Cette France qui n'aime ni les contre pouvoirs, ni les « lanceurs d'alerte »

POLITISCOPE. Le film "La syndicaliste" remet en lumière l'affaire Maureen Kearney, cette lanceuse d'alerte qui avait dénoncé un accord tronqué entre la Chine, EDF et Areva sur fond de transferts de technologies dans le nucléaire civil. L'occasion de s'interroger sur la façon dont fonctionne plutôt mal en France la machine à contre pouvoirs... Les députés LFI réclament une commission d'enquête sur ce dossier pourtant exemplaire et au coeur des sujets de souveraineté et de relance de la filière nucléaire. Sans réponse, à date. Le film changera-t-il la donne dans l'opinion ?
Marc Endeweld
(Crédits : DR)

Il est rare que le cinéma français s'empare d'une histoire vraie dans le milieu du pouvoir dont la plupart des protagonistes sont encore vivants. C'est le défi qu'a relevé le cinéaste Jean-Paul Salomé qui sort cette semaine en salles « La Syndicaliste », un film sur l'histoire de Maureen Kearney, une syndicaliste de la CFDT qui défendait les salariés d'Areva et qui a lancé l'alerte sur un accord entre la Chine, EDF et Areva pour construire des centrales nucléaires à bas coût (contre de nombreux transferts de technologie vers l'Empire du milieu).

Les faits datent d'il y a une dizaine d'années. Après plusieurs mois de combat syndical et d'alertes multiples auprès des responsables politiques de l'époque (notamment Arnaud Montebourg et Bernard Cazeneuve), Maureen Kearney est agressée en décembre 2012 dans sa maison et retrouvée ligotée sur une chaise, le manche d'un couteau enfoncé dans le vagin. Sur son ventre, un "A" a été gravé avec une lame. Face à cette agression sauvage, les gendarmes chargés de l'affaire vont pourtant conclure que la victime a tout inventé. Condamnée par le tribunal de première instance pour mensonge, Maureen Kearney réussit après de longues années à prouver son innocence. Elle est relaxée en appel en 2018. Un an après, exténuée par cette double épreuve, broyée par la machine judiciaire, Maureen Kearney décide finalement de retirer sa plainte pour viol pour tenter de retrouver la tranquillité. Aucune enquête n'a donc été lancée pour comprendre quels responsables se cachent derrière cette agression servant clairement à intimider.

Toucher le grand public

C'est dire si ce film est pour cette « lanceuse d'alerte » un début de réparation. Sur un plan cinématographique, Salomé s'en sort pas trop mal, réussissant à rendre accessible une histoire en apparence complexe. Et le fait que Maureen Kearney est interprétée dans le film par Isabelle Huppert pourrait également permettre à un plus large public de découvrir ce scandale. À l'avant-première organisée au cinéma des Halles à Paris, Isabelle Huppert, Marina Foïs (qui interprète Anne Lauvergeon) et Jean-Paul Salomé se plaisent à rappeler que le cinéma français, qui traverse une crise sans précédent depuis l'épidémie de covid-19, peut encore avoir une utilité sociale. Adapté d'un livre-enquête de la journaliste de L'Obs Caroline Michel-Aguirre (publié en 2019 chez Stock), le film est pourtant loin de s'apparenter aux thrillers politiques américains qui assument pleinement un rôle de contre pouvoir vis-à-vis des institutions. Ici, l'histoire est d'abord humaine et se concentre sur Maureen Kearney. Et si une bonne partie des noms sont cités, si les connivences, les réseaux et l'entre soi sont montrés,  si les barbouzeries en tout genre sont évoquées, les jeux de pouvoir ne sont qu'esquissés, comme les soupçons de corruption. L'un des personnages se demande ainsi si on pourrait se retrouver « comme lors de l'affaire des frégates de Taïwan ».

Dans l'équipe du film, c'est d'ailleurs le producteur, Bertrand Faivre, producteur et ami des journalistes Denis Robert et David Dufresne, qui assume le plus une posture politique et citoyenne. Le soir de l'avant-première parisienne, le producteur s'étonne d'un pays dans lequel la « raison d'État » s'impose souvent sur nombreux dossiers amenant les journalistes et lanceurs d'alerte à naviguer d'une manière bien solitaire : « C'est étrange de constater que dans notre démocratie, pour faire vivre les contre pouvoirs, comme les syndicats, la presse, la notion de "courage" doit intervenir ».

Il est également très révélateur qu'en France, un film provoque plus de réactions sur une affaire d'État à plusieurs milliards d'euros que des articles de presse ou des livres de journalistes. C'est que cette histoire de transferts de technologie de l'industrie nucléaire française vers la Chine avait été révélée dès 2011 par l'enquêteur écrivain Pierre Péan dans La République des mallettes (Fayard).

Vers une commission d'enquête ?

À l'époque, face aux révélations de Péan, le dédain et l'indifférence avaient prévalu dans les mondes politique et journalistique. La peur également. Sur ces dossiers « complexes », à plusieurs milliards, où les soupçons de corruption sont multiples, les responsables politiques sont souvent aux abonnés absents, et la justice comme la presse apparaissent trop souvent comme muselées. Les révélations sur ces scandales sont finalement réservées aux initiés ou aux citoyens qui font l'effort de lire, de dépenser du temps et de l'argent pour s'informer. Manifestement, le bon peuple n'a pas à savoir. Les journaux télévisés sont là pour sauver les apparences.

