Comment les entreprises organisent le retour au bureau de leurs salariés

ENQUÊTE 1/2. Alors qu'un reconfinement est de plus en plus évoqué suite à l'arrivée en France du nouveau variant britannique, les entreprises s'interrogent sur les conditions des retours au bureau de leurs salariés. Enquête sur comment le télétravail a changé les règles du jeu.
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> Voir le DOSSIER : « Télétravail : un progrès pour tous ? »

Bruno est directeur commercial dans une grande banque de la région parisienne. Divorcé, ce quadra est en télétravail presque à 100% depuis le début de la pandémie : « Je suis revenu au bureau quelques jours par semaine, cet été. Pour le reste, mon entreprise américaine a appliqué la consigne : un maximum d'employés chez eux ». Une situation qui, peu à peu, a pesé sur son moral. « Au début,  c'était plutôt agréable. J'évitais les temps inutiles de trajets, et j'y trouvais une certaine liberté. Mais, en décembre, je n'en pouvais plus d'être seul dans mon salon, à enchaîner les réunions Zoom... je bossais beaucoup plus qu'avant, je déprimais, mangeais n'importe comment... », confie-t-il.

Bruno demande alors à sa hiérarchie de revenir un peu au bureau. Alors même, qu'entre la fin octobre et début janvier, le protocole sanitaire en entreprise impose le télétravail comme LA règle. Selon le gouvernement, il doit être « porté à 100% pour les salariés qui peuvent effectuer l'ensemble de leurs tâches à distance ». La direction accepte de délivrer à Bruno une dérogation, elle le charge de relever le courrier postal de son service. « Faire le factotum était un prétexte pour justifier mon déplacement mais peu importe, cela m'a fait le plus grand bien. Même s'il n'y avait pas grand monde dans l'open-space quand j'y allais », avoue-t-il.

Combien sont-ils comme Bruno à craquer ? A n'en plus pouvoir de passer leurs journées chez eux, les yeux rivés sur leur écran ? A se sentir isolé, démotivé, oppressé ? « Plusieurs milliers », répond le ministère du Travail. C'est pour faire face à cette souffrance que depuis le 7 janvier, Elisabeth Borne a d'ailleurs assoupli ses recommandations : « Il s'agit de permettre à celles et ceux qui en éprouvent le besoin de revenir sur site, avec l'accord de leur employeur, une journée par semaine ». Plus qu'une question d'organisation, la ministre du Travail y voit « un enjeu de santé publique », alors que la propagation du virus continue.

Lire aussi : Le télétravail, une « prison » pour le salarié ?

6 salariés sur 10 en détresse psychologique

Medef et syndicats alertaient depuis cet été le gouvernement sur une augmentation des troubles chez les travailleurs : isolement, fatigue intense, anxiété, difficultés à déconnecter, troubles alimentaires, du sommeil, prise de médicaments, addiction, burn-out.... Selon le dernier baromètre Empreinte-Humaine, cabinet indépendant évaluant la qualité de vie au travail, 58% des salariés français en télétravail à 100% sont en détresse psychologique. Pour près d'un sur deux, le confinement de l'automne est beaucoup moins bien vécu qu'en mars.

Aussi, sans le dire, beaucoup d'entreprises n'ont pas attendu la directive ministérielle pour lâcher un peu de lest. En cette nouvelle année, elles organisent encore un peu plus des retours - partiels-  sur site, dans le respect des gestes barrières. La plupart d'entre elles ont divisé en plusieurs groupes leurs équipes, pour une alternance dans les locaux, ont créé des parcours pour éviter les croisements, mis de la distance entre les postes, installé des plexiglas etc.  A en croire les psychologues, offrir ces possibilités est d'autant plus importants, que les Français se sont moins reposés que d'habitude pendant ces fêtes. Il y a une usure collective.

« La configuration est très différente par rapport au premier confinement, quand tout le monde pensait que c'était l'affaire de quelques semaines », explique Michel Debout, médecin et sociologue du travail. A l'époque, nous pensions naïvement qu'à l'été, tout redeviendrait comme avant. Sauf quelques métiers, nous étions tous coincés chez nous, solidaires, on applaudissait les soignants, on faisait bloc face au virus. Il y avait un horizon.

« Là, on s'installe dans un nouvel état dont on ne voit pas le bout, que chacun affronte comme il peut, à l'aune de ses ressources psychiques et économiques. Certains ont encore leurs boutiques fermées, d'autres retravaillent comme avant... c'est très déstabilisant pour les individus ». Et ce spécialiste du suicide, ne cache pas son inquiétude :

« En 1929, lors de la grande récession, le nombre de suicides a été multiplié par trois... En 2008, une hausse a été constatée dans toute l'Europe. Tout porte à redouter qu'il en soit de même avec ce virus. »

Les effets mitigés du télétravail

Les télétravailleurs ne sont pas les seuls à reprendre le chemin de l'entreprise. Les salariés en chômage partiel aussi. Ils sont nombreux à pâtir de cet éloignement vis à vis de leur employeur. C'est le cas par exemple des employés des Aéroports de Paris, durement frappés par la crise : en chômage partiel depuis mars, plus de 200 d'entre eux ne sont pas revenus dans les terminaux. Autant dire une éternité. Pour éviter le décrochage total, et alors que le trafic aérien reste très limité, la direction a décidé de mettre en place des roulements. Ces reprises - au compte- gouttes - visent aussi à limiter la perte de compétences. Céline*, 35 ans, hôtesse de l'air chez Air France, n'a plus « volé » depuis plusieurs mois : « Alors que dans notre métier, il faut exercer régulièrement pour ne pas perdre les automatismes. Mais il y a tellement peu d'avions en circulation... A terme, c'est dangereux ».

