raté : dans la conférence de presse de fin de G7, Donald Trump avait botté en touche, refusant de confirmer la levée de la menace. Cela n'avait pas empêché Bruno Le Maire et Emmanuel Macron de se réjouir d'un "très bon accord", le premier se félicitant même que "la menace s'éloigne".

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L'annonce des sanctions américaines est donc un échec politique cuisant pour la France. Dans ce contexte, présenter les Etats-Unis comme réfractaires à toute idée de taxe sur le numérique -malgré leur engagement à avancer avec l'OCDE- permet à la France d'éviter de justifier de n'avoir pas abandonné sa propre taxe, et donc de se donner l'image de victime des blocages américains. "Mon message va être clair: nous n'abandonnerons jamais, jamais, jamais, cette volonté juste de taxer les géants du numérique", a ainsi martelé Bruno Le Maire.

Quand on y regarde de plus près, la "taxe Gafa" française, critiquée par de nombreux experts économiques de gauche comme de droite, est un succès de politique intérieure -elle est massivement soutenue par l'opinion- réalisé au prix d'une série de revers diplomatiques. En 2017, Bruno Le Maire clamait haut et fort vouloir imposer une taxe sur le chiffre d'affaires au niveau européen, qu'il présentait comme la seule échelle d'action pertinente. En 2018, face au blocage de l'Allemagne et des pays nordiques, il avait revu ses ambitions à la baisse et misait sur une taxe franco-allemande. En 2019, la France a fini par voter seule sa taxe, entraînant des tensions avec les Etats-Unis, et sa méthode pour taxer les entreprises numériques n'a pas été retenue par l'OCDE.

Thierry Breton vole au secours de Bruno Le Maire

Même si Bruno Le Maire tente de minimiser son échec politique, les Etats-Unis, pour des raisons de politique intérieure en vue des élections présidentielles de 2020, pourraient également avoir changé de tactique vis-à-vis de la taxe de l'OCDE. C'est ce qu'a suggéré Thierry Breton, nouveau commissaire européen au marché unique et au numérique. Abondant les propos de Bruno Le Maire, le Français est allé encore plus loin en laissant entendre que le secrétaire américain au Trésor, Steven Mnuchin, pourrait annoncer le retrait des Etats-Unis des négociations de l'OCDE.

"J'ai cru comprendre que nous allions avoir une réponse sans doute de M. Mnuchin dans la journée nous indiquant que finalement ça ne tenait pas", a-t-il affirmé sur BFM Business. Mais lorsque les Etats-Unis ont annoncé les sanctions contre la France, ils n'ont absolument pas mentionné l'OCDE ni remis en question leur implication dans la réforme en cours de la fiscalité internationale.

Thierry Breton a aussi brandi la menace d'une taxe européenne si les Etats-Unis sortaient du processus de l'OCDE. "Si jamais ça ne tient pas, on va regarder le sujet au niveau européen", a-t-il déclaré. Mais l'idée d'une taxe européenne sur les géants du numérique, qui nécessite l'unanimité des membres, avait échoué il y a un an, se heurtant à l'opposition farouche de l'Irlande, qui héberge les sièges sociaux européens de plusieurs Gafa, ainsi que du Luxembourg, de Malte, de l'Allemagne et des pays nordiques.