L'identité professionnelle est en crise

La crise a révélé que la considération des individus au sein de l'entreprise sous le seul prisme du résultat qu'ils peuvent lui apporter avait laissé des traces. Notamment, dans de nombreux cas, celle d'une identité professionnelle brisée.

L'intervention du François Hollande dimanche soir a laissé l'impression à beaucoup de Français que leur président n'était pas très affirmé dans son identité de président de la République. Entre fiscaliste, technicien et chef des armées, la posture manquait singulièrement de cohérence. Notre président serait-il à l'instar de nombre d'entre nous confronté au syndrome d'une identité professionnelle en crise ?

"Expliquer des décisions auxquelles je n'adhérais pas"

Dans un autre registre tout aussi révélateur, vendredi 13 septembre sur France Culture dans Le Magazine de la rédaction, Jacky Lhoumeau, ancien DRH, témoignait de la crise identitaire qu'il traverse : "Lors du dernier plan social que j'ai eu à conduire, du jour au lendemain j'ai dû expliquer des décisions auxquelles je n'adhérais pas. Je n'avais aucune information sur les raisons qui ont prévalu et je devais expliquer aux salariés licenciés qu'ils devaient partir dans un mois."

DRH d'une multinationale française, Jacky Lhoumeau monte les échelons hiérarchiques pendant 20 ans jusqu'à une unité de recherche et développement de 2.500 personnes. En 2010, on lui demande de réaliser un plan de départs volontaires qu'il n'accepte ni sur le fond ni sur la forme, et il fait un burn-out. Il livre son expérience, dans "D comme DRH et dépressif" qui vient de paraître aux éditions Tatamis.

"Des procédures qui dégradent la relation humaine"

Sa conclusion : "La standardisation des modes de management qui fait la part belle aux procédures dégradent la relation humaine. L'hypocrisie comme mode de management, le manque d'éthique et de courage des dirigeants sont des éléments qui m'ont profondément bouleversé et qui ont fait que ce monde ne me correspondait plus. J'avais pu mener des plans sociaux par le passé mais avec le temps nécessaire à des relations humaines de qualité. Je ne veux pas croire qu'on ne puisse plus faire ce métier même si les conditions se sont dégradées."

Nombreuses sont désormais les identités professionnelles disloquées par le manque de repères, de sens et de temps pour mener à bien une mission qui met en jeu l'honneur d'un métier. Le sociologue Claude Dubar y voit la fin de l'identité communautaire, celle du "nous", au profit du "je", une identité qui impose aux individus de "bricoler" leur identité professionnelle en fonction de leur trajectoire : "L'identité professionnelle n'est plus "donnée" et acquise à la sortie des études. Elle devient un processus identitaire qui comporte des phases diverses, des « conversions » de formes, des risques d'exclusion et des constructions de projets liés à sa personne. Elle est aussi liée à des opportunités de nouveaux apprentissages. Il en résulte un nouveau rapport social, où l'on privilégie la tentative de forger son propre projet de vie, sa propre identité professionnelle par rapport aux rôles sociaux définis une fois pour toute".

Un récit que l'on peut composer sur soi-même

Le philosophe Paul Ricoeur parlait de « cogito brisé » (conscience brisée) pour évoquer cette nouvelle représentation du psychisme où l'identité a perdu son unité. Pour autant, nous ressentons tous le besoin de donner une certaine unité à notre existence. Cette unité prend la forme d'un récit que l'on peut composer sur soi-même. C'est ce que Paul Ricoeur nomme « l'identité narrative ». Il l'a définie comme une construction autonome de l'individu à partir de la mise en mots d'une histoire personnelle qui fasse sens pour « soi-même ». Une identité narrative qui apparaît désormais comme un enjeu pour les individus, invités à devenir "sujets" en construisant et en inventant une version inédite de l'exercice d'un métier.

Car le niveau de qualification, qui avait jusqu'ici déterminé la production des identités professionnelles, se trouve supplanté, par les exigences de compétitivité, explique Claude Dubar. Désormais, ce qui compte, c'est le résultat que chaque salarié va apporter à l'entreprise. Sur le plan de la gestion des ressources humaines, cela se traduit par les tentatives de transformer les salariés en « partenaires » volontaires de l'entreprise. Avec toute la bureaucratie qui en découle parfois.

"L'identité professionnelle diffère de l'identité au travail"

Mais pas plus que les autres identités, les identités professionnelles ne sont des catégories acquises une fois pour toutes. "Comme les autres, elles se construisent dans et par les interactions, tout au long de la vie. Elles s'élaborent à partir d'un parcours, d'une trajectoire, en débordant les limites du lieu de travail. Cela explique que des personnes, qui font le même travail au sein de la même entreprise, peuvent construire des identités professionnelles différentes. L'identité professionnelle diffère de l'identité au travail : elle est une manière de se situer dans le champ professionnel et, au-delà, dans la vie sociale ; elle continue à influencer toute l'existence hors travail, même si elle est de plus en plus soumise à l'incertitude", poursuit le sociologue.

