« Le choix du chômage », une enquête sur les racines d'un fléau français

ENTRETIEN. Dans une enquête dense et documentée, le grand reporter de Radio France Benoît Collombat et l'illustrateur Damien Cuvillier sont allés à la rencontre de conseillers politiques, directeurs du Trésor, économistes et philosophes pour tenter de plonger aux racines idéologiques du chômage de masse. Une question brûlante d'actualité au moment où la crise sanitaire frappe des millions de travailleurs.
Grégoire Normand
Couverture de la bande dessinée.
Couverture de la bande dessinée. (Crédits : Futuropolis)

LA TRIBUNE- Quelle est la genèse de votre ouvrage ?

BENOIT COLLOMBAT - L'idée est venue lors d'une rencontre au festival de bande-dessinée de Saint-Malo en 2016. Ma précédente BD enquête "Cher pays de notre enfance" avec Etienne Davodeau s'intéressait à la violence politique en explorant les coulisses de la vie politique française avec ses officines comme le SAC (service d'action civique) qui a connu une dérive mafieuse. L'idée de cet ouvrage était de dévoiler l'envers du décor en allant à la rencontre des acteurs de cette histoire comme des barbouzes, des syndicalistes, des responsables politiques, ou des agents secrets. C'est une histoire qui n'est pas forcément dans les livres d'histoire.

A cette époque, le pouvoir politique avait encore les manettes sur l'économie et le monde de la finance. Cela m'intéressait de raconter la suite de cette histoire, le moment de bascule où le politique se dessaisit de ces manettes. Je voulais raconter comment ces choix économiques vont produire une autre forme de violence. Il s'agissait de retourner à la racine de ces choix, les documenter et retrouver les acteurs et les témoins de ce processus pour dresser la photographie la plus complète pour les lecteurs.

Pour montrer la violence économique du chômage, Damien Cuvillier, vous évoquez un moment très personnel de votre enfance en Picardie au début de l'ouvrage où votre mère est radiée de Pôle emploi. Pourquoi avez-vous choisi d'évoquer cet épisode familial ?

DAMIEN CUVILLIER - Au moment où Benoît évoque le sujet de cette enquête en 2016 à Saint Malo, l'idée m'intéresse beaucoup en tant que lecteur, notamment sur la mise en perspective. Ce sujet résonnait d'une manière très personnelle dans la mesure où ma mère et plusieurs personnes dans ma famille ont vécu au chômage et le sont toujours. Au-delà des parcours individuels, ce qui m'intéressait encore plus était d'élargir la question sur les origines du chômage de masse et cette fatalité soi-disant inexorable.

Malgré les alternances politiques, vous montrez qu'il y a une permanence dans les politiques économiques menées sur les cinquante dernières années. Comment expliquez-vous cette continuité ?

B.C- Le point de départ de l'enquête est de raconter cette grande continuité idéologique au-delà des alternances politiques. Le récit commence par un conseil des ministres au début des années 70 où Pompidou paraît accablé parce que le chômage touche 400.000 personnes en France. Cette scène marque le début d'une séquence historique. Elle dit beaucoup de choses. Elle montre une préoccupation politique mais elle envoie surtout un signal clair en expliquant que désormais il va falloir se serrer la ceinture et mener des politiques dites « de compétitivité.»

On trouve les prémices de ce mouvement dans les années 60 avec le démantèlement d'une partie du contrôle de l'Etat sur la masse monétaire et les circuits financiers. A partir des années 80, il y a une certaine forme de continuité, après une période assez courte de relance keynésienne. L'orthodoxie budgétaire et financière va être poursuivie par les socialistes. On revient par exemple sur les coulisses des nationalisations, du tournant de la rigueur. Ce couloir d'options économiques va se poursuivre jusqu'à aujourd'hui. La bande dessinée en proposant un cadre était un format adapté pour raconter cette pensée reposant sur un cadre idéologique : le néolibéralisme. L'Etat doit servir avant tout le marché et le droit privé doit prévaloir.

Benoit Collombat

Benoît Collombat, grand reporter à la cellule investigation de Radio France. Crédits : Alain Bujak.

Quarante ans après l'arrivée de François Mitterrand à la Présidence de la République le 10 mai 1981, quel regard portez-vous sur le rôle de la gauche dans cette politique économique ?

B.C - Dans le livre, nous avons accordé une grande place à cette période car le début des années 80 constitue un moment de bascule important dans notre récit. Très rapidement, le pouvoir socialiste va se rallier à une orthodoxie monétaire autour de la construction européenne. Aujourd'hui, nous sommes toujours dans cette séquence historique. Le pouvoir socialiste de l'époque ne s'est pas contenté d'accompagner ce mouvement de mondialisation et de dérégulation financière. Ce que montre l'enquête, c'est qu'ils ont soutenu et promu ce mouvement. Jacques Delors ou Michel Camdessus ont joué un rôle de promoteurs de ces idées néolibérales. Il y a un ralliement presque enthousiaste des socialistes de l'époque à cette idéologie.

