« L’esprit Charlie est plus subtil qu’il n’y paraît » (Riss, Charlie Hebdo)

ENTRETIEN - Huit ans après l’attentat qui a décimé son journal, le directeur de la rédaction de « Charlie Hebdo », reste l’un des hommes les plus protégés de France. Cette vie en suspension n’altère pas l’acuité de son regard sur l’actualité.
Pauline Delassus
Riss, dessinateur et directeur de Charlie Hebdo, le 31 octobre, à Paris.
Riss, dessinateur et directeur de Charlie Hebdo, le 31 octobre, à Paris. (Crédits : Albert Facelly pour la Tribune Dimanche)

Où qu'il aille, Riss est entouré de plusieurs policiers. Le jour où nous le rencontrons, dans le quartier des Grands Boulevards, à Paris, les hommes du Service de la Protection sont particulièrement vigilants tant la crainte d'un attentat est élevée ces jours-ci. Habitué à vivre en compagnie de ces « gorilles » armés et surentraînés, il salue en souriant. Et éternue. Un mauvais rhume. L'hiver arrive, le climat se refroidit et l'angoisse monte dans le pays. Le dessinateur s'en alarme et aborde tous les sujets. LFI, RN, Guillaume Meurice et même Caroline de Monaco... L'esprit Charlie, c'est bien lui.

LA TRIBUNE DIMANCHE- Vous exposez vos dessins du procès de Maurice Papon, condamné pour complicité de crimes contre l'humanité pour avoir organisé la déportation de Juifs à Bordeaux. Cette exposition au Mémorial de la Shoah à Paris résonne cruellement avec l'actualité...

RISS- L'antisémitisme traverse les époques, malheureusement. Ceux qui aujourd'hui crient « mort aux Juifs » se rendent-ils comptent de ce à quoi ça les renvoie? Ceux qui taguent des étoiles de David comprennent-ils la portée de leurs actes ? Connaissent-ils l'Histoire ? Peut-être que oui. Peut-être qu'ils assument leur haine, sans se soucier des conséquences, au nom du ressenti. Sans morale. Notre époque est désinhibée.

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Quel souvenirs avez-vous de Papon lors du procès en 1997 ?

Il venait aux audiences en costard de ministre, avec sa sacoche de ministre, et il parlait comme un ministre. Il n'était pas incarcéré, ce qui avait choqué. Il ne doutait de rien et répondait avec une telle assurance que l'on a rapidement compris que c'était quelqu'un de dur, d'intransigeant, sans scrupule. Il ne portait pas de considération morale sur les conséquences des ordres auxquels il avait obéi. Il envoyait balader ceux qui se présentaient à la barre, même l'avocat général. Une vraie teigne. Le procès fut long et complexe car Papon, fonctionnaire de Vichy, était aussi une figure du gaullisme. En tant que secrétaire général de la préfecture de Bordeaux, iI n'était pas allé lui-même au camp de Mérignac pour décider qui monterait dans les trains. Il avait laissé ce sale boulot à son adjoint. Il s'est toujours débrouillé pour ne pas être au contact des SS. Sa responsabilité n'était donc pas très lisible, c'est ça qui l'a aidé à la Libération. Même s'il a signé de très nombreux papiers et organisé la déportation.

Quels liens peut-on faire entre ce grand événement de l'histoire judiciaire de notre pays et les procès des attentats islamistes, comme celui du frère de Mohammed Merah, que vous avez suivi en 2012, et celui des attentats de janvier 2015, notamment contre Charlie Hebdo, où vous étiez témoin ?

