Enquête : la maire, les dealers et le vendeur de kebabs

Le procès de Mélanie Boulanger, ancienne élue socialiste de Canteleu, et de son adjoint s’ouvre demain au tribunal correctionnel de Bobigny. Ils sont accusés d’avoir favorisé le trafic de stupéfiants organisé par une famille toute-puissante dans la commune.
Mélanie Boulanger en octobre 2021
Mélanie Boulanger en octobre 2021 (Crédits : © LTD / Xavier Oriot/PHOTOPQR/OUEST FRANCE/MAXPPP)

Deux années ont passé depuis l'annonce qui a sidéré Canteleu. Le 22 avril 2022, les habitants de la commune normande apprenaient la mise en examen de leur maire, Mélanie Boulanger, pour complicité de trafic de stupéfiants. La veille, Hasbi Colak, son adjoint, avait également été inculpé. Tous deux sont accusés d'avoir favorisé le trafic de drogue mené à Canteleu par une famille influente de la commune.

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Deux années ont passé mais l'agitation et le battage médiatique sont encore dans toutes les têtes. Sur les hauteurs de Rouen, la place de l'hôtel de ville, entourée de bâtiments HLM, s'anime en dépit des ondées. « C'était choquant, on a été perturbés », se rappelle un père de famille. Au sortir d'une réunion en mairie, deux directrices d'école, qui réclament l'anonymat, affichent leur soutien à Mélanie Boulanger : « Les habitants aimaient leur maire. Elle était proche des Cantiliens. » L'élue a démissionné de son poste pour « raisons de santé » au début de l'année 2024.

L'affaire, qui a laissé des traces au niveau institutionnel, a aussi fait naître un malaise largement palpable à Canteleu. « Toute la ville a été stigmatisée », justifie un membre de l'équipe municipale. À quelques jours de l'ouverture d'un procès très attendu, rares sont les Cantiliens qui se risquent à commenter un dossier complexe. « C'est difficile de comprendre si la maire est mouillée », tente encore le père de famille.

Mais cette affaire témoigne de cette « France submergée par le narcotrafic » décrite dans le récent rapport de la commission d'enquête sénatoriale qui a planché sur le sujet et qui dépeint une situation telle que plus « aucun territoire n'est épargné » par le phénomène. « Quand on se balade avec les gamins, on croise des chaises de camping avec des guetteurs, raconte l'une des directrices. Nos petits se font même parfois alpaguer, c'est très déstabilisant. » L'autre directrice tempère : « Ce n'est pas non plus le Bronx, ici ! » À Canteleu, pendant des années, le trafic de stupéfiants a trouvé un terrain fertile pour se développer. Au vu et au su de tous les habitants, y compris de l'équipe municipale.

Le restaurant de Hasbi Colak, Show Kebab.

Le restaurant de Hasbi Colak, Show Kebab (© LTD / RAPHAËL LAFARGUE/ABACA POUR LA TRIBUNE DIMANCHE)

C'est pourtant loin de la Normandie que débutent les investigations. Le 25 septembre 2019, dans un parking de Saint-Denis, en Seine-Saint-Denis, des policiers de la BAC interpellent deux individus sur le point d'effectuer une transaction. L'un d'eux est retrouvé porteur de 50 000 euros en espèces. Alors qu'il tente de s'enfuir, le second est arrêté en possession d'un sac contenant 2 kilos de cocaïne.

L'exploitation de leurs lignes téléphoniques révèle que le premier a effectué un trajet Rouen-Paris pour se rendre sur le lieu de la transaction. Ce trentenaire, né dans la banlieue de Rouen, est défavorablement connu des services de police pour trafic de stupéfiants et a déjà été contrôlé dans un véhicule au côté d'un certain Mohamed Meziani, en 2014. À Canteleu, l'existence des Meziani n'est ignorée de personne. La simple évocation du patronyme suscite la méfiance. La large fratrie, qui a grandi dans cette commune de 15 000 habitants où le taux de chômage est deux fois plus élevé que la moyenne nationale, apparaît dans plusieurs dossiers de stups depuis des années mais n'a jamais été condamnée.

