Alcatel-Lucent absorbé par Nokia : « tous les champions européens ne peuvent être français »

Par Delphine Cuny  |   |  1883  mots
Michel Combes, le directeur général d'Alcatel-Lucent, souhaite "bon vent et longue vie au projet Nokia."
Exit le patriotisme économique, l’ex-fleuron français des télécoms se vend au géant finlandais sans réserve. Ce rapprochement perçu comme inéluctable surprend tout de même dans ses modalités, un rachat pur et simple, comme l’observe le patron d’Orange.

Est-ce les mauvais souvenirs laissés par la mésentente entre Serge Tchuruk et Pat Russo, symbolisant les difficultés d'intégration et le fossé culturel entre le français Alcatel et l'américain Lucent, et le constat que la greffe n'avait pas pris entre Nokia et Siemens ? Ou tout simplement la loi imposée par le plus fort, en l'occurrence le plus riche ? Toujours est-il que le rapprochement entre Alcatel-Lucent n'est pas une fusion mais bien un rachat du groupe français par son concurrent finlandais. Lors de la conférence de presse conjointe, toute ambiguïté sur le sujet a été levée. Nokia lance une offre publique d'échange sur la totalité des actions Alcatel-Lucent, le PDG sera Rajeev Suri, l'actuel DG de Nokia, le groupe sera rebaptisé Nokia Corp et son siège se trouvera à Espoo, en Finlande.

« Il ne s'agit pas d'une joint-venture, c'est tout à fait clair. Nous avons appris de nos erreurs », a clarifié Rajeev Suri, lors de la conférence.

Alcatel n'aura que trois membres dans le futur conseil d'administration, qui en comptera neuf à dix et sera présidé par un Finlandais, Risto Siilasmaa (le cofondateur du géant de l'antivirus F-Secure).


Pour le directeur général d'Alcatel-Lucent, Michel Combes, aux commandes depuis tout juste deux ans, « c'est le couronnement de ces deux dernières années », comme s'il s'agissait finalement de l'objectif ultime de son mandat. Il n'a pas répondu sur son éventuel bonus lié à la réalisation de l'opération, qui devrait tout de même prendre un an à se boucler (premier semestre 2016).

« Shift supprimer »

Venu de Vodafone après avoir dirigé TDF et travaillé chez Orange, le dirigeant français, au parcours de "cost-killer" accompli, survolté et peu enclin au sentimentalisme, s'était fait le chantre du « patriotisme économique » à son arrivée chez Alcatel-Lucent. Il se dit aujourd'hui « fier et heureux » de laisser Alcatel-Lucent « dans des mains que je sais solides et fortes, Rajeev a une très grande compréhension du secteur.

« Je n'ai aucun doute sur le succès de cette formidable aventure », en souhaitant « bon vent et longue vie au projet Nokia » a lancé le DG d'Alcatel.


On imagine la stupeur, voire le désarroi des salariés auxquels le DG faisait récemment l'article sur le nouveau chapitre de son plan Shift, axé désormais sur l'innovation après la restructuration. « Que devient le projet industriel pour Alcatel ? » s'interrogeaient ainsi les représentants CFDT mardi.


Le plan Shift (changer, déplacer) pourrait se rebaptiser « Shift Supprimer », puisque le nom du groupe va disparaître, sa culture aussi. « Le modèle opérationnel de Nokia sera la pierre angulaire du plan d'intégration » prévient le groupe finlandais.

« Ce sont deux groupes internationaux, mondiaux, même s'ils ont des racines bien sûr. Il y a plus de patrons français de business units chez Nokia que chez Alcatel » a souligné Michel Combes.

Patriotisme économique à géométrie variable


Alors le patriotisme économique n'était-il qu'un discours instrumentalisé pour forcer la main aux clients opérateurs et aider au redressement, temporaire, avant une vente?