Dans ces conditions, comment motiver les troupes ? Préserver l'unité ? Enclencher de nouveaux projets ? Repérer les signaux d'alerte de ceux qui décrochent ? Organiser cette nouvelle façon de travailler tourne souvent au casse-tête. Entre excès de confiance et de contrôles, il faut trouver le bon équilibre.

Surtout que de nouvelles attentes des salariés interpellent. Certes, le télétravail à 100% est rejeté, non sans rester très prisé : selon une étude publiée en décembre dernier par l'Apec, l'Association pour l'emploi des cadres, 83% veulent pouvoir continuer ce système à distance quelques jours par semaine. Mais, où mettre le curseur pour ne pas abimer la compétitivité de l'entreprise ?

Car si les employés ne travaillent tous les jours sur site, quid de leur productivité ? « C'est une grande crainte des employeurs, mais, individuellement, elle ne baisse pas, au contraire », répond Antoine Foucher, président fondateur de Quintet Conseil, cabinet en stratégie sociale. « En revanche, collectivement, c'est plus compliqué. » Car c'est la limite des outils numériques : ils ne favorisent ni la créativité, ni l'innovation en groupes.

Enfin, des questionnements plus existentiels, identitaires même, pointent. Souvent révélés à demi-mots, ils sont de plus en plus nombreux : A quoi sert mon job ? Quelle est son utilité réelle ? Pourquoi ne pas faire autre chose ? Se reconvertir ? Vivre autrement ? Déménager ? Partir à la campagne ? « Quand vous travaillez chez vous, tout seul, vos tâches sont plus monotones. De nombreux actifs disent que leur travail s'est asséché ces derniers mois », note Christophe Nguyen, psychologue du travail et des organisations, fondateur d'Empreinte Humaine. Et de pointer un désinvestissement grandissant des salariés :

« Dans les grands groupes, près d'un sur deux n'a plus de sentiment d'appartenance à son entreprise, c'est très préoccupant... 60% disent y rester faute de mieux, parce qu'il fait froid dehors ! »

Derrière la fatigue psychologique de ces longs mois passés à s'adapter au Covid, pointent l'anxiété, l'angoisse de l'avenir, et le désengagement. De véritables bombes à retardement que les entreprises ne sauraient ignorer.

Une prime pour payer les frais domestiques

Chez Ferrero France, la plupart des salariés sont invités à poursuivre le télétravail. Comme  la plupart des grands groupes, l'industriel italien a livré à tous ses employés du siège un équipement complet en informatique, mais aussi en mobilier de bureau ergonomique... Une petite révolution alors qu'avant la pandémie, le travail à distance ne faisait pas du tout partie de la culture Ferrero. Et il n'est pas le seul.

Selon le ministère du Travail, avant le premier confinement, moins de 10 % des actifs français avaient déjà testé le télétravail.

Depuis, les sociétés n'ont pas eu d'autres choix que de l'adopter. Les plus généreuses ont amélioré le confort de leurs équipes - via la fourniture de casques plus légers, d'écrans plats, de webcam - ou même versé des indemnités forfaitaires. Le spécialiste du logiciel de paie, a par exemple, instauré pour tous une prime de 40 euros par mois pour payer les frais domestiques (Internet, électricité, etc..).

Encouragés par l'accord national signé fin décembre par les partenaires sociaux sur le télétravail, beaucoup se sont aussi lancées dans des négociations avec les syndicats. « La plupart de ces accords prévoient deux jours de télétravail, trois jours sur site... », note Hubert Mongon, le délégué général de l'UIMM. Ce ratio semble faire l'unanimité pour garder le lien avec l'entreprise sans mettre en péril son organisation.

Restaurer des rituels

En France, les structures qui basculent en 100% télétravail, restent encore marginales. La plus emblématique, le constructeur automobile PSA, avait pris sa décision avant le Covid. Les quelques autres, - souvent des TPE ou PME -, exercent dans l'informatique ou la high-tech. Toutes vantent les économies réalisées sur l'immobilier de bureau.

« Pour l'instant, la majorité des entreprises en restent au stade de la réflexion. Peu quittent encore leurs bâtiments », juge Antoine Foucher, de Quintet conseil.

Certaines se tournent vers les espaces de co-working, pour que les salariés puissent, de temps à autre, travailler ailleurs qu'à leur domicile. Une respiration bienvenue quand les logements sont trop exigus ou que le conjoint/conjointe y exerce également une activité professionnelle...