Lors de cette interpellation, un autre élément interroge les policiers de la BAC. Le véhicule de l'un des deux trafiquants est une camionnette blanche estampillée Show Kebab. À Canteleu, tout le monde connaît ce commerce de restauration rapide, situé dans le centre-ville, qui appartient à Hasbi Colak. Figure de la commune, ce dernier a été élu en 2014 sur la liste de la maire socialiste Mélanie Boulanger, reconduite en 2020. Ce commerçant dénué de toute ambition politique est devenu adjoint au maire, chargé des commerces et de l'emploi. Auditionné en garde à vue, Hasbi Colak expliquera qu'il a prêté son véhicule à un jeune du quartier qui en avait besoin pour un déménagement. « Il faisait ça pour rendre service », plaide son conseil, Jérémy Kalfon.

Les environs de la mairie de Canteleu.

Les environs de la mairie de Canteleu (© LTD / RAPHAËL LAFARGUE/ABACA POUR LA TRIBUNE DIMANCHE)

Mais la présence de cette camionnette sur le lieu de la transaction pousse les enquêteurs à se pencher sur la commune normande, réputée pour être une place forte du trafic de stupéfiants. Avant son décès en 2019, Mohamed, l'aîné de la fratrie Meziani, était même présenté comme l'une des figures principales des réseaux de drogue dans la région de Rouen. Il est mort dans un accident de voiture, vraisemblablement lors d'un go fast. Les enquêteurs en sont persuadés, ses cadets Aziz et Montacer respectivement surnommés « le U », et « Menthe à l'eau », ont repris les commandes. Les surveillances et les mises sur écoute vont conforter cette intuition. Lors d'un appel intercepté, un lieutenant des Meziani l'affirme : « C'est le U qui gère. Chacun carbure pour le U. » À plusieurs reprises, les petites mains du trafic cantilien se plaignent également des pressions qu'ils subissent de la part des Meziani.

La famille menace également Hasbi Colak. L'élu de 40 ans est de la même génération qu'eux. Il les a côtoyés sur les bancs de l'école. Pour asseoir leur emprise sur la commune, les Meziani n'hésitent pas à entrer en contact avec Hasbi Colak. « Quand vous tenez un commerce en plein milieu d'une ville comme ça, tout le monde sait où vous trouver, défend Jérémy Kalfon. C'est un peu le problème ; dès que les Meziani veulent s'adresser à la mairie, ils passent par mon client. » L'enseigne Show Kebab se révèle être « une porte d'entrée vers la mairie ».

Le 10 décembre 2019, l'adjoint contacte Mélanie Boulanger pour la prévenir que « les grands », surnom pour qualifier les Meziani, protestent de ne pas avoir été prévenus de la pose d'appareils de vidéosurveillance dans le quartier populaire de la Cité rose, à Canteleu. L'implantation des caméras pourrait gêner le trafic de la famille. Les intimidations ne s'arrêtent pas là. Le 14 février 2020, une intervention de police dans le bar Le Jean Jaurès, l'un des QG des Meziani, situé à quelques dizaines de mètres de l'hôtel de ville, fait fulminer Montacer Meziani. Il demande à parler à la maire pour obtenir des explications. Dans la soirée, le numéro de Hasbi Colak s'affiche sur le téléphone de Mélanie Boulanger. Au bout du fil, un membre de la fratrie ordonne à la maire de faire cesser les contrôles. Le ton est inquiétant : il la menace de mettre le feu aux bâtiments municipaux.

À quelques mois des élections municipales, les Meziani font comprendre à la maire que sa réélection dépendra de sa coopération. L'audition d'un commissaire de police confirme que Mélanie Boulanger lui a demandé de différer la pose des caméras de vidéosurveillance après les élections municipales de 2020. Celle du chef de la police municipale atteste que l'édile a ordonné l'arrêt des contrôles fréquents des patrouilles dans les quartiers de la commune.

Le 8 octobre 2021, la justice décide de mettre un terme à ce petit jeu. À l'aube, un coup de filet de grande envergure mène à l'interpellation de 19 personnes. Mélanie Boulanger, Hasbi Colak ainsi que Montacer Meziani et ses lieutenants sont placés en garde à vue. Seul Aziz Meziani manque à l'appel. La tête de réseau est en cavale au Maroc. Il est demeuré introuvable depuis.