« J'ai toujours dit qu'il faut arrêter d'en parler et en faire. Toutes les régions du monde en font, du patriotisme économique. Il nous faut un champion européen et comme le dit Philippe Camus [le président du conseil d'administration d'Alcatel-Lucent et ex-coprésident d'EADS], tous ne peuvent être français. »


Chez Free, le quatrième opérateur mobile pris à partie par Arnaud Montebourg, alors ministre du Redressement productif, et Alcatel sur son "patriotisme", on ironise :

« On nous demandait en 2010 pourquoi avoir choisi Nokia (NSN) et pas Alcatel pour le réseau Free Mobile, on répondait que NSN serait encore là cinq ans plus tard. »

Dont acte. Le directeur général d'Iliad (maison-mère de Free), Maxime Lombardini, avait répondu vertement à Michel Combes au colloque de l'Arcep à l'automne 2013 que « Free est le seul des 4 opérateurs mobiles à ne pas être client d'un équipementier chinois, à la demande du gouvernement précédent et de l'actuel. »

L'ex-fleuron français des télécoms, qu'il fallait aider et sauver coûte que coûte, n'est finalement pas en mesure de continuer en solo ?

« Alcatel avait encore des faiblesses intrinsèques, une activité mobile de taille insuffisante par rapport à ses principaux compétiteurs et un bilan [financier] un peu moins solide » a plaidé son directeur général.


Le rapprochement avec Nokia est « limpide, évident, unique » par ses complémentarités, a-t-il vanté. « Le président de la République le voit comme un formidable projet pour l'avenir. C'est un projet exaltant soutenu par les pouvoirs publics. »

Moins stratégique que Dailymotion ?


Des pouvoirs publics qui n'ont pas hésité à faire barrage à un acquéreur américain (Yahoo) ou hong-kongais (PCCW) récemment pour « la pépite de l'Internet » Dailymotion mais qui accueillent à bras ouverts le groupe Finlandais.


Alcatel moins stratégique que la plateforme de vidéos Dailymotion ? Michel Combes a botté en touche. « Le gouvernement a souhaité comprendre s'il y avait d'autres alternatives. Nous avons convergé : c'est la bonne solution. »

Le gouvernement français n'a « pas imposé de contraintes mais des engagements » : Nokia maintiendra en France « le niveau de l'emploi en ligne avec les engagements à fin 2015 du plan Shift » et va créer « un centre d'excellence R&D sur la 5G », ainsi qu'un «fonds d'investissement dans l'écosystème de l'innovation digitale en France », autrement dit les startups, de 100 millions d'euros.


Le sujet a inspiré Stéphane Richard, le PDG d'Orange, qui présentait ce mercredi matin son plan d'accélération dans la fibre optique. Orange qui est désormais en négociations exclusives avec Vivendi en vue de lui céder 80% de Dailymotion.

« Sur le fond, cette concentration est inéluctable dans les équipements, comme dans les terminaux. C'est un marché mondial, extrêmement concurrentiel, avec un acteur, Huawei, qui a gagné beaucoup d'avance en positions et en technologie. Le renforcement de la réponse européenne me paraît une bonne chose. Il vaut mieux garder un grand acteur mondial face aux Chinois plutôt que deux acteurs affaiblis » a réagi de prime abord le PDG d'Orange.


Avant d'ajouter :

« Sur la forme, c'est assez surprenant : cette opération est une acquisition pure et simple. Il faut donc un peu de discernement par rapport aux messages sur le patriotisme économique. Alcatel était un symbole de l'indépendance industrielle de la France, il va être purement et simplement absorbé par Nokia, qui est, certesj un groupe européen. C'est à méditer sur l'histoire de l'industrie » a commenté Stéphane Richard.

Le gouvernement avait d'ailleurs des rêves d' "Airbus des télécoms" du côté des opérateurs aussi, imaginant la création d'un grand opérateur paneuropéen en rapprochant Orange et Deutsche Telekom.