La crise de l'identité montre donc que le processus d'identification professionnelle ne se réduit plus au champ du travail. On assiste à l'éclatement de modèles dominants au profit d'identités professionnelles qui sont davantage singularisantes, incertaines mais individualisées. Après des années de crise économique, on s'aperçoit que c'est toute l'architecture symbolique qui est atteinte.

Il ne suffit pas de se raconter pour changer le passé

Charge à l'individu désormais de se la forger avec toute la pression que cela comporte et "la fatigue d'être soi" pour reprendre la formule du sociologue Alain Ehrenberg. La difficulté n'est pas ici celle que l'on s'imagine : il ne s'agit pas comme le prône aujourd'hui les recruteurs de bâtir un "marketing de soi" mais de comprendre en quoi le « parler de soi » peut être facteur de changement personnel et d'évolution. Il ne suffit pas de se raconter pour changer le passé, transformer le monde ou échapper à l'action des déterminations sociales, économiques et culturelles.

Par contre, par un travail sur soi, l'individu peut changer la façon dont ce passé est agissant en lui. Tout un programme qui vaut aussi bien pour un François Hollande, ancien secrétaire du PS que pour un Jacky Lhoumeau, appelé à reconsidérer la fonction RH à l'aune de son expérience.

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Commentaires 15
à écrit le 14/10/2013 à 16:18
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Et si la (re-) lecture de Proust pouvait aider ? Rien de plus éclaté et bricolé dans le narratif que le "Je" de la Recherche, aux identités fluctuantes.

à écrit le 08/10/2013 à 20:29
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Je crois qu'il faut arrêter de croire que la croissance créée de l'emploi. La croissance créée de la richesse, mais pas des emplois. Dans mon "entreprise", il n'y a pas eu de crise. Au contraire, un chiffre d'affaires qui a monté en flêche et qui a p...

à écrit le 28/09/2013 à 13:25
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Quand on voit la situation de l emploi avec le chômage qui monte et pas de croissance, qu on nous parle d une crise de 10 ans, on voit des grèves générales contre la situation et les baisses de salaires et coupes sociales, c est bien normal de manife...

à écrit le 24/09/2013 à 10:59
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L'identité professionnelle est en crise, L'économie française est en crise, L'identité nationale est en crise, La confiance dans les hommes politiques est en crise... ...Pour en sortir ?

à écrit le 23/09/2013 à 9:04
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L'identité professionnelle est en crise.... effectivemnet mais pas seulement. L'indentite francaise est aussi en crise Qu'est-ce qu'est d'etre francais? ou sont les Durant , les Dupont?..Sans eux il n'y a pas de d'identite francaise ou autre ..l'imm...

à écrit le 22/09/2013 à 23:20
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l'entretien d'embauche n'est qu'une pure fiction où tout le monde se raconte des mensonges que l'autre prend pour vérité. La relation est biaisée dès le début et il faut en être conscient durant toute votre relation professionnelle.

à écrit le 22/09/2013 à 22:41
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Dans ma génération (25 ans) on a compris qu'on est juste de la viande pour les boites. A nous de nous battre sans états d'âmes pour les faire payer.

le 22/09/2013 à 23:12
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vous êtes aussi un consommateur juste bon a être engraissé avec tout ce qu'on vous met sous le nez

le 28/09/2013 à 12:27
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C est la précarité à vie, voire l exclusion malgré parfois des thèses, aucune correspondance aux formations, c est flagrant en Europe et des suicides sur lieu de travail et des emplois non pourvus. C est la variable d ajustement économique. La vie en...

le 15/10/2013 à 0:13
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les élites essaient de cacher que le chômage ne va faire qu'augmenter à cause de la productivité(lire brynjolfsson par exemple pour ceux qui ont le reflexe pavlovien de citer les luddites). Ils font tout pour cacher cette réalité avec d'un coté une p...

à écrit le 22/09/2013 à 21:38
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Donner une augmentation de salaire à un cadre méritant ne suffit pas. Je pense qu'il faut instituer dans les Entreprises une remise de décorations avec palmes. Il faut de la reconnaissance.

à écrit le 22/09/2013 à 21:35
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Quand j'ai commencé à travailler il y a 20 ans chez un constructeur automobile, il y avait une mixité des âges qui nous transmettait LEUR savoir et leur savoir-faire. Aujourd'hui avec le Lean un poste de travail n'est plus une question de personne ma...

à écrit le 22/09/2013 à 21:01
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Quand j'ai commencé à travailler, les chefs du personnel sont devenus des directeurs de ressources humaines, on ne saurait être plus explicite. Qui dit personnel, reconnait personne, personnalité et personnalisation. Qui parle ressources, dit disponi...

à écrit le 22/09/2013 à 20:11
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"La standardisation des modes de management qui fait la part belle aux procédures dégradent la relation humaine". Tout est dit. On ne vous demande pas de réfléchir, de penser mais de suivre "The" procédure. A cet égard, c'est la seul chose que doit c...

à écrit le 22/09/2013 à 20:11
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"La standardisation des modes de management qui fait la part belle aux procédures dégradent la relation humaine". Tout est dit. On ne vous demande pas de réfléchir, de penser mais de suivre "The" procédure. A cet égard, c'est la seul chose que doit c...

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