Mon histoire est celle d'une élue qui se retrouve sans réponse des pouvoirs publics pour l'aider à lutter contre les trafics

Mélanie Boulanger

Interrogés durant de longues heures dans les locaux du commissariat de Rouen, les deux élus finissent par être relâchés. Mélanie Boulanger réplique. La maire de 45 ans, devenue une figure du Parti socialiste normand, estime sa garde à vue « injustifiée ». Devant une salle de presse bondée, Mélanie Boulanger raconte avoir « sollicité les autorités préfectorales » pour obtenir une protection et se prémunir des menaces dont elle faisait l'objet. La maire brandit une pochette jaune dans laquelle elle affirme avoir compilé toutes les mesures prises pour renforcer la sécurité de la commune. Avant d'esquisser une ultime défense : « Mon histoire est celle d'une élue de la République qui se retrouve trop souvent sans réponse lorsqu'elle sollicite les pouvoirs publics pour l'aider à lutter contre les trafics de stupéfiants. »

Insuffisant aux yeux du parquet de Bobigny. L'affaire connaît un nouveau rebondissement les 21 et 22 avril 2022 avec les mises en examen de la maire et de son adjoint. Dans un tweet publié le 26 avril 2022, l'association de lutte contre la corruption Transparency France estime que si « une infime proportion (0,318 %) des 579 484 élus locaux a affaire à la justice, les mises en examen dans le cadre d'un trafic de stupéfiants sont encore plus rares ». Contacté, l'avocat de Mélanie Boulanger, Arnaud de Saint Remy, juge qu'« il n'y a rien dans ce dossier si ce n'est le fantasme et l'interprétation ». Depuis plusieurs mois, l'ex-maire et son ancien adjoint se font plus discrets dans la commune. Sur le site Internet de la ville, leurs portraits ont été relégués aux deux derniers rangs de l'organigramme des conseillers municipaux.

Dès demain, ils auront l'occasion de s'expliquer devant le tribunal correctionnel de Bobigny. Ils encourent des peines allant jusqu'à dix ans d'emprisonnement. À Canteleu, les habitants vont suivre avec attention le déroulement des audiences. Le nouveau maire, Tom Delahaye, a refusé de nous répondre. Son entourage l'assure : « On n'aspire qu'à tourner la page de cette affaire. » Entré en fonction il y a trois mois, le nouvel édile est déjà à pied d'œuvre. Dans une interview accordée à la presse locale, Tom Delahaye a annoncé que 176 caméras de vidéosurveillance allaient être installées dans la commune.

À Avallon, une autre maire dans la tourmente

Le 10 avril, Jamilah Habsaoui, la maire d'Avallon (Yonne), une commune de 6000 habitants, a été placée en détention provisoire pour trafic de stupéfiants. L'élue et cinq autres personnes, dont deux de ses frères, avaient été interpellées trois jours plus tôt. Le coup de filet résultait d'une série de perquisitions menées par la brigade de recherches de la gendarmerie d'Avallon, dans le cadre d'une enquête préliminaire ouverte en octobre 2023. Près de 70 kilos de résine de cannabis et 983 grammes de cocaïne ont été retrouvés au domicile de l'édile. Libérée il y a dix jours, l'élue locale est depuis sous contrôle judiciaire. Jamilah Habsaoui, qui a tenu à « réaffirmer [s]on innocence » dans un récent communiqué, s'est mise en retrait de ses fonctions municipales.

Commentaires 3
à écrit le 26/05/2024 à 21:41
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La justice lui reproche de ne pas avoir résistée aux menaces ? Allo quoi on est en France ! Ils vont bien nous l'emprisonner pour l'exemple.

à écrit le 26/05/2024 à 13:08
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C est beau l’ intégration à la française .. ben quoi ce sont des honnêtes commerçants Non ? Combien passent sous les radars ?…

à écrit le 26/05/2024 à 7:56
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Elle est victime de l'extrême droite medef ultra libérale!!! C'est pas de la drogue, c'est du vivre ensemble bienveillant avec des gens tolérants à ne oas stigmatiser, vu qu'ils sont juste un peu différents !!! Que les juges indépendants votent un ...

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