Taxer les Gafa, une galère partout dans le monde

Par Anaïs Cherif  |   |  1323  mots
Faute d'accord européen, la France va présenter un projet de loi d'ici fin février pour taxer toutes les entreprises tech dont le chiffre d'affaires dépasse les 750 millions d'euros au niveau mondial et les 25 millions d'euros en France. (Crédits : Rémi Benoit)
À l'image de la France, qui souhaite faire cavalier seul pour taxer les géants du numérique faute d'accord européen, les initiatives nationales se multiplient. Tour d'horizon des différents projets de lois des pays européens.

Alors qu'une réforme européenne a été repoussée au plus tôt en 2021, chacun y va de son initiative pour taxer les géants du numérique. Pro-active sur le sujet, la France fait figure de chef de file. Bruno Le Maire, ministre de l'Économie et des Finances, a confirmé le 20 janvier vouloir présenter un projet de loi d'ici fin février. Le texte devrait être applicable courant 2019 à toutes les entreprises tech dont le chiffre d'affaires dépasse les 750 millions d'euros au niveau mondial et les 25 millions d'euros en France. Le taux « sera modulé en fonction du chiffre d'affaires, avec un maximum de 5 % », a précisé le week-end dernier Bruno Le Maire. Selon le gouvernement, cette taxe à destination des Gafam (acronyme désignant Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) devrait rapporter environ 500 millions d'euros à la France.

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Au Royaume-Uni, une taxe mais uniquement pour les géants rentables

En instance de divorce avec l'Union européenne, le Royaume-Uni a aussi décidé de faire cavalier seul. Le Trésor britannique a annoncé fin octobre vouloir instaurer une taxe sur les revenus des géants du numérique, pour une entrée en vigueur en avril 2020. Petite subtilité : contrairement à la taxe française qui se base uniquement sur le chiffre d'affaires même si l'entreprise ne dégage pas de bénéfices, la taxe britannique ne s'appliquerait qu'aux sociétés rentables. Le taux choisi est de 2% sur le chiffre d'affaires généré par les utilisateurs britanniques. Le gouvernement espère en tirer au moins 400 millions de livres (450 millions d'euros) par an.

« (Cette taxe) sera soigneusement conçue pour s'assurer que ce sont les géants bien établis de la tech - plutôt que nos startups - qui supporteront le fardeau de cette nouvelle taxe », affirmait alors dans un tweet le Trésor britannique.

Effectivement, si Google, Apple ou Facebook n'ont pas de problème de rentabilité, les places de marché qui jouent les intermédiaires entre l'offre et à la demande, type Amazon, peuvent dégager un énorme volume de chiffre d'affaires, sans forcément être bénéficiaire puisque les marges sont faibles dans le secteur de la grande distribution. Le géant du e-commerce a d'ailleurs longtemps été dans le rouge.

Le projet espagnol probablement retoqué, l'Autriche au garde-à-vous

De son côté, le gouvernement espagnol du socialiste Pedro Sanchez a adopté le 18 janvier un projet de loi pour créer une taxe de 3% sur les revenus générés par les grandes entreprises de la tech dont le chiffre d'affaires est supérieur à 750 millions d'euros au niveau mondial et à trois millions d'euros en Espagne. Mais il n'est pas certain que ce projet aboutisse, le gouvernement espagnol n'ayant pas la majorité au parlement.

Dans le même esprit, l'Autriche a décidé de mettre la pression sur l'UE en instaurant une taxe nationale, faute d'accord européen en mars prochain. Début janvier, Vienne s'est dit "être prêt" à instaurer une taxe de 3% sur les revenus publicitaires des géants de l'Internet dont le chiffre d'affaires annuel dépasse 750 millions d'euros dans le monde et 10 millions d'euros en Autriche. Montant espéré : environ 200 millions d'euros par an.

