Du bon usage du conflit

S'il y a bien aujourd'hui une crainte majeure au sein des organisations, c'est celle du conflit. Et pourtant. C'est souvent par cette voie-là que l'on peut sortir de l'omerta dans l'entreprise, et ce faisant d'une violence psychique au travail.
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A l'arrivée des actionnaires à l'assemblée générale de France Télécom, mardi 28 mai, les salariés, bouleversés par le changement annoncé du nom de leur entreprise en Orange, distribuent des tracts et s'allongent par terre dans le hall du Palais des Congrès Porte Maillot à Paris. "Ils clament : «On lâche rien» et «Ça va péter!», raconte notre confrère de Libération. Tous les actionnaires se faufilent entre la haie d'honneur des salariés. L'un deux se confie : «Je comprends que les salariés défendent leurs droits. Qui ne le fait pas ? Tout ce que je souhaite, c'est qu'il n'y ait pas de violence !» «Là-dessus, on est d'accord», plaisante un syndiqué.
 

"La participation des salariés est un levier de performance pour les entreprises"

Le même jour, au même moment, le Conseil économique, social et environnemental (CESE) rendait un avis sur "Performance sociale et gouvernance de l'entreprise" en proposant que soit défini « un droit de l'entreprise reconnaissant sa mission de création collective, l'autorité de gestion confiée au chef d'entreprise, de nouvelles règles de solidarité entre ses parties prenantes et les modalités de participation des salariés à l'élaboration de sa stratégie. » La rapporteure de l'avis, Amélie Rafael, préconise même « des plans de formation à la gestion et l'élaboration de la stratégie des entreprises ouverts à tous ; des pratiques d'évaluation du travail qui prennent en compte la dimension collective de la performance ; la mise en place d'une base de données sur le fonctionnement de l'entreprise pour aider à l'instauration d'un débat entre l'employeur et les représentants du personnel sur les décisions stratégiques. » Et le CESE de souligner que "l'information et la participation des salariés est un levier de performance pour les entreprises".

Ce qui fait souffrance, c'est lorsque les salariés pensent qu'il n'y a pas d'issue

Ces deux événements mis en perspective révèlent l'écart entre la réalité et les discours et disent combien, par peur du conflit, le débat en entreprise et dans le monde du travail est devenu tabou. C'est bien parce que les décisions sont encore trop rarement débattues avec l'ensemble des salariés, qu'elles créent, ou induisent, des situations de conflits, rapidement inextricables. D'ailleurs, les psychosociologues appelés en urgence au chevet des entreprises pour cause de risque psycho-social dénotent désormais que, ce qui fait souffrance, c'est lorsque les salariés pensent qu'il n'y a pas d'issue. Or, entrer dans le conflit peut constituer une véritable voie de dialogue. "Le travail peut être un lieu de santé, pour peu que les conflits du travail ne soient pas occultés, explique Damien Cru, ergonome, intervenant en prévention des risques professionnels, consultant en approche organisationnelle de la santé au travail (AOSST). Les désaccords sur la manière de bien faire son travail sont objets de conflits entre directions, management aux différentes échelles et opérateurs, entre opérateurs eux-mêmes. Ces conflits sont normaux et nécessaires, pour peu qu'ils ne soient pas occultés, qu'ils soient travaillés".
 

Qu'est-ce qui fait qu'on n'arrive plus à se parler du travail ?

S'exprimant mardi 28 mai au soir à l'Université ouverte des compétences, Damien Cru ne fait pas dans l'angélisme : "Ce qui va nous intéresser, c'est ce sur quoi les protagonistes peuvent agir, chacun sur sa mission mais aussi tous ensemble. Le résultat ne sera pas d'un grand affichage, avec un plan d'action et des verbes à l'infinitif, mais quelque chose de très banal, voire trivial, qui consistera souvent à constater "tiens, on arrive à se parler ensemble"". D'où la question cruciale qui devrait précéder toutes les autres : qu'est-ce qui fait qu'on n'arrive plus à se parler du travail ? Comment se fait-il que le conflit prenne tant d'ampleur et reste tu ? Comble de l'ironie, le premier qui amène le sujet est souvent censé de le résoudre seul. "Or, il faut le ramener dans le groupe. Car ce qui réunit les protagonistes dans l'entreprise, c'est le travail. Quelque soit le statut, la fonction, l'ancienneté. Ce "quelque soit" signifie que ce qui nous réunit, c'est la différence. On n'a jamais ni la même responsabilité, ni la même vision. En dehors du travail et en dehors de la différence, il n'y a donc pas de solution au problème", précise cet expert. CQFD. Ce qui va être difficile ? On le comprend : parler de ce qui est tu. "Et surtout que l'on puisse se parler en acceptant que les uns et les autres aient un point de vue différent", souligne Damien Cru.