Papon a prêté assistance au régime nazi, mais je ne suis pas certain qu'il adhérait à son idéologie. Il s'est tenu à distance des mouvements collaborationnistes. Ce sont ses actions qui ont été jugées, car il y avait des preuves matérielles. Il est plus difficile de criminaliser une adhésion idéologique. Lors du procès du frère de Merah, on a compris quel rôle il a joué dans la radicalisation du terroriste. Mais l'aide matérielle qu'il lui a fournie était plus difficile à prouver, or elle était nécessaire pour concrétiser son implication dans l'attentat. Le même problème va se poser lors du procès des complices de l'assassin de Samuel Paty. Ce qu'ils ont fait suffira-t-il à les condamner ? La déportation et l'extermination des Juifs sont des crimes complexes qui font intervenir des quantités de gens à diverses étapes. C'est un système pervers qui donne l'illusion à chacun de ne pas être responsable. Les attentats islamistes sont des crimes plus directs. Les terroristes assument leurs actes. Ils les revendiquent et se filment parfois. Il y a là un parallèle à faire avec ce qui s'est passé le 7 octobre en Israël. Les assaillants du Hamas se sont filmés déclarant « j'ai tué dix Juifs de mes mains ». La désinhibition, encore.

Selon vous, pourquoi certains élus de LFI refusent de qualifier le Hamas de terroriste ?

La direction de ce parti semble se calquer sur des schémas qui datent des années 1950, des vieilleries de la lutte anti-coloniale, caduques. Le massacre du 7 octobre m'a fait penser à celui de Philippeville, en Algérie, en 1955, qui fut alors une fracture dans la guerre. LFI reprend cette logique. Ils attendent des événements une rupture, une nouvelle situation politique. Ce n'est pas une dérive, c'est même cohérent. On ne le voyait pas avant car on voulait croire que l'alliance de la Nupes allait fonctionner, mais c'était bancal depuis le début. Il y avait trop de non-dits. Une crise comme celle-ci les met en lumière.

Pour Marine Le Pen, défendre Israël c'est lutter contre le monde arabe avec tout ce qu'il y a de xénophobe derrière

Riss

Le comble est que le RN paraît moins dangereux désormais.

Sur le sujet de l'antisémitisme, Marine Le Pen n'a pas les mêmes obsessions que son père. Et surtout, pour elle, défendre Israël, c'est lutter contre le monde arabe avec tout ce qu'il y a de xénophobe derrière. Cette position est tout aussi ambiguë que celle de l'extrême gauche, et beaucoup de gens se feront sans doute avoir par cela.

Que pensez-vous de la phrase de Guillaume Meurice sur France Inter comparant Benyamin Netanyahou à « un nazi sans prépuce » ?

Comment peut-on encore utiliser des termes si puérils... Ce sont des raccourcis. Bien sûr que l'on peut rire de tout, mais il y a une manière de le faire. Depuis l'offensive israélienne sur Gaza, il y a un déferlement de propos visant à inverser les choses. On en arrive presque à oublier ce qui s'est passé le 7 octobre. Dire que les massacres du Hamas sont comparables à ceux des nazis pendant la guerre, ça devient inaudible. Je ne sais pas si dans un an on en parlera encore car la propagande joue en faveur des terroristes palestiniens. Ils ont des relais dans les médias et jusque dans les universités américaines. Le rôle des intellectuels est à interroger. Quand on voit ce que déclarait la philosophe américaine Judith Butler sur le Hamas, mouvement qu'elle qualifiait de gauche parce qu'anticapitaliste, c'est effrayant. Or elle a formé toute une génération. Certains à gauche nous bassinent avec la dialectique dominant-dominé comme si c'était le summum de la pensée complexe... C'est le niveau zéro, et il y a des pans entiers de la réflexion fondés sur cela.

Guillaume Meurice s'est revendiqué de l'esprit Charlie : que lui répondez-vous ?

L'esprit Charlie a bon dos. L'esprit Charlie, ce n'est pas une poubelle qu'on sort du placard quand ça vous arrange, pour y jeter ses propres cochonneries. Cette semaine, Charlie a consacré sa couverture à Netanyahou. On n'a pas eu besoin de dire que c'était un nazi ni de préciser qu'il était circoncis pour faire comprendre aux lecteurs ce qu'on en pensait. C'est ça, l'esprit Charlie. C'est plus subtil et plus difficile à maîtriser qu'il n'y paraît.

