"En Europe, on est passé d'une économie de forte reprise à une économie de guerre". Deux semaines après l'invasion de la Russie en Ukraine, l'économiste et conseiller de la banque Natixis, Patrick Artus, a tiré la sonnette d'alarme lors d'un séminaire consacré au conflit organisé ce vendredi 11 mars. La fièvre des prix de l'énergie et le ralentissement de la croissance sur le Vieux continent pourraient donner du fil à retordre au gouvernement. Après deux longues années de pandémie, de nombreuses entreprises et ménages se retrouvent à nouveau asphyxiés par les dommages directs et indirects de cette guerre aux portes de l'Union européenne.
Si le ministre de l'Economie Bruno Le Maire a écarté l'option d'un "quoi qu'il en coûte" pour aider les entreprises et les foyers, la tâche pourrait bien s'avérer ardue. En effet, les effets d'un tel conflit à court et moyen terme sont difficiles à mesurer. Alors que les modalités du plan de résilience économique et social doivent être précisées la semaine prochaine, les économistes ont fait tourner leur modèle pour tenter d'appréhender les répercussions de cette bataille sur l'économie tricolore.
L'industrie en première ligne
Pénurie élevée, inflation galopante, coup de frein de la croissance...les nuages s'amoncellent au dessus de l'économie européenne. Lors d'un point de conjoncture organisé ce vendredi 11 mars, la cheffe économiste du Trésor, Agnès Bénassy-Quéré, a rappelé que le prix du pétrole actuellement "est environ deux fois supérieur à la moyenne historique. A cela s'ajoutent l'envolée des prix du gaz et ceux des matières premières". Pour bien appréhender les répercussions de cette flambée des prix sur l'économie tricolore, les chercheurs du Trésor ont travaillé à partir du mix énergétique primaire de l'Hexagone. Il dépend en grande partie du nucléaire (40%), du pétrole (28%), du gaz naturel (16%) et des énergies renouvelables (14%).
Résultat, "l'impact est fortement hétérogène. Il est principalement concentré sur l'industrie", a résumé l'économiste. En ce qui concerne les achats de gaz, l'industrie automobile est particulièrement heurtée avec un très grand nombre d'entreprises affectées. Viennent ensuite l'industrie métallurgique, l'industrie du papier et du carton, l'industrie chimique ou encore l'industrie alimentaire. De son coté, Patrick Artus interrogé par La Tribune a indiqué que "tous les secteurs qui connaissent des pénuries importantes maintenant seront les grands perdants. L'industrie automobile sera au premier rang des perdants".
D'autres canaux de transmission comme le prix des matières premières (céréales), les métaux stratégique ont également bien été identifiés mais ils n'ont pas encore fait l'objet d'une évaluation précise par les économistes de Bercy. Concernant les échanges commerciaux par exemple, "l'impact devrait être très limité car la Russie et l'Ukraine ne représente qu'une petite partie des échanges (1,5%)", a expliqué Agnès Bénassy-Quéré. Sur le front financier, "l'impact peut être important au moins de manière indirecte avec une chute des actions de -13% depuis janvier, la forte volatilité et l'aversion au risque. Le canal de la confiance est plus dure à mesurer. On peut s'attendre à plus d'épargne et moins d'investissement chez les entreprises et les ménages" résume-t-elle.
En revanche, les économistes n'ont pas attiré l'attention sur les services même si des entreprises pourraient également connaître de fortes difficultés. Compte tenu du poids de l'industrie dans le produit intérieur brut (PIB) tricolore (13% selon l'Insee), l'impact sur la croissance devrait être limité. En revanche, cette guerre pourrait affaiblir le tissu productif du Made in France déjà affaibli par des décennies de désindustrialisation et plusieurs fortes récessions depuis l'an 2000.
Carburant : une hausse moyenne de 550 euros pour les Français
A la suite du rebond économique et de l'accélération des prix de l'énergie, l'inflation a ressurgi en 2021 après des années d'atonie. Cette inflation a dans un premier temps été alimentée par des frictions engendrées entre l'offre et la demande à l'échelle mondiale et les difficultés d'approvisionnement durant les premiers mois du rebond économique planétaire. Pour éviter tout embrasement, le gouvernement avait multiplié les dispositifs depuis l'automne pour limiter les conséquences de cette hausse sur le coût de la vie des Français en distribuant des chèques aux ménages (chèque énergie, chèque inflation, indemnité kilométrique, blocage des prix du gaz).
Avec l'invasion de l'Ukraine par la Russie le 24 février, le spectre de la "stagflation" des années 70 suite aux différents chocs pétroliers est réapparu en Europe.
Résultat, la facture pour les ménages pourrait grimper et en particulier pour les plus modestes. Dans une note dévoilée ce vendredi 11 mardi, le cabinet Astères explique que si les prix des carburants se maintenait à ce niveau toute l'année, la dépense moyenne pour les Français pourrait s'élever à environ 550 euros par ménages, soit une baisse du pouvoir d'achat de 1,4%. Ce chiffre masque cependant des disparités criantes entre les catégories de ménages. Les pertes de pouvoir d'achat en variation pourraient être beaucoup trois fois plus sévères (-2,4%) pour les plus modestes appartenant au premier décile de revenu que pour les plus aisés (-0,8%). De même, les ménages qui vivent dans des zones rurales (-2%) sont bien plus exposés que ceux vivant en région parisienne (-0,9%). Dans une autre récente étude, les économistes d'Euler Hermes estiment que les dépenses énergétiques des Français pourraient gonfler de 400 euros cette année en moyenne. Cette flambée des prix pourrait alimenter la grogne sociale.
"Contrairement aux chocs des années 70, une grande partie des salaires n'est pas indexée à l'inflation. Le degré d'indexation des salaires est très faible. On doit s'attendre à une baisse des salaires aux Etats-Unis et en Europe. Le fardeau de la guerre sera supporté d'abord par les salariés et les ménages. Les salaires réels vont s'effondrer même si les politiques budgétaires pourraient amortir le choc. La question est de savoir dans quelle mesure la dépense publique va amortir cette baisse des salaires," a averti Patrick Artus lors du séminaire.
En attendant, les économistes de la Banque de France et ceux de l'Insee devraient réviser à la baisse leurs projections de croissance de l'économie tricolore en début de semaine prochaine.