Mais, si la rythmique habituelle du métro-boulot- dodo est cassée, l'entreprise ne saurait se passer de rituels. Dans la plupart des services, des points réguliers sont instaurés, par téléphone, ou par visioconférence. Désormais entrée dans les mœurs, la réunion virtuelle maintient le contact avec les équipes.

Car les experts des RH sont unanimes : tous les actifs ne sont pas égaux face à ces nouvelles modalités de travail. Des catégories sont plus fragiles que d'autres. Les jeunes, tout d'abord. Dépourvus de l'ancienneté de l'entreprise qui leur permet d'en posséder les codes, ils sont plus souvent célibataires, et vivent dans des conditions plus précaires - beaucoup habitent de petits espaces. « Nous avons mis des aides financières spécifiques pour ces salariés », explique Edward Arkwright, le numéro 2 d'Aéroports de Paris, qui se souvient avoir été alerté, cet été, par de jeunes cadres obligés de vendre leur voiture pour boucler leur budget. Les parents de jeunes enfants sont également des populations exposées au risque d'épuisement. C'est encore plus marqué pour les mères seules qui gèrent les tâches domestiques et voient souvent leurs revenus diminuer avec la crise.

En télétravail, le salaire est maintenu, mais c'est désormais rarement le cas en chômage partiel. Le gouvernement verse encore 84% du montant net et le complément est à la bonne volonté de l'employeur. Et même si l'exécutif a prévu de prolonger temporairement ce niveau jusqu'au mois de mars, il est probable qu'au mois d'avril la prise en charge de l'État soit revue à la baisse.

Lire aussi : Chômage partiel : le reste à charge zéro pour les secteurs en difficulté prolongé jusqu'à mars

>> Retrouvez l'épisode 2 : Le télétravail, un « crash test » pour le management de l'entreprise

Commentaires 12
à écrit le 13/01/2021 à 17:42
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@septic , y a pas de solutions miracles. Le télétravail ne peut être envisagé à 100% pour tt le monde, car les conditions de travail chez soi ne st pas idylliques pour ts ( tt le monde n'a pas forcément une résidence secondaire à la campagne avec de ...

à écrit le 13/01/2021 à 11:11
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Comme ds tte nvelle organisation, passer brutalement de tt à son contraire s'apparente à du dogmatisme qui se révèle à un moment contre productif. Tt est affaire de compromis, avec des tâtonnements, des rétropédalages si nécessaire, car l'esprit huma...

à écrit le 13/01/2021 à 5:30
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C'est moins facile de harceler, de hurler après ses esclaves à distance, et moins valorisant pour l'ego des petits chefs incompétents et apathiques, dont l'avenir semble radieux.

à écrit le 12/01/2021 à 22:00
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J'ai 59 ans après avoir bataillé, j'ai été en télétravail de fin mars à début juillet et puis du 09 novembre à ce jour. J'ai dû amener tout mon matériel de bureau car il n'y a pas assez de portables pour tout ceux qui souhaitaient faire du télétravai...

à écrit le 12/01/2021 à 21:54
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Les entreprises organisent le retour des collaborateurs au travail, pendant que les pouvoirs publics et leurs dirigeants multiplient les occasions de les en dissuader. Si l'Etat n'est pas l'ennemi, nous dit-on et c'est vrai, c'est du moins trop souve...

à écrit le 12/01/2021 à 19:43
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C'est reparti: la propagande anti-télétravail redémarre ! Des gens immatures, pas organisés, qui se plaignent alors que la crise va détruire beaucoup d'emplois, que les villes sont engorgées, pollulées par les transports, ... Comment peut-on se sen...

le 13/01/2021 à 5:37
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Etes vous vraiment sûr qu'on n'est pas surveillé, jugé, espionné chez soi, surtout en teletravail ?

à écrit le 12/01/2021 à 16:51
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Bof, j"ai l"impression que ce qui manque le plus à Bruno,c'est une nouvelle femme depuis son divorce et que cela lui pèse de ne plus pouvoir draguer une secrétaire avec son salaire de directeur commercial au bureau et personne à l'open space pour pre...

le 13/01/2021 à 13:36
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+1

à écrit le 12/01/2021 à 15:52
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Je comprends parfaitement la réaction de Bruno. Pour moi, le télétravail ressemble à un emprisonnement. Au début, c'est nouveau, c'est sympa. Mais si ça devient la routine, c'est insupportable!

à écrit le 12/01/2021 à 14:56
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Encore un peu de pédagogie par peur d annoncer un confinement qui valide encore un échec Sont ils encore crédible d être en guerre,? De plus aucune homogénéité au niveau régions encore moins au niveau Europe

à écrit le 12/01/2021 à 13:07
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"Alors qu'un reconfinement est de plus en plus évoqué suite à l'arrivée en France du nouveau variant britannique" Hier ou avant hier pourtant Véran disait qu'il n'était pas question d'un nouveau confinement mais les journalistes télé et radios in...

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