D.C- La force de cette idéologie est que les socialistes sont eux-mêmes convaincus qu'il n'y a pas d'autres alternatives. En matière économique, les autres façons de penser ne sont pas jugées "sérieuses".

Mitterrand choix du chômage

Crédits : Futuropolis.

Lire aussi : Il y a 40 ans, la gauche arrivait au pouvoir

Dans le récit, un personnage de la bande dessinée qui a travaillé au Trésor a accepté de témoigner mais sous anonymat. Au total, vous avez mené une quarantaine d'entretiens. Avez-vous été confrontés à des refus ?

B.C- Nous avons essuyé très peu de refus suite à nos sollicitations. Jacques Attali a annulé notre rendez-vous au dernier moment, Dominique Strauss-Kahn et Laurent Fabius ont décliné nos demandes. Nous avons été clairs et transparents dès le début sur l'objet de notre travail : une enquête en bande dessinée sur les grands choix économiques de la politique française. Dans la méthode, c'était un travail journalistique classique. L'objectif était de restituer la vérité personnelle de ces acteurs et de les confronter à leurs propres choix à partir de documents et d'archives par exemple.

Dans votre enquête vous mentionnez plusieurs pièces à conviction. Parmi ces documents, quels sont ceux qui vous ont le plus marqué ?

B.C- Il y a deux documents qui sont particulièrement frappants, je trouve. Le premier est une note de 1979 d'un haut fonctionnaire du ministère de l'Economie et des finances. Il écrit au premier ministre Raymond Barre en expliquant qu'il ne faut surtout pas tenter de lutter contre le chômage à court terme. Il faut rester dans le couloir des « bonnes » options économiques.

Le second document est une note de la banque américaine JP Morgan de 1987 qui applaudit les grands choix économiques et monétaires français opérés, quel que soit le parti politique au pouvoir. Les auteurs se félicitent clairement qu'il y ait un taux de chômage de 11% en France car cela permet de faire notamment pression sur les salaires. Cette note a été écrite à l'occasion d'un déplacement du directeur du Trésor de l'époque Daniel Lebègue pour vendre la politique monétaire de la France auprès des investisseurs étrangers. C'est assez rare de trouver un document qui permet de faire tomber un coin du voile de manière aussi claire.

D.C- Le rapport Eisner commandé par le Parti socialiste et Dominique Strauss Kahn qui a été enterré rapidement est également une pièce importante. Le destin de ce rapport qui préconisait la poursuite des politiques de relance et le plein emploi montre que les autres choix de politiques économiques possibles ont été évacués par les socialistes.

Damien Cuvillier illustrateur

L'illustrateur Damien Cuvillier. Crédits : Alain Bujak.

Vous mentionnez à plusieurs reprises le rôle central d'un personnage méconnu mais important, Tommaso Padoa-Schioppa. Pourquoi cet économiste italien et ministre des Finances a-t-il joué un rôle déterminant à l'échelle européenne ?

B.C- Tommaso Padoa-Schioppa est peu connu du grand public. Ce proche de Jacques Delors fait pourtant partie de ceux qui ont joué un rôle décisif dans cette histoire. Il a joué un rôle éminent en Italie dans le monde bancaire et dans le monde politique. Il a notamment eu des responsabilités au sein de la Banque centrale européenne, été ministre de l'Economie sous Romano Prodi, puis membre du conseil d'administration de Fiat. Padoa-Schioppa a été l'un des architectes de cette pensée qui a structuré la construction européenne. Cette idée que l'Etat ne doit pas avoir le contrôle de la monnaie, que les banques centrales doivent être "indépendantes" et les déficits limités. Quand on se penche sur ses écrits, on voit qu'il porte une vision assez violente et finalement assez peu démocratique de la société. Peu de temps avant sa mort en 2010, il a conseillé le gouvernement grec avant l'arrivée au pouvoir de Syriza.

Tommaso Padoa Schioppa

Crédits : Futuropolis.

Vous montrez que le chômage n'est pas une fatalité mais le résultat de choix politiques. La pandémie contribue-t-elle à revoir ces choix de politique économique ?

B.C- Avec la révolte des "gilets jaunes", et le coronavirus, une forme d'accélération de l'histoire a accompagné le bouclage de notre livre. La pandémie montre que l'on arrive à la fin d'une séquence historique mais cette fin peut être très longue. Le néolibéralisme n'a pas dit son dernier mot. Cette idéologie a survécu à de nombreuses crises. Dans de nombreux pays, comme en France, les responsables néolibéraux sont encore aux manettes. Avec la pandémie, on a vu que les Etats ont dû sortir de l'orthodoxie monétaire car ils n'avaient pas vraiment le choix. Il a fallu sauver en catastrophe l'économie mais on voit bien en France que sur le fond rien n'a vraiment changé, on voit resurgir le discours sur l'équilibre financier et « la dette Covid qu'il faudra bien rembourser »... Il y a un décalage important avec ce qui se passe aux Etats-Unis, où le pouvoir américain, si libéral qu'il soit, a toujours été beaucoup plus pragmatique. Dans l'enquête, on a voulu démythifier ces grands choix économiques présentés comme intangibles et les questionner. Il faut remettre ces choix dans le débat public. Rien ne pourra bouger si la société entière ne se saisit pas de ces questions-là.