En 2023, on est encore bien loin en France de l'esprit des démocraties américaines et britanniques. Pas question pour les chaînes d'info d'interrompre leur antenne pour des Breaking news sur les bas fonds de la République française, elles préfèrent les faits divers. Ce n'est pourtant qu'en s'emparant à temps de ces dossiers aux multiples conséquences que les responsables politiques pourraient tenter de conserver la confiance des Français (une confiance en chute libre depuis des années...). Étrange paradoxe : il aura fallu plus de dix ans et un film pour qu'un plus grand nombre de Français apprennent les liaisons dangereuses entre la France et la Chine dans le domaine nucléaire qui a notamment amené EDF dans l'impasse sur le projet Hinkley Point au Royaume-Uni.

Etrange aussi que la sortie de ce film percute la commission d'enquête à l'Assemblée Nationale « visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France ». Car lors de l'ensemble des auditions effectuées, bien peu de grands témoins évoquent cette histoire. Elle explique pourtant en grande partie les errances de la filière nucléaire de ces dernières années, bien plus que les postures morales et anti-nucléaires de quelques écologistes.

La sortie du film amène déjà quelques députés à se réveiller. Ceux du groupe de la France Insoumise réclament désormais qu'une commission d'enquête spécifiquement sur l'histoire de Maureen Kearney voie le jour. Une demande qui risque de rester lettre morte tant elle devra être soutenue par une majorité de députés à l'Assemblée. « C'est l'histoire d'un scandale d'État potentiel », a estimé mardi la députée Clémentine Autain. « Progressivement, gendarmerie et justice transforment la victime en coupable », a-t-elle dit, s'interrogeant sur d'éventuelles « pressions ». Et ajoutant sur twitter : « Souveraineté nucléaire, défaillances judiciaires, silences ou pressions de hauts responsables... tant de questions restent en suspens. Nous demandons une commission d'enquête ». Pour Maureen Kearney et les Français, ce serait la moindre des choses.

Marc Endeweld.

Marc Endeweld
Commentaires 15
à écrit le 07/03/2023 à 0:27
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Je ne m'étonne pas du tout. Même acharnement décrit par Eva Joly dans “Est-ce dans ce monde là que nous voulons vivre?” ou “l'affaire” Bettancourt où la “justice” a mis en examen le major domo de Mme Bettancourt pour “atteinte à la vie privée” pour a...

à écrit le 05/03/2023 à 19:39
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Le problème des médias c'est leur orientation "politique" et leurs perroquets?

à écrit le 05/03/2023 à 18:33
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Notre pays est une autocratie d'oligarchie d'environ un millier de personnes qui s'auto nomment entre eux . Le système copains coquins qui ne rendent jamais compte devant la justice. La gouvernance française est une oligarchie pas une démocratie.

le 06/03/2023 à 13:10
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c'est un regime de caste si vous ne sortez pas de l'ena vous n'avez pas le droit de faire de la politique ou dans les groupes marginaux classe comme tel il suffit de voir ceux qui ont essayer couvert d'injure ou soumis au juge faut aller mange...

à écrit le 05/03/2023 à 15:36
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Comment dénoncer une " prétendue " affaire d'état en créant sois même par amalgame fort douteux mais très machiavélique une contre vérité ? Un faux.. ce qui met à plat tout l'article .. ".. il aura fallu plus de dix ans et un film pour qu'un plus gr...

le 06/03/2023 à 9:28
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Au sujet de notre EPR national il faut lire le document de 200 pages (en ligne sur le site de l'ASN) relatif aux défauts qualités des soudures et à leurs genèses. Comme Marianne je me suis retourné pour pleurer. Il est permis de s'interroger sur cet...

à écrit le 05/03/2023 à 9:53
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Le roman "L'étreinte du dragon" de Jean Tuan (C.L.C. Editions) évoquait le contrat truqué de la vente de centrales nucléaires à la Chine. Ce livre est épuisé mais il est possible de l'acquérir d'occasion via les sites de vente internet. Une lecture é...

à écrit le 05/03/2023 à 9:52
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Que voulez-vous le grand succès de la France est celui de ses élites que l'on regarde les nomination récentes à la RATP, au grand port de Marseille et autre... A l'époque c'est la chef du cabinet de Mitterrand, personne d'une grande qualité qui s'est...

à écrit le 05/03/2023 à 8:37
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2019 : Près d'une personne sur deux se dit discriminée au cours de sa carrière professionnelle en France en raison de son engagement syndical, montre le 12e baromètre sur les discriminations au travail du Défenseur des droits.Ces résultats s'appui...

le 05/03/2023 à 15:58
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Ne mélangeons pas tout, svp.. 100 % des détenus de déclarent innocents.... Avec des " selon une " étude " et selon un " sondage " j'obtiens ce que je veux si c'est moi le commanditaire, même le plus farfelu... Déclamer selon une étude et selon un s...

à écrit le 04/03/2023 à 18:48
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Quand le syndicalisme français fait de la politique sans en faire...

le 04/03/2023 à 21:45
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Tu évoques le Medef ,je suppose.

le 05/03/2023 à 1:47
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@lachose Je ne suis pas sectaire, je ne vise aucun syndicat en particulier.

le 05/03/2023 à 8:19
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ce niveau de corruption ne peut etre couvert que par un 1er ministre voir un president ce qui revient a dire haute trahison et pas transfert de technologie

à écrit le 04/03/2023 à 17:04
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Au fond, cette histoire révèle la solidarité des élites françaises avec les ouvriers chinois. Qui écrit sur la responsabilité de la grande distribution dans l’abaissement de la France? Qui écrit sur la lâcheté de notre personnel politique et son manq...

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