"Le droit ne peut conférer d'autorité la capacité des syndicats à être représentatifs"

Pour Jean-Emmanuel Ray, professeur à Paris I-La Sorbonne, "la représentativité est une notion de fait qui se prouve sur le terrain". Les règles doivent donc évoluer, comme le propose le Conseil économique et social. Pour autant, ce spécialiste de droit du travail ne croit pas que le gouvernement fera évoluer la donne dans le cadre de son projet de loi sur le dialogue social.

Latribune.fr. Le gouvernement propose une réforme du dialogue social, qui sera débattue à partir de mardi par les députés. Pourquoi est-il nécessaire de faire évoluer les relations entre le patronat, les syndicats et l'Etat en France?

Jean-Emmanuel Ray. "Une démocratie moderne ne saurait opposer démocratie politique et démocratie sociale. Elles se nourrissent l'une et l'autre": même si l'on ne peut que partager le constat de François Chérèque, le secrétaire général de la CFDT, se pose la question de la légitimité de ces acteurs à négocier sur des thèmes dépassant le monde salarial - par exemple sur le travail du dimanche - et a imprimer leur marque à l'ensemble de notre société. Dans le jeu social français, pouvoir agir à la fois sur la négociation, mais aussi sur le pouvoir politique ensuite si le résultat conventionnel n'est pas conforme à ses voeux reste très confortable. Une telle évolution mettrait à l'évidence CGT et CFDT au centre de toutes les négociations sociales en France. Ce projet de loi veut simplement instituer une concertation approfondie avec les partenaires sociaux, déjà évoquée dans le préambule de la loi du 4 mai 2004. Sur le thème "Qui fait la loi sociale? ", il faut enfin rappeler le rôle essentiel des juges, et particulièrement de la Cour de Cassation. Car à l'instar du droit communautaire, le droit du travail français avance depuis vingt ans à coup d'arrêts.

La loi Fillon du 4 mai 2004 n'a-t-elle pas déjà réformé le dialogue social? En quoi n'est-elle pas suffisante?

Cette loi refondatrice reposait sur un compromis politique: reprendre l'idée de l'accord majoritaire défendue par la CFDT et la CGT, contre la possibilité de déroger aux accords collectifs supérieurs (par exemple l'entreprise peut désormais appliquer des normes moins favorables à celles de la convention de branche) demandée par le Medef. Mais pour éviter une paralysie de la vie conventionnelle, elle a été conçue comme une loi de transition, donnant trois ans aux partenaires sociaux - un bilan est prévu au 31 décembre 2007 - pour se préparer au grand saut des accords positivement majoritaires. En attendant, au niveau interprofessionnel, des branches comme des entreprises, c'est le très gaulois droit d'opposition (détruire et critiquer plutôt que construire) qui règne en maître, avec plusieurs systèmes (majorité électorale ici, arithmétique là) rendant l'ensemble incompréhensible sinon carrément ubuesque.

Malgré la large médiatisation dont ont bénéficié les oppositions réelles (Perrier, Ford, SNCF, Eurodisney), l'exercice de ce droit au niveau des branches comme des entreprises reste extrêmement rare. Il semble que François Fillon ait réussi son double pari: obliger les entreprises à s'assurer d'une majorité au moins tacite, et responsabiliser les éternels opposants. Mais le très responsabilisant droit d'opposition - en cas de contestation on doit désormais assumer la destruction de l'accord - se révèle désastreux pour les syndicats, dont il contribue à exacerber les divisions, désormais étalées dans les médias. Or il reste difficile d'exiger en France des signataires positivement majoritaires, c'est-à-dire ralliant des syndicats ayant obtenu au moins la moitié des suffrages valablement exprimés aux dernières élections au comité d'entreprise. C'est pourquoi le CES reprend l'idée du rapport Habas-Lebel proposant d'en finir avec ce système mortifère et très français d'opposition/destruction en retenant un seuil de majorité abaissé pendant quelques années.

Le Conseil économique et social propose de modifier les règles de la représentativité des syndicats - et du patronat en France. Pourquoi cette proposition est-elle importante?

La présomption irréfragable de représentativité, cette immense faveur faite au "club des cinq" confédérations en 1968 pour limiter l'influence de l'extrême-gauche, puis élargie en 1982, fait sourire à l'étranger. Car être "représentatif", c'est avant tout sa capacité à représenter plus que sa seule personne ou ses proches, et ce n'est pas le Droit qui peut conférer d'autorité ce brevet. La représentativité est une notion de fait, qui se prouve sur le terrain à chaque niveau concerné (branche, entreprise, établissement). Les arrêts permettant au délégué syndical, unique militant de sa section ou presque, de signer un accord collectif couvrant 100% des salariés ont achevé de décrédibiliser le système.

Mais cela ne signifie pas qu'il faille abroger la présomption simple de représentativité, qui permet aux grandes confédérations de s'implanter plus facilement. Le problème est bien sûr aujourd'hui de savoir s'il faut revoir leur liste, et sur quelle base: celle des élections prud'homales prévues en 2008 - seuil de 5% des votes exprimés, voire 10% afin de pousser au regroupement, mais il y a eu deux tiers d'abstentions en 2002 - ou consolidation des résultats aux élections au comité d'entreprise? Mais à moins qu'à l'occasion d'une réforme plus vaste le gouvernement ne veuille discrètement solder les comptes du contrat première embauche (CPE) en réglant les siens, il serait étonnant qu'il s'attaque lui-même à cette explosive question à la veille d'échéances politiques et sociales majeures. Car si l'on comprend la réaction positive de l'Unsa et de Solidaires-SUD, qui ont tout à gagner dans le secteur privé au changement des règles, le Medef, mais aussi d'autres organisations confédérées bénéficiant de la rente de situation que constitue aujourd'hui la présomption irréfragable de représentativité, n'ont guère intérêt à une quelconque évolution.

L'idée du CES, reprise du rapport de Dominique-Jean Chertier, d'autoriser des non syndiqués (DP ou CE) à signer des accords collectifs dans les petites entreprises vous semble-t-elle bonne?

La négociation collective dans les PME est le serpent de mer du droit du travail français, conçu sociologiquement et juridiquement pour de grandes entreprises pourvues de toutes les institutions représentatives du personnel et d'un bon service juridique et ressources humaines. D'où l'intérêt des accords de branche, d'accès direct pour les PME. Dans les entreprises entre 11 et 49 salariés, le syndicat peut depuis 1982 désigner un délégué du personnel comme délégué syndical: malgré cette fort intéressante double légitimité, cette disposition légale n'a eu qu'un succès mitigé. Bilan mitigé aussi pour le salarié mandaté façon lois Aubry pour négocier le passage aux 35 heures dans les TPE: le très bref CDD de ces mandatés ponctuels ne s'est pas transformé en CDI: ils ne sont pas devenus délégué syndical. Les confédérations sont méfiantes à l'égard de ces élus dits "Arbre de Noël", peu syndiqués, peu encadrés et peu formés. Si les élus devaient demain être habilités à négocier un accord, il serait souhaitable, au moins dans un premier temps, de leur interdire de négocier des règles inférieures à la convention de branche.

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