
LA TRIBUNE - Pourquoi avoir écrit un livre sur ce thème ?
JÉRÔME BATOUT - Bien des raisons m'ont poussé à m'intéresser à la « revanche de la province ». La plus profonde et la plus évidente de mes raisons était de comprendre pourquoi la France est plongée dans une dynamique néfaste. J'ai cherché à mettre à jour un facteur qui n'avait pas été identifié jusqu'ici, pour voir s'il pouvait constituer une piste pour comprendre le désarroi actuel et entrevoir une réconciliation. En somme : est-ce que le divorce entre Paris et la Province explique en partie la dynamique négative de la France des dernières décennies ? Cette piste va chercher dans le passé, à l'époque de la formation du couple Paris / Province. La France est une nation spontanément conflictuelle, une nation naturellement divisée. Face à ces dynamiques, les souverains ont imaginé un dispositif politique, pour créer de l'union. Le couple Paris / Province, imaginé par Louis XIV, fut l'un des plus puissants dispositifs d'unification d'un royaume alors globalement désuni. Grâce à ce duo, ce couple, on a réussi à unir un grand nombre de provinces désunies en une entité, « la » Province, qui prenait tout son sens vis-à-vis à Paris. C'est une aventure d'une fécondité remarquable.
Ce couple a-t-il bien fonctionné ?
Ce couple a très bien marché jusqu'aux années 1990. Soit trois à quatre siècles de fonctionnement, avec différentes époques. D'abord le démarrage, avec un couple arrangé, comme la plupart des couples d'ancien régime. Puis l'amour et l'estime mutuelle s'en sont mêlés, avec des énormes succès sur le plan économique, politique, culturel, littéraire. La dualité Paris Province est en bonne part responsable de la puissance du pays, qui se constitue à cette époque. Il y a eu une longue période de réussite dans ce duo : XVIIIème, XIXème siècles de façon évidente. Une période où l'agriculture de province nourrit à plein Paris, où l'industrie a pu se développer en fonction des gisements de minerai ou d'énergie partout sur le territoire, où les premières lignes de train voient le jour.... A la fin du XIXème-début du XXème, le couple Paris-Province est un vrai moteur pour la nation avec des milliers de jeunes provinciaux qui montent (ou descendent) à Paris chaque année pour y devenir, tantôt des maçons qui bâtiront le Paris de Haussmann, tantôt des artistes, tantôt des politiciens, tantôt des mathématiciens.... Contrairement à aujourd'hui où un pourcentage étonnant des étudiants des grandes écoles parisiennes viennent des lycées parisiens, il n'y pas si longtemps c'étaient tous les lycées des grandes villes de Province qui remplissaient aussi les écoles. Bref, le duo Paris Province a été extrêmement fécond.
Que s'est-il passé dans les années 1990 ?
Avec l'entrée dans la mondialisation Paris a largué la province. Lancé à toute vitesse vers un monde d'après qu'il croyait mondialisé et délesté de ses racines territoriales, Paris a largué la province qui l'avait si longtemps nourri, habillé, chauffé. Presque du jour au lendemain, Paris est parti sans donner de nouvelles. Il l'a fait sans cynisme, avec une certaine inconscience, ce qui n'exclut pas le calcul, croyant trouver de meilleurs alliés ailleurs, ce qui menait à fermer les usines de province, en délocalisant leurs emplois, avec pour conséquence, de proche en proche, de « rationaliser » le nombre de lignes TER ou de classes élémentaires. Paris a oublié la province. L'abandon parisien était d'autant plus troublant qu'il était précédé par trois siècles d'une belle histoire. On l'a expliqué à coups d'avantages compétitifs inéluctables. Les cartes de désindustrialisation du pays sont un témoignage de ces dynamiques.
Pourquoi assiste-t-on aujourd'hui à une revanche de la province ?
Je parle d'une revanche au sens sportif : une seconde manche après celle de la première mondialisation insouciante. Et cette revanche, je l'anticipe, je l'appelle de mes vœux, plus que je ne la constate comme une évidence. La Province, vaillante, résiliente, séduisante et bientôt puissante, sent que son moment est venu d'un point de vue économique ou encore, ce qui est lié, géopolitique. C'est aussi, sur le plan des sensibilités, devenu l'endroit d'un nouvel idéal français, où les gens se projettent dans une ville en province, plutôt que dans Paris ou les départements de la première couronne. La revanche, je l'espère, ne sera pas une vengeance. J'ai aussi écrit cet essai pour réfléchir aux conditions qui autoriseront une revanche pacifique, facteur de réconciliation. Mais cela pourrait aussi mal se passer et tourner au retour du conflit. Je ne suis pas inquiet outre-mesure car, si par commodité et histoire il faut utiliser le terme de Province pour faire la distinction avec Paris, les Bretons se disent Bretons, les Corses, Corses et les Basques, Basques. On n'utilise le mot Province que pour se différencier de Paris, mais personne ne porterait un T-shirt Province, c'est un mot globalement sorti de la circulation.