Lire Stéphane Richard : « La question d'un EADS des télécoms mérite d'être posée »

Orange vigilant sur la continuité de service


Le patron de l'opérateur historique a rappelé être « le deuxième client mondial d'Alcatel-Lucent » pour lequel il s'est comporté « toujours en partenaire loyal, y compris dans les moments compliqués, lui appliquant une forme de préférence, dans le respect des intérêts d'Orange. »


Il a aussi prévenu qu'il serait « très vigilant sur les suites de l'opération, sur la continuité des investissements de maintenance logicielle notamment. Cela pose aussi des questions sur la stratégie industrielle du nouvel ensemble : quelles compétences restent sur le sol français ? »


Orange a « beaucoup d'équipements Alcatel en France et l'a choisi comme principal fournisseurs pour la partie radio », les antennes-relais de téléphonie mobile, pour la 4G.
Stéphane Richard a toutefois indiqué qu'il avait « de bonnes relations avec Nokia et beaucoup d'estime pour Rajeev Suri, qui est un dirigeant de qualité. »

Un champion européen, plus qu'Ericsson ?


Si le dirigeant de Nokia a donné des assurances au gouvernement français sur l'emploi, « il ne faut pas être naïf dans une telle opération, il y a des synergies de coûts. Le niveau d'emploi global en France sera maintenu, mais il y aura un peu d'évolution sur les compétences, un peu moins de fonction supports et plus de R&D » a indiqué Michel Combes.
En Finlande aussi, où la déchéance de Nokia dans les portables a eu un impact social et économique douloureux, les inquiétudes sont vives sur les conséquences du rapprochement. Plusieurs médias finlandais, venus à Paris pour la conférence de presse, ont posé des questions sur le sujet.

« La Finlande restera un centre de R&D extrêmement important. La France est ajoutée à notre portefeuille » a répondu Rajeev Suri.

Patriotisme se dit « Isänmaallisuus » en finnois...

« C'est une bonne opération, avec la bonne logique, au bon moment » a martelé Rajeev Suri. « Ensemble nous aurons la taille pour être le leader dans tous les domaines dans lesquels nous choisirions d'opérer. »


C'est l'un des arguments phares de l'opération, chacun répétant à l'envi qu'elle va créer un « champion européen. »

« C'est un deal offensif, une opération de croissance sur un marché qui explose avec la data. C'est une occasion unique de créer un champion européen, nous avons la nécessité absolue d'en avoir un à l'heure du numérique. Ce sera le vrai acteur européen pour concurrencer les Chinois » a mis en avant Michel Combes.

Le champion européen des équipements télécoms demeure à ce stade le Suédois Ericsson, même s'il a dû céder l'an dernier sa place de leader mondial au Chinois Huawei (en chiffre d'affaires équipements de réseau, hors terminaux).

Lire « Comment les Chinois bousculent l'élite de la planète mobile »

« Je respecte mes compétiteurs, mais cette opération va amener certains acteurs à se poser des questions. La 5G ce n'est pas seulement de la technologie radio, c'est aussi du cœur de réseau IP » a fait valoir Michel Combes. « On ne va pas catchuper, ce sera aux autres de nous rattraper » a-t-il lancé dans son improbable franglais.

« Avec la convergence du fixe et du mobile, il faut maîtriser tout le champ de l'IP, pour permettre m'Internet des objets et la transition vers le cloud. Nous avons un portefeuille complet qui nous met en position de faire la course en tête. Les autres acteurs européens ne l'ont pas » a renchéri Rajeev Suri.


Le nouveau groupe Nokia, une fois avalé Alcatel-Lucent, aura d'ailleurs « une capitalisation combinée supérieure à 45 milliards d'euros », sur la base du cours de clôture, quand Ericsson ne pèse « que » 40 milliards. En chiffre d'affaires, à 25,9 milliards d'euros en combiné, le nouvel ensemble passerait juste devant Ericsson (24,5 milliards), derrière Huawei, selon les chiffres de 2014. Mais il devra céder l'activité de câbles sous-marins d'Alcatel-Lucent, qui ne fait pas partie de l'accord, son activité de cartographie (près d'un milliard de chiffre d'affaires) et peut-être une partie de ses activités en Chine, pays où il y aura sans doute le plus de doublons. Le sous-traitant chinois Flextronics serait déjà sur les rangs.

Les chiffres clés des deux groupes (sources : Nokia, Alcatel-Lucent)