"Travailler sur la relation"

Un point de vue différent ? C'est bien souvent là le coeur du problème, quand la stratégie de l'entreprise consiste à faire en sorte que tous aient le même point de vue. Voilà pourquoi les problèmes se posent souvent de façon massive. Alors on tente de les objectiver par des questionnaires en tous genres, on forme les managers à la prévention des RPS. Si l'on en croit l'ergonome consultant, il vaudrait mieux, à l'occasion d'un bilan, réintroduire un peu de distinction pour relancer l'action : qu'est-ce qui fait que cela marche ou ne marche pas ? Là est la question ! Et comme c'est forcément très subjectif, il va falloir s'interroger autrement. Apprendre à travailler sur les témoignages des uns et des autres. Se demander "pourquoi il (elle) me dit cela à moi ? Qu'attend-il (elle) de moi ? ". En clair, nous dit Damien Cru, "travailler sur la relation" : "Mais, il y a des individus pour qui la subjectivité de l'autre pose problème, qui préfèrent s'épargner les souffrances de l'autre. En faire abstraction. Et se centrer sur des éléments factuels et mécanistes comme l'arbre des causes. C'est oublier que la causalité est plus complexe dès lors qu'il s'agit d'êtres humains. Il ne faut pas oublier l'intention. Si on écarte la question de l'intention, on ne peut plus rien comprendre et on déshumanise".

D'où la démarche qui consisterait en un recueil des points de vue : à quels signes cela va bien, et à quels signes vous voyez que cela va mal ? Ceci afin de pouvoir tenir compte de la subjectivité de chacun. Puis déployer ces points de vue sur trois registres : l'organisation, le groupe et l'individu. Essentiel : mener ce travail à plusieurs "autres". Accepter de ne pas "faire groupe" pour pouvoir "faire groupe". Michel Crozier, mort le 24 mai (lire ci-dessous) et pionnier de la sociologie des organisations, affirmait que le pouvoir n'est pas une chose que certains ont et d'autres pas. Le pouvoir est le produit des relations, négociations et confrontations, en un mot des «?jeux?» que produisent les organisations, et dont l'issue n'est jamais certaine.

Un conflit dans l'entreprise se produit rarement là où est le problème

"Le dialogue, pour qu'il fonctionne ne peut donc pas dépendre uniquement d'une seule ligne hiérarchique ou des délégués du personnel. Il s'agit de mener un travail à plusieurs en sachant que tout le monde ne va pas participer au même niveau. Car ce qui est intéressant c'est le mouvement et le changement de posture", témoigne Damien Cru. A une condition : qu'un climat de confiance suffisamment protecteur pour chacun et pour le groupe puisse s'instaurer. A cette condition et dans ce mouvement, il est alors possible de repérer où sont les conflits. Sachant qu'un conflit dans l'entreprise se produit rarement là où est réellement le problème. D'où l'importance que les protagonistes aient à coeur de situer le conflit là où il est vraiment.

Comment dans ces conditions alerter sur les problèmes interminables et non résolus qui surgissent dans l'univers du travail ? Seule solution à écouter Damien Cru : "passer de la discordance au conflit ouvert". Autrement dit : exprimer l'enjeu de la discorde. Et plus le problème sera posé tôt, plus on aura des chances de le résoudre ...vite ! Bref, il s'agit de poser le conflit de façon conflictuelle s'il le faut. C'est ce que tentent aujourd'hui les salariés de France Télécom. Dommage qu'il ne soit pas posé avec les actionnaires...sans effectivement recourir à la violence. Car la violence naît des silences et de l'absence de conflit... conflictualisé.


Michel Crozier ou comment comprendre le travers des diverses bureaucraties "à la française"

Réformer?! Tel semble être le leitmotiv du sociologue Michel Crozier (né en 1922), qui a consacré sa carrière de chercheur à traquer, élucider et tenter de comprendre les travers que ne manquent pas de présenter aussi bien les entreprises que les diverses bureaucraties «?à la française?». Cela commence par Le Phénomène bureaucratique (1963). S'appuyant sur deux enquêtes de terrain, il souligne l'existence de «?cercles vicieux?» bureaucratiques, caractérisés par le développement de règles impersonnelles (qui interdisent toute initiative individuelle et incitent à éviter le face-à-face), la centralisation des décisions (prises par des gens qui ne connaissent pas directement le problème à trancher), l'isolement des catégories hiérarchiques (qui renforce la pression du groupe sur l'individu) et le développement de relations de pouvoir parallèles. En effet, le règlement ne pouvant pas tout prévoir, se maintiennent des «?zones d'incertitude?» (des machines qui tombent souvent en panne, par exemple) qui permettent à certains individus ou groupes (les ouvriers d'entretien) d'avoir du pouvoir sur ceux que la situation affecte.
Crozier fera la théorie de ce type d'action dans son maître livre, L'Acteur et le Système (écrit avec Erhard Friedberg, 1977). Il postule que l'acteur est doté d'une rationalité limitée. Il développe des stratégies en fonction des opportunités qui se présentent à lui dans un environnement jamais entièrement prévisible. Ce sont les fameuses zones d'incertitude.
Crozier et Friedberg définissent l'organisation comme un «?système d'action concret?», c'est-à-dire «?un ensemble humain structuré qui coordonne les actions de ses participants par des mécanismes de jeux relativement stables et qui maintient sa structure (...) par des mécanismes de régulation qui constituent d'autres jeux?». Cette vision des organisations, Crozier se souciera de la traduire dans la pratique, d'abord en formant des sociologues d'entreprise, ensuite en fustigeant sans relâche, sur la base de diagnostics ravageurs, les pesanteurs des élites administratives françaises (La Société bloquée, 1970?; On ne change pas la société par décret, 1979?; État modeste, État moderne, 1986?; Quand la France s'ouvrira, 2000).

 

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