Avec les annonces successives suite au Ségur de la Santé, le gouvernement veut montrer qu'il a tiré les leçons de la crise sanitaire. Si celle-ci a révélé un hôpital bloqué par une gestion purement administrative, en manque de lits disponibles et de soignants très mal rémunérés, les premières mesures revalorisent le salaire des soignants et en finissent avec la fermeture des lits... Mais cette réforme suffira-t-elle à soigner l'hôpital ? Car pour redevenir efficace et performant, il aura besoin de bien plus que de simple charité.
Les soignants y dénoncent des conditions de travail épouvantables, sa dette ne cesse de s'alourdir, les gouvernements successifs sont atterrés par ce qu'il coûte au pays et, pourtant, les patients en sortent rarement ravis : l'hôpital est malade. Les manifestations à répétition des personnels depuis des années et quelques couacs médicaux retentissants en témoignent, comme ce décès aux urgences faute de prise en charge (17 décembre 2019) ou le froid renvoi d'un appel au Samu vers SOS Médecin avant le décès de la personne qui demandait de l'aide. L'hôpital français a besoin de se réinventer. Mais comment et à quel prix ?
Pendant la crise sanitaire, les hôpitaux publics n'ont jamais été aussi efficaces : des dizaines de lits de réanimation mobilisés en urgence, des parcours de sécurité anti contamination établis en quelques jours, des soignants motivés et des équipes solidaires... Grâce à la mobilisation et au confinement, le nombre de décès a pu être réduit drastiquement : 2.000 morts du COVID-19 par jour début avril, 200 début mai et autour de 30 au mois de juin. Entre temps, toutes les procédures administratives ont été assouplies, les directions des hôpitaux ont passé la main aux médecins et les soignants ont redécouvert leur motivation, même s'ils étaient épuisés.
Trois mois après cette période, le gouvernement semble avoir tiré les leçons de la crise. Avec son Ségur de la Santé, il réforme un peu l'hôpital et augmente les salaires des soignants. Mais cette réforme ira-t-elle vraiment au-delà des quelques ajustements annoncés et de la revalorisation salariale négociée ?
Selon les spécialistes et les soignants, le travail à mener concernait essentiellement cinq points : le financement, la gouvernance, le salaire des soignants, le cloisonnement des pratiques et le numérique. Où en est-on aujourd'hui ?
Remettre des médecins à la tête des hôpitaux
Géré longtemps par des médecins, l'hôpital est passé sous la coupe des gestionnaires et des administratifs voici une trentaine d'années. Leur feuille de route ? Contenir les dépenses, supprimer des postes et des lits, fermer des services, rationaliser, mener la chasse aux gaspillages : faire mieux et plus, avec moins. Avec ces gestionnaires ne connaissent pas les services ni les personnels, l'hôpital a perdu sa boussole au profit de la calculette.
Depuis les années 1990, l'État a en effet tout mis en œuvre pour reprendre les hôpitaux en main. En 1996, il "décentralise" son pouvoir avec des Agences régionales d'hospitalisation, devenues depuis Agences régionales de santé (ARS). Des agences qui veillent à faire appliquer les consignes du ministère en fonction de ses objectifs. En 2009, la loi "Hôpital, santé, patients, territoire" (dite loi Bachelot), modifie totalement la gouvernance des hôpitaux publics. Leurs directeurs se retrouvent sous l'autorité des directeurs d'ARS et leurs Conseils d'administration - qui possédaient auparavant un droit de véto - sont transformés en Conseil de surveillance dont les avis sont juste consultatifs. Résultat : les établissements sont gérés par des bureaucrates, souvent plus soucieux des économies exigées que de la qualité du travail et la simplicité de l'organisation.
Avec la crise, ces gestionnaires ont accepté, peu ou prou contraints, de refaire de la place aux médecins. Dès les premiers jours, ils les ont associés à nouveau aux prises de décision et les ont laissés gérer leurs services. Aujourd'hui, personne ne semble vouloir revenir sur ce retour des soignants aux manettes, tant l'expérience a montré qu'ils savaient mieux comment faire en sorte que l'hôpital sache soigner. La Dr Rachel Bocher est présidente de l'Intersyndicale des praticiens hospitaliers :
« La santé doit devenir une politique publique à part entière avec des arbitrages financiers effectués par Ségur (où se trouve le ministère de la Santé, ndlr) et non par Bercy. Elle doit posséder des ambitions en lien avec les enjeux stratégiques de notre système de santé, loin des préoccupations économiques européennes. Il est essentiel de rééquilibrer les pouvoirs avec une gouvernance associant les personnels médicaux aux administratifs. Pour améliorer la pratique du soin, il faut donner plus d'autonomie aux soignants ce qui va de pair avec plus de responsabilités. »
SÉGUR
Le Ségur annonce un retour des médicaux dans la gouvernance des hôpitaux pour corriger la loi de 2009 et un transfert de gestion vers les services et les pôles hospitaliers. Il prévoit aussi d'associer les paramédicaux et les usagers à la direction des hôpitaux et de laisser plus de liberté d'initiatives aux soignants dans l'exercice de leur pratique.