Vous parlez de Macrocéphalie culturelle, économique et politique parisienne, malgré 40 ans de décentralisation. Comment redonner du pouvoir culturel, politique et économique à la province ?
Il ne s'agit pas de tuer Paris pour sauver la Province. Il s'agit de retisser les liens entre les uns et les autres pour le bénéfice de tous. Paris est utile à la France, c'est une chance d'avoir une ville d'importance mondiale pour un pays désormais, si petit du point de vue de sa population. Il fallait la Province derrière Paris pour réussir à produire une ville si puissante et attirante. La France, et ses 68 millions d'habitants, est l'une des villes globales. Londres peut se targuer de la même chose mais c'est la seule, en Europe, à pouvoir se comparer sans ridicule à New-York et à Tokyo. Quand je critique la macrocéphalie, je critique d'abord et avant tout une posture, une manière d'être.
L'arrogance ?
C'est le terme qui vient souvent à l'esprit s'agissant de la France, et spécialement de Paris. Mais je pense que Paris a plutôt, vis-à-vis des régions, un rapport de condescendance. On considère à Paris qu'on est là pour gérer la Province qui est dans un sale état. On considère ainsi que cela lui donne un droit d'organisation et d'intervention. On le voit quand un sujet important se pose, comme l'énergie renouvelable, Paris a adopté jusqu'à récemment une posture de planification abstraite, pénible. Le couple fonctionnait bien et produisait des effets bénéfiques, jusqu'à la modernisation gaullienne et pompidolienne, tant qu'un État, encore puissant, créait des maisons de la culture, des universités, des centres hospitaliers universitaires (CHU), des autoroutes. Personne ne se plaignait de ce rapport. La Province se savait forte et ne vivait pas ces interventions en étant blessée ou déshonorée. Aujourd'hui, l'attitude dirigiste garde une persistance rétinienne, sauf qu'entre-temps Paris a largué la Province. Paris continue d'avoir un rapport très dirigiste vis-à-vis de la Province, « les territoires » en langue administrative et politique, en la stigmatisant constamment pour sa faiblesse. Un retour au réel s'impose : d'une part la Province a bien des forces, d'autre part, si elle a des faiblesses, c'est en bonne partie à cause de décisions prises depuis Paris durant les trente premières années de la mondialisation.
Les programmes pour les petites et moyennes villes sont demandés par les élus. Cela a l'air de fonctionner. L'Etat arrive avec de l'argent et propose aux élus de faire des choses.
Il y a plein de choses qui fonctionnent et l'attitude de Paris est en train de changer. Globalement, l'attitude de nos dirigeants à l'égard de la Province restait identique à ce qu'elle avait toujours été, comme s'il n'y avait pas eu de largage. Comme s'il n'y avait pas eu un énorme incident dans le couple. Il y a une explication qui n'a pas eu lieu. Chacun a pris des chemins différents. Paris a beaucoup misé sur la mondialisation, à la fois touristique, artistique et économique. Et la Province s'est retrouvée négligée, reléguée, sauf la partie qui a accès à la mondialisation. Cette macrocéphalie pose problème, dans la mesure où il n'y a pas eu reconnaissance de ce qui s'est passé depuis 30 ans. Pour autant, Paris reste la capitale et n'a pas vocation à devenir une ville comme les autres. Elle doit assumer ses responsabilités de capitale.
La mondialisation n'a-t-elle pas été imposée, obligeant Paris à s'intégrer ?
Le raisonnement sur l'abandon de la province a été fait par opportunité et sans réfléchir aux conséquences de long terme. Ce n'était pas un crime de sang froid. Il se trouve que l'économie française est structurée, plus que d'autres économies, par de grands groupes. C'est historique et cela fait que les décisions d'investissement sont très centralisées. Quand cela bouge, cela peut bouger vite et fort. Les choses qui se sont passées pendant le largage sont liées à la nature spécifique du capitalisme et du centralisme français. A l'arrivée, les élites françaises ont été parmi les plus attirées par la mondialisation et ses possibilités. Si ces choses ont eu lieu dans d'autres pays, ce fut dans une moindre mesure. Les économies allemandes ou italiennes, organisées autour de régions économiques avec des capitales régionales, ne pouvaient pas entrer dans la même dynamique de largage de la province.
Ce largage se retrouve dans d'autres pays, comme aux Etats-Unis par exemple. Ce que vous dénoncez dans ce livre ne se retrouve-t-il pas dans tous les pays qui ont une ville monde ?