Comment expliquer que les djihadistes qui passent à l'acte en France restent obnubilés par Charlie et les caricatures ?

Ils détestent toutes les valeurs qui nous semblent des évidences, la République, la liberté d'expression, l'humour, la caricature des religions, parce qu'eux obéissent à une idéologie fasciste, totalitaire et théocratique. Charlie est un élément parmi d'autres.

Est-il encore possible d'avoir un discours laïque auprès de la jeunesse ?

Tout dépend de la méthode. Il faut leur faire comprendre les vertus et le gain de la laïcité, que c'est un contrat social qui protège. À Charlie on a monté une association qui va dans les collèges et les lycées faire de la pédagogie auprès des élèves pour leur expliquer ce qu'est la caricature. Les retours sont bons. C'est le rôle d'un journal d'aller vers les gens, d'ouvrir les horizons. À chaque génération, il faut tout réexpliquer. Mais nous devons rester optimistes, sinon on devient nihiliste et il ne reste plus qu'à se flinguer.

Est-ce vrai que la première personne qui a attaqué Charlie en justice était Caroline de Monaco pour l'un de vos dessins ?

Oui ! À l'époque elle voulait annuler son mariage avec Philippe Junot, et le Vatican devait donner son autorisation. Ils avaient examiné sa vie intime sans aucune pudeur. Je l'avais dessinée de manière crue, allongée, entourée d'un aréopage d'évêques et de cardinaux. C'était le deuxième numéro de Charlie et les Grimaldi remportaient tous leurs procès contre la presse. Je me souviens de Philippe Val me disant « Caroline de Monaco nous attaque, on va couler ! » À la stupéfaction générale, on a gagné !

Êtes-vous proche des autres survivants de la tuerie de Charlie ?

Fabrice Nicolino est toujours au journal. Simon Fieschi vient de temps en temps. Je vois Philippe Lançon régulièrement. Mais parler de l'attentat entre nous n'est pas évident, on ne prend pas le temps, alors qu'on est toujours dedans. On voudrait avancer, mais c'est difficile. Ne serait-ce que parce qu'on a encore des séquelles physiques et psychologiques. En 2015, je pensais que ça irait mieux trois ou quatre ans après. Mais en fait ça ne disparaît pas.

Au procès de l'attentat, qu'avez-vous appris en écoutant les témoignages des parties civiles ?

Des détails. L'un d'eux m'a marqué. À Montrouge, le 8 janvier, il y a eu un accident de la circulation. La policière Clarissa Jean-Philippe s'est rendue sur les lieux. Il y avait aussi les employés du service de nettoyage de la ville. L'un d'eux a vu un mec sortir de son sac une espèce de mitraillette. Il l'a engueulé, pensant que c'était un jouet, qu'il faisait une blague. En fait, c'était Amedy Coulibaly. Et c'était une vraie kalachnikov, avec laquelle il a abattu la fonctionnaire. Quand la violence surgit ainsi, nous ne parvenons pas à y croire.

Quelle a été votre réaction quand ont surgi les frères Kouachi dans la salle de rédaction de Charlie Hebdo le 7 janvier ?

J'attendais mon tour. J'essayais, comme un animal face à un prédateur, de me fondre dans le décor, dans le parquet, car j'étais au sol. Quand je me suis aperçu qu'ils étaient partis, je ne comprenais pas pourquoi les autres ne parlaient pas. Ce silence... Quand je suis sorti de la pièce, c'était comme remonter des fonds marins, en passant par des paliers, lentement. J'étais touché à l'épaule et j'avais peur d'avoir une hémorragie interne. Dans l'ambulance, je parlais tout le temps. Dans la chambre d'hôpital, j'étais convaincu que les Kouachi allaient venir nous liquider. Quand, à la télé, ils donnaient les noms des survivants, je paniquais, persuadé qu'ils viendraient à l'hôpital. On a jamais su où ils ont passé la nuit du 7 au 8 janvier. Moi je n'ai pas dormi, je les attendais.