Un financement mieux adapté
Réductions de postes, suppressions de lits, fermetures de services... la gestion hospitalière en mode cost-killer est inadaptée aux contraintes d'un système de santé publique. Pendant la crise, on a beaucoup reproché à l'État d'avoir voulu gérer l'hôpital comme une entreprise, en lui demandant d'être "rentable", alors même que ses "clients" ne règlent qu'une partie de la note avec leurs cotisations à l'assurance maladie.
Il faut dire que, depuis 20 ans, la dette hospitalière est devenue complexe à conjuguer avec l'exigence européenne de maîtrise des déficits.
Pendant longtemps, les hôpitaux ont été financés par "prix de journée", c'est-à-dire en fonction du nombre de patients hospitalisés. On reprochait alors à certains médecins de garder les patients plus longtemps que nécessaire, pour améliorer les revenus de leur établissement. Ce qui se passait réellement à l'hôpital échappait au gouvernement.
En 2004, le Plan Hôpital a instauré un nouveau mode de financement avec la Tarification à l'activité (T2A). Ce système attribue un prix de séjour en fonction des maladies prises en charge, tandis que les médecins doivent coder très précisément tous les actes effectués. Depuis plus d'un an, les blouses blanches manifestent pour dénoncer cette T2A, devenue "bureaucratiquement" insupportable et parfois complètement absurde... certains réclament d'avantage de souplesse, tout en reconnaissant la nécessité d'un système de contrôle et d'évaluation pour éviter les dérives.
Suivant les disciplines médicales, un financement au forfait serait plus pertinent que celui à l'acte, selon Nathalie Coutinet, enseignante chercheuse à l'université Sorbonne Paris Nord et membre des Économistes atterrés :
« La T2A n'a cessé de baisser et certains actes sont aujourd'hui rémunérés en dessous de leur coût pour l'hôpital. Elle est aussi très mal adaptée à certaines pratiques médicales en psychiatrie ou pour le suivi des maladies chroniques. Outre le temps interminable de codage qu'elle implique, un de ses effets pervers est aussi que les médecins en viennent à la contourner. Ils codent des actes dans des catégories mieux rémunérées, comme remplacer un code d'accouchement par un code de césarienne... »
D'autant que ce système, que Courteline n'aurait pas désavoué, a abouti à un paradoxe qui ne fait rire personne : si l'hôpital voit sa diète se durcir d'année en année, sa dette ne cesse de s'alourdir.
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Une mesure prévoit d'accélérer la sortie du "tout T2A" qui avait déjà commencé à diminuer dans le financement global, avec une prise en compte de la qualité des soins, « en accélérant la diversification et la simplification des modes de financement des activités hospitalières ». D'autres annoncent le financement de 4.000 lits « à la demande » et 15.000 recrutements à l'hôpital public.
Des salaires corrects
Rappelé aux Français pendant la crise sanitaire, le niveau des salaires des infirmiers, aide-soignants, brancardiers et autres personnels hospitaliers est... l'un des plus bas d'Europe ! Dans la liste des rémunérations rapportées au salaire moyen du pays, il arrive en 12e place sur 15, devant la Finlande, la Suisse et la Lituanie. À l'hôpital public, un infirmier touche 1.500 euros nets à l'embauche et 2.400 euros nets en fin de carrière. Avec des salaires aussi bas, les soignants hospitaliers se sentent clairement déconsidérés.
Selon Nathalie Coutinet, « comme elles ne sont pas soumises aux obligations de service public d'accueil de tous les patients 24h/24 et 365 jours par an, comme elles peuvent se concentrer sur les activités médicales les mieux rémunérés par la T2A, les cliniques privées lucratives proposent de meilleurs salaires aux soignants. Du coup, les jeunes diplômés restent rarement plus de cinq ans dans le secteur public et l'hôpital compte beaucoup de postes vacants. Ce qui entraîne une pratique sous tension et beaucoup de pénibilité. »
SÉGUR
La revalorisation salariale a été la première annonce : 90 euros net par mois à partir du 1er septembre (versée au 1er janvier 2021), puis 93 euros net à partir du 1er mars 2021. Cette augmentation de 183 euros vaut pour les soignants de l'hôpital public, mais ceux du secteur privé devraient aussi bénéficier de +160 euros net par mois. Cette revalorisation devrait concerner plus d'un million et demi de soignants (hors médecins).
Collaborer enfin avec le privé
Autre enseignement de la crise, notre politique de santé en mode étatique est totalement centrée sur l'hôpital. Cette obsession de service public est bien illustrée par le rapport de la Fédération nationale des sapeurs-pompiers de France à propos des erreurs de gestion de la crise. Ce document s'étonne de l'instauration du 15 comme numéro unique pour les patients se sentant infectés, ainsi que des déplacements de malades du Grand-Est vers d'autres régions, alors que des cliniques locales disposaient de lits libres.
