La journée du jeudi 24 mars 2022 fut riche en événements diplomatiques pour les Européens avec l'organisation à Bruxelles d'un triple sommet de l'OTAN, du G7 et de l'UE. L'occasion pour le président américain de faire une tournée diplomatique sur le Vieux Continent (il est aujourd'hui en Pologne) alors que la guerre russe en Ukraine fait rage. Le même jour, le quotidien Libération se félicitait par ce titre en une : « Poutine réinvente l'Occident ». Pêle-mêle, l'ancien journal fondé par Jean-Paul Sartre cite « l'Union européenne renforcée », des « États-Unis plus atlantistes que jamais » ou le « Japon sorti de sa réserve ». L'attaque russe en Ukraine pousse en effet les États-Unis à renvoyer des soldats américains sur le sol européen, environ 20.000 de plus ces dernières semaines, soit une augmentation de 25 %.
Le réveil risque d'être douloureux pour les Européens
De fait, le seuil symbolique de 100 000 soldats US prépositionnés en Europe a été franchi depuis quelques jours, un niveau qu'on n'avait pas connu depuis quinze ans, et qui représente environ le tiers de la présence américaine à la sortie de la guerre froide. Ce mouvement est d'autant plus notable que depuis de nombreuses années, les États-Unis s'étaient engagés dans un discret retrait de leurs forces sur le Vieux Continent afin de les redéployer en Asie et dans le Pacifique, face à la montée de l'expansionnisme économique et militaire chinois.
Rien ne serait plus faux pourtant de croire que les Américains font de l'Europe leur nouvelle priorité stratégique face à l'offensive russe. On se souvient à la fin 2019 l'alerte lancée par Emmanuel Macron dans The Economist sur « l'OTAN en état de mort cérébrale ». Constatant le désengagement américain vis-à-vis de l'Europe, il soulignait alors « l'effondrement du bloc occidental ». C'est pourquoi il exhortait alors ses partenaires à assumer l'établissement d'une « Europe puissance » pour assurer leur autonomie stratégique et leur sécurité : « vous devez ré-internaliser votre politique de voisinage, vous ne pouvez pas la laisser gérer par des tiers qui n'ont pas les mêmes intérêts que vous ».
Car sur ce front, malgré les apparences et les affichages, la priorité numéro un des États-Unis reste bien la Chine. Et c'est bien pour cette raison que le réveil risque d'être douloureux pour les Européens, finalement pris au piège par les deux grandes super-puissances. Peu de diplomates, de journalistes ou d'intellectuels s'en sont aperçus, ou veulent le reconnaître encore, mais l'Europe est bel et bien devenue la périphérie du monde. Dans la guerre froide opposant l'URSS et le « bloc occidental », l'Europe se retrouvait au cœur du choc. Aujourd'hui, c'est l'Asie qui se retrouve au centre du jeu, tant au niveau économique que d'un point de vue géopolitique, à travers la guerre commerciale entre la Chine et les Etats-Unis, pouvant amener à une marginalisation de l'Europe.
Malheureusement, si Emmanuel Macron a encore récemment appelé de ses vœux cette « Europe puissance », ses analyses internationales n'ont guère été suivies d'effets. Depuis le début de son quinquennat, ses tentatives diplomatiques à l'égard de la Russie n'ont pas abouti. En février 2020, il souhaitait lors d'un discours à l'École de guerre « l'amélioration des conditions de sécurité collective et de la stabilité de l'Europe », et tentait d'alerter ses partenaires européens : « Ce débat crucial ne doit pas se dérouler au dessus de la tête des Européens, dans une relation directe et exclusive entres les Etats-Unis, la Russie, la Chine ». Il y avait urgence : dès 2002, les Américains sont sortis unilatéralement du traité antimissile balistique (ABM). Puis en février 2019, du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI), signé en 1987, qui avait marqué le dénouement de la crise des euromissiles (mettant fin au déploiement des missiles soviétiques SS 20 et des Pershing américain).
Voilà pourquoi le spectre d'une guerre nucléaire est à prendre au sérieux. Comme le rappelait récemment Thomas Gomart, directeur de l'Institut français des relations internationales (IFRI), dans Le Monde : « Pour la France, l'arme nucléaire est fondamentalement une arme de non-emploi. Or, les doctrines nucléaires d'autres pays, comme la Russie, évoluent depuis plusieurs années en envisageant des formes de bataille nucléaire, c'est-à-dire d'éventuels usages tactiques de l'arme ».
« L'OTAN, un faux sentiment de sécurité »
Malgré la mobilisation humanitaire et les sanctions économiques, les États membres de l'Union Européenne ne pourront pas faire l'économie d'un vrai débat stratégique. En mai 2020, lors d'une conférence peu médiatisée au Centre d'étude et prospective stratégique (CEPS), le général Vincent Desportes, ancien directeur de l'École de Guerre, n'y allait ainsi pas par quatre chemins pour critiquer l'OTAN : « l'organisation est devenu plus dangereuse qu'utile, car elle donne aux Européens un faux sentiment de sécurité », avertissait alors l'ancien haut gradé, pourtant proche historiquement des Américains. Lorsque l'Allemagne décide unilatéralement de réarmer, la perspective de la voir commander des armes américaines montre bien l'ampleur de la tâche à venir pour les Européens. De même, le rapprochement économique en cours entre la Chine et la Russie laisse augurer une Europe plus que jamais sous la dépendance des deux grandes super puissances, la Chine et les États-Unis.
L'autre guerre, celle de l'énergie
En effet, c'est sur le front de l'énergie que se joue une autre guerre pour les Européens. Si l'Allemagne freine encore d'éventuelles nouvelles sanctions sur le gaz russe, la guerre en Ukraine aura au moins permis aux Américains d'avancer leurs pions en profitant de la situation pour découpler les pays européens et la Russie d'un point de vue énergétique. Et ce, alors que les États-Unis tentent par tous les moyens d'aligner depuis des mois ses différents alliés dans une stratégie d'endiguement de la Chine.
Cette offensive américaine dans l'énergie à l'égard de l'Union Européenne est en fait relativement ancienne. Grâce à leur production de gaz et de pétrole de schiste, les Américains sont devenus depuis 2015 exportateurs en énergies fossiles. Cette évolution fut durant longtemps une révolution silencieuse, tant les Européens ont mis du temps à en cerner toutes les conséquences.
Les Américains avaient pourtant annoncé la couleur depuis de nombreuses années. Partant en guerre contre le projet Nord Stream 2 au cours de son mandat, le président américain Donald Trump a haussé le ton dès l'été 2018. Lors d'une interview, il déclara même : « Je pense que nous avons beaucoup d'ennemis. Je pense que l'Union européenne est un ennemi, avec ce qu'ils nous font sur le commerce. Bien sûr on ne penserait pas à l'Union européenne, mais c'est un ennemi ». Dans le viseur du président américain : le dossier du gaz. Il ajoute ainsi : « Comme l'Allemagne a un accord sur un gazoduc avec la Russie, ils vont payer des milliards et des milliards de dollars par an pour l'énergie et je dis que ce n'est pas bien, ce n'est pas juste ». La politique américaine à l'encontre de Nord Stream 2 a largement été influencée par le besoin de l'industrie gazière américaine de sécuriser des débouchés à l'exportation.
Ce même été 2018, Donald Trump affirme ainsi sur Twitter que « l'Allemagne est aux mains de la Russie » et ose se demander : « À quoi sert l'OTAN si l'Allemagne paie à la