Cette peur a duré longtemps ?

Six mois après, dans ma chambre, je montrais à mon chirurgien le placard où je pourrais me planquer si des terroristes débarquaient. J'avais repéré un toit par où m'échapper. Il a dû me prendre pour un dingue. Aujourd'hui, j'y pense toujours.

Avez-vous été soulagé quand les Kouachi ont été tués ?

J'étais à l'hôpital, mais je ne voulais pas regarder la télévision. Les infirmières me donnaient les nouvelles, ça me suffisait. L'annonce de leur mort a été un genre de soulagement, mais le climat restait anxiogène.

Cette semaine, « Charlie » a consacré sa couverture à Netanyahou. On n'a pas eu besoin de dire que c'était un nazi ni de préciser qu'il était circoncis pour faire comprendre aux lecteurs ce qu'on en pensait

Riss

Vous auriez préféré qu'ils soient jugés et les voir dans un tribunal ?

Franchement, non. Je n'ai pas envie de discuter avec ces mecs. Ils ne cherchaient pas à discuter, eux, ils venaient là pour tuer tout le monde.

Vous souvenez-vous de leurs visages ?

Je n'ai vu qu'un seul d'entre eux. Il portait une cagoule. C'était le plus jeune, j'ai remarqué sa peau claire autour des yeux. Avant de tirer, il a regardé tout le monde, comme s'il était surpris. Je pense qu'il ne s'attendait pas à ce qu'il y ait tant de monde dans la pièce. Dans ce laps de temps, je me suis jeté au sol. Puis les tirs ont commencé.

Quand on est protégé par plusieurs policiers comme vous l'êtes, qu'est-ce qui est le plus dur ?

C'est une contrainte, mais aussi un luxe d'être protégé. Je ne me plains pas. Officiellement, je peux faire ce que je veux. Mais jamais seul. Il faut respecter l'investissement de ces agents. Quand je leur dis que je rentre chez moi, je ne m'amuse pas à aller gambader sans eux. Je les appelle si j'ai besoin de ressortir. Je peux partir en vacances, même à l'étranger. Tout dépend de la destination. Le plus dur, c'est le manque d'autonomie. Et la difficulté à faire des reportages. J'ai voulu aller enquêter au Bénin par exemple, ils ne me l'ont pas permis car il y avait eu des attentats. En revanche, je suis allé aux États-Unis, en Allemagne, en Pologne et même en Israël. Les menaces que l'on reçoit proviennent d'énergumènes, en ligne. On dépose plainte, on demande l'ouverture d'enquête. Il y a des interpellations. Les services de police font le boulot. Mais les vrais terroristes ne s'expriment pas sur le Net.

L'attentat a-t-il changé votre façon de faire le journal ?

J'essaie de faire le journal comme avant. On y arrive à peu près. On vend chaque semaine 20 000 exemplaires en kiosques et nous avons 30 000 abonnés. Le simple fait que Charlie soit encore vivant huit ans après l'attaque est une victoire. S'il avait disparu, ça aurait été un message terrible.

Comment fait-on pour ne pas avoir peur ?

Peur de quoi ? De mourir ? Je n'ai pas envie de mourir mais il ne faut pas avoir peur de mourir. La nuance est importante. Le 7 janvier, j'ai cru que ma vie s'arrêtait. J'ai fait un travail pendant ces quelques minutes que je n'aurai pas à refaire. S'il se passe de nouveau quelque chose, j'aurai deux ou trois secondes d'avance.

Parvenez-vous à être heureux ?

Heureux, c'est-à-dire ? Drôle de mot... Par moments je me sens heureux. Je suis vivant, ça me suffit.

Pauline Delassus
Commentaire 1
à écrit le 05/11/2023 à 8:37
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Charlie Hebdo barricadé est déjà une défaite sociétale en soi, plaie béante exposée sous nos yeux.

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