Après ces premiers couacs, les clusters d'Île-de-France ont été mieux gérés et les hospitalisations des patients gravement atteints ont été réparties entre le public et le privé. Mais l'épisode remet en lumière le cloisonnement ubuesque et contre-productif qui persiste entre le secteur de santé public, les cliniques privées et la "médecine de ville" (les médecins libéraux).
Face à l'urgence de la crise, certaines cloisons sont heureusement tombées. Rapidement, nombre d'hospitaliers et de libéraux ont improvisé des Centre Covid pour tester les malades et les orienter au mieux. Mais si la jeune génération médicale a compris l'intérêt de collaborer quel que soit le statut, certains craignent que ce cloisonnement historique entre secteur hospitalier et secteur libéral réapparaisse.
Pour Gérard Raymond, Président France assos santé :
« Que l'on ait besoin de légiférer pour que l'hôpital soit obligé de produire une feuille de sortie destinée au médecin traitant du patient montre à quel point nous souffrons d'un dysfonctionnement de l'ensemble du système de soins.
Heureusement, les discussions menées autour du Ségur posent des questions d'organisation pertinentes. Nous espérons qu'elles permettront de faire tomber des cloisons et d'abolir quelques corporatisme. Nous devrions trouver un consensus comme la construction d'une démocratie sanitaire à partir des territoires, plutôt que dans un seul mouvement du haut vers le bas. »
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Le Ségur ne traite pas clairement du sujet de la gouvernance des ARS, mais il prévoit un renforcement du rôle des territoires aux commandes de la politique de santé avec un rôle confié aux élus locaux avec une nouvelle organisation mobilisant des "conférences territoriales d'investissement en santé".
Un hôpital plus digital
Pendant les mois de confinement, le nombre de téléconsultations a explosé. Et cela a eu aussi le mérite de montrer que, pour améliorer l'hôpital, le digital a une grande utilité. Aujourd'hui, tous les établissements utilisent désormais un dossier patient informatisé (DPI). Mais une fois le patient sorti, son dossier a bien du mal à l'accompagner.
Comme chaque établissement possède son propre logiciel, choisi parmi les 80 éditeurs existants, le DPI de l'hôpital digital a besoin... d'outils d'inter connexion pour être lus par d'autres hospitaliers. Peu à peu cependant, des solutions numériques améliorent la vie du patient en lui permettant de remplir son pré admission en ligne et en lui rappelant tout ce qu'il ne doit pas oublier avant d'arriver à l'hôpital pour éviter les retards au bloc.
La société Hoppen (basée à Rennes, 320 salariés) développe des tableaux de bord numériques pour faciliter le parcours du patient et le travail des équipes soignantes depuis 2011. Son Président Matthieu Mallédant explique le bénéfice de cette digitalisation.
« Nous repérons tout ce qui est répétitif et sans valeur ajoutée dans le travail des soignants autour de la journée du patient. En automatisant ces tâches par procédures en lignes, SMS de rappel et regroupement des informations sur la tablette qui suit le patient, le temps d'attente à l'accueil est divisé par deux, chaque donnée patient n'est saisie qu'une fois, au lieu de sept en moyenne, et l'hôpital divise par deux le coût administratif du patient... »
En France, plus de 70% des patients plébiscitent l'utilisation d'outils numériques pour faciliter leurs parcours de soin, selon l'étude Baromètre Santé 360 - 2018
SÉGUR
Une annonce compte développer fortement la télé-santé en s'appuyant sur les acquis de la crise. La stratégie de transformation du système de santé « Ma santé 2022 » possède d'ailleurs un volet numérique. Le Ségur réserve 1,4 milliard d'euros pour renforcer le numérique dans la santé en trois ans.
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Un Ségur à quel prix ?
Avec ses 33 annonces, le Ségur prévoit 8,1 milliards d'euros de revalorisation salariale et d'embauches +6 milliards d'euros d'investissement, dont 2,5 milliards d'euros pour des projets hospitaliers et améliorer les contacts ville-hôpital, 1,4 milliards d'euros sur trois ans pour rattraper le retard dans le développement du numérique et 2,1 milliards d'euros sur cinq ans pour les établissements médico-sociaux, dont les Ehpad (accueil des personnes âgées en perte d'autonomie). Il prévoit aussi 13 milliards d'euros de reprise de la dette hospitalière, une annonce déjà partiellement effectuée l'an dernier.
Le Ségur prévoit la création d'un comité de suivi et annonce l'organisation d'un nouveau Ségur sur la Santé publique à partir de la rentrée.
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SÉRIE D'ÉTÉ - LA SANTE EN CHANTIER :
- Comment améliorer l'hôpital ?
- Des parcours de soin en meilleure santé
- L'Europe du médicament manque de vitamines
- Le vaccin, un fluide stratégique en ces temps d'épidémie
- Biotechnologies, la génétique comme arme fatale