Je suis d'accord. D'ailleurs, un éditeur intéressé par le livre pour le public américain veut traduire le livre en anglais en l'appelant « la revanche mondiale des provinces ». En France, les choses ont été particulièrement nettes avec ce couple Paris Province, qui a mis à plat le dynamisme pluriséculaire. Dans plein d'autres zones, cela a eu lieu de manière différente. Dans un pays comme le Royaume-Uni, c'est frappant. Vous avez le moment Thatcher avec la libéralisation de la City, plus les fermetures de mines et les délocalisations d'usines, puis une polarisation des richesses inouïes entre la région de Londres et le reste. Pour autant, cela n'a pas suscité le même choc affectif que chez nous. Il se trouve qu'en France le largage prenait place dans une histoire séculaire, et cela a eu des effets de doute sur l'unité politique et affective. Plus que dans d'autres pays où la construction était moins affective et plus administrative. C'est le charme et le maléfice des pays où tout, au fond, a toujours une dimension affective. Quand cela se passe bien, il y a un effet multiplicateur, quand cela se passe mal également...
Mettez-vous sur le même plan l'attitude des dirigeants, du pouvoir central, des politiques et les Parisiens ?
Paris est la plus grande ville de Province, elle l'a toujours été et le sera toujours : c'est là qu'on trouve le plus de provinciaux, c'est-à-dire de personnes qui ont grandi en Province. Loin de moi l'idée d'accuser les habitants de Paris ou des départements limitrophes : la plupart subissent la situation. J'ai plutôt en tête ceux qui ont pêché par un certain aveuglement, par certains automatismes, certains réflexes, typiques des classes dirigeantes à la française. Ils ont agi par opportunisme, par calcul, pas par volonté morbide. Cela n'a pas réussi aux Parisiens. La métropole parisienne a énormément grandi avec des conditions de vie qui se sont dégradées. Et les riches ? Même dans le centre de Paris, les habitants, qui sont souvent très à l'aise financièrement, se plaignent de la place trop grand faite au tourisme, de la perte d'une authenticité. Mais eux, au moins, se sont énormément enrichis avec la mondialisation : il faut choisir entre le café bougnat d'antan et le carried-interest.
Comment le philosophe et l'économiste que vous êtes explique-t-il cet « accroissement des distances » entre les politiques et les citoyens ?
Toute la dynamique de la décentralisation de 1982 s'est mise en place au moment où les conditions du largage se mettaient en place parallèlement. Autrement dit, toute la dynamique de la décentralisation a coïncidé avec celle de l'entrée dans la mondialisation. Je considère que depuis 1982, nous sommes dans une certaine errance, avec parfois des décisions heureuses et souvent malheureuses. Mais globalement, il n'y a aucune réflexion de fond sur le régime territorial de la France. On fonctionne par accumulation progressive. Il n'y a aucune vision territoriale de la nation au XXIème siècle. Les gens sont très troublés, même aux antipodes. En Guadeloupe, quand les gens se sont rebellés il y a deux ans à Noël, le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin leur a dit : on peut réfléchir à l'autonomie. Mais ce n'est pas ce qu'ils demandent. Ils veulent juste être traités comme une région comme une autre. La notion d'aménagement du territoire était la responsabilité de la Datar : des fonctionnaires qui se proposaient d'expliciter, de mettre noir sur blanc, une vision territoriale pour la France. Ce poste de pilotage a totalement disparu. C'est un manque et c'est sans doute un effort à produire. A l'heure actuelle on a l'impression d'un mouvement de décentralisation / improvisation. C'est dommage, il y a tant de possibilité dans ce qui est, avec l'Ukraine, le plus vaste pays d'Europe.
La crise sanitaire puis la guerre en Ukraine ouvrent la page d'une nouvelle étape de de la mondialisation où les mots de réindustrialisation, relocalisation, reviennent souvent à la bouche des politiques. Comment voyez-vous l'avenir ?
Les chocs pandémique, géopolitique et énergétique sonnent le début d'un second chapitre de la mondialisation : une mondialisation soucieuse. Il y a des choses qui vont coûter beaucoup plus cher, parce qu'elles viennent de loin. La crise énergétique s'inscrit dans ce mouvement. A court terme, elle est la partie la plus visible de ce trouble dans la mondialisation, parce qu'on était habitué à faire venir de l'énergie de très loin et pour pas cher. On va sans doute revenir à un mix qui va ressembler beaucoup plus au mix énergétique du début du XXème siècle. L'énergie venait des mines, des animaux, de l'agriculture. Elle viendra désormais du solaire, du biogaz, de l'éolien, et bien sûr du nucléaire et de l'hydraulique. La dimension énergétique, c'est la chose qui conditionne le rapatriement de tout le reste. Si on n'est pas capable de produire une énergie à bon marché en France, il n'y aura pas de réindustrialisation. Il se trouve que ce pays est très vaste et a tout à fait la possibilité d'être un géant en énergies renouvelables, si les personnes vivant sur place y trouvent leur compte financièrement et qu'on ne leur inflige pas cela comme une punition depuis Paris.
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