Cacophonie au niveau de l'UE

Alors que les élections européennes - qui se dérouleront en mai - approchent à grand pas, la réforme de la fiscalité du numérique piétine. La Commission européenne avait proposé en mars dernier une taxe de 3% sur les revenus des grandes entreprises tech - et non sur les profits, comme cela se fait traditionnellement. L'instance souhaitait également définir dans le droit européen la "présence numérique" d'une entreprise. Actuellement, le droit européen définit uniquement la "présence physique" - comme les bureaux, les magasins ou le siège social. Celle-ci permet à un État-membre de taxer l'entreprise en question. Mais cette définition n'est plus adaptée à l'heure d'une économie numérique, où une entreprise comme Facebook dispose d'un siège social à Dublin, mais opère dans toute l'Europe.

Le but de cette réforme européenne : taxer davantage les entreprises du numérique opérant en Europe, et dont certaines se livrent massivement à de l'optimisation fiscale. Un procédé légal, mais moralement discutable, leur permettant de transférer une partie de leurs bénéfices vers des États membres à faible imposition, comme l'Irlande et le Luxembourg. Ainsi, en 2017, Google à lui seul aurait transféré près de 20 milliards d'euros vers le paradis fiscal des Bermudes.

Une taxe européenne édulcorée pour trouver un compromis

Mais le projet de la Commission divise. L'Irlande, le Danemark, la Suède et Malte se sont opposés au projet dès les prémices. L'Allemagne a également reculé, craignant des mesures de rétorsion américaines contre son industrie automobile. Or, les décisions en matière de fiscalité dans l'UE doivent être adoptées à l'unanimité. Pour plaire au plus grand nombre, Paris et Berlin ont présenté une version édulcorée du projet initial lors de la dernière réunion du conseil des ministres européens des finances le 4 décembre dernier.

Cette directive prévoit toujours une taxation du chiffre d'affaires à 3%, mais l'assiette de la taxe a été considérablement réduite. Elle se concentre uniquement sur la taxation de la vente de publicités en ligne, par conséquent essentiellement sur Google et Facebook. Dans le projet initial, il était aussi prévu de taxer « les activités intermédiaires numériques qui permettent aux utilisateurs d'interagir entre eux et qui peuvent faciliter la vente de biens et de services entre eux », comme les réseaux sociaux, par exemple ; mais aussi la vente de données générées à partir d'informations fournies par l'utilisateur. Le couple franco-allemand a appelé les membres de l'UE à adopter ce projet au plus tard en mars 2019 pour une entrée en vigueur en 2021, si aucune solution au niveau international n'est trouvée d'ici là. Car l'échelon international reste le plus pertinent pour taxer les entreprises du numérique présentes mondialement.

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Vers un projet de réforme à l'échelle de l'OCDE ?

Trouver une fiscalité pertinente pour les entreprises du numérique est loin d'être un débat uniquement européen. De la Corée du Sud, en passant par le Chili, Singapour, la Malaisie, l'Inde ou encore le Mexique, tous planchent sur des initiatives de taxation plus ou moins similaires. Face à ce mouvement, l'OCDE a lancé dès 2015 un "plan d'action sur l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices (BEPS)". Dans ce cadre, l'organisme a publié un rapport en mars dernier sur les "défis fiscaux soulevés par la numérisation de l'économie".

« La multiplication des mesures non coordonnées et unilatérales adoptées ces dernières années semble témoigner de l'insatisfaction de certains pays vis-à-vis des effets produits par certains aspects du système fiscal international actuel », souligne l'OCDE, avant d'émettre un avis plutôt négatif sur les mesures provisoires nationales.

« Aucun consensus n'a été trouvé concernant la nécessité et le bien-fondé de la mise en place de mesures provisoires, certains pays y étant opposés. Parmi les risques et conséquences néfastes qui, selon ces pays, découleraient de telles mesures, on peut citer : des effets négatifs sur l'investissement, l'innovation et la croissance, l'application d'une imposition excessive, des effets de distorsion sur la production, l'augmentation de l'incidence économique de la fiscalité sur les consommateurs et les entreprises, et la hausse des coûts administratifs et liés au respect des obligations fiscales », liste l'OCDE.

Dans son rapport, l'OCDE souhaite aboutir à une solution commune et internationale "d'ici à 2020".