D.C- Il est compliqué à ce stade de voir vers quoi les Etats vont aller. Il y a toujours un discours dominant sur l'économie. Cette idéologie s'adapte à la pandémie ou au capitalisme vert. Malgré la pandémie, la question de l'investissement public dans la santé, l'éducation n'est pas vraiment mise en avant. Tout le monde a applaudi le personnel soignant l'année dernière. Finalement, l'argent injecté par l'Etat dans le milieu hospitalier correspond à des miettes.

> Lire aussi : Ainsi soit le néolibéralisme

Quelles sont les principales difficultés auxquelles vous avez été confrontées pour la mise en récit graphique de cette enquête fouillée ?

D.C- Une des grandes difficultés était de synthétiser au mieux cette histoire. Le livre a différentes dimensions à la fois politique, économique et historique. La mise en perspective est immense. Il a fallu faire des choix. C'est un livre sur lequel nous avons travaillé pendant quatre ans. Il a fallu faire une forme de maquette du livre avant de mettre en forme les pages et les dessiner. Le travail de montage a exigé beaucoup de travail.

Propos recueillis par Grégoire Normand

couverture Le choix du chômage

(*)Le choix du chômage, De Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique, préface de Ken Loach.  Par Benoît Collombat et Damien Cuvillier aux éditions Futuropolis. 288 pages. 26 euros

Grégoire Normand
Commentaires 14
à écrit le 21/05/2021 à 3:28
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Le choix du chômage à 60 ans a commencé en 1981 par l'élection de François Mitterand... encore un grand merci aux boomers pour la dette!

à écrit le 20/05/2021 à 14:32
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ça commence mal : ce monsieur parle d'orthodoxie budgétaire, un truc qui n'existe pas en France. Et, forcément, après, on nous ressert la tirade sur les méchants capitalistes : c'est toujours de la faute des autres, c'est bien connu. Le vieux schém...

à écrit le 20/05/2021 à 11:08
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Il me semble que tout cela est expliqué dans un film de 1957 avec Fernandel

à écrit le 20/05/2021 à 10:18
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Y a pas un économiste qui avait dit que la France devait se désindustrialiser ? On voit ce que ses conseils ont donné comme résultat. Ne pas écouter les économistes ! :-)

à écrit le 20/05/2021 à 10:17
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Vu que le débat actuel se concentre exclusivement sur "la Sécurité", la question du chômage n'est pas prête d'être traitée. Serait ce voulu?

à écrit le 20/05/2021 à 10:10
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Bref! Un fléau qui a toujours était désiré pour construire un "vivier" soumis!

à écrit le 20/05/2021 à 9:27
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Notre pays est gouverné par des énarques et des élus dont 90% viennent de la fonction publique et territoriale. Leur politique c'est de tout faire pour gâter, avantager et privilégier les cinq millions de fonctionnaires avec l'aide des syndicats. Il ...

le 20/05/2021 à 10:12
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L'Education nationale est le symbole de cette gabegie. Des professeurs de sciences humaines , de matières littéraires, de langues étrangères qui ne servent qu'à former de nouveaux profs de ces matières stériles (hors anglais). Le système se perpétue ...

le 20/05/2021 à 15:34
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Maryse, vous tombez (ou vous restez) dans la tradition néolibérale : moins d’État, et tout pour l'économie (privée). Or, que sont les soignants que l'on a applaudi lors du 1er confinement, et toujours couvert de louanges depuis ? des fonctionnaires, ...

à écrit le 20/05/2021 à 8:55
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@eh oui. Il faut y rajouter le scandale des études supérieurs où on "parque" volontairement nos jeunes dans des filières stériles de sciences humaines pendant 5 ans et plus, en décalant ainsi artificiellement leur entrée dans le monde du travail. Nos...

le 20/05/2021 à 10:25
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"Avant", il y avait le service militaire pour faire baisser la courbe du chômage.

le 21/05/2021 à 10:14
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Avant.... le service militaire ne concernait que la moitié d'une classe d'âge soit environ 400 000 jeunes hommes. Et si on y réfléchit c'est un décalage d'un an sur l'entrée sur le marché du travail mais ça ne change rien puisque ceux qui entraient...

à écrit le 20/05/2021 à 8:42
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Tandis que nous étions à l'ère des robots industriels qui devaient retirer les travaux les plus durs aux salariés les milliardaires du monde ont ivesti en masse sur l'esclave chinois et au lieu de générer de nouvelles formes d'économies en Europe afi...

à écrit le 20/05/2021 à 8:02
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50 ans de chômage de masse et de sape du pacte républicain, et on s'étonnera de voir Lepen, l'héritière médiocre d'une PME politique douteuse portée au pouvoir? Quand les français réclament de la sécurité, les politiques feignent de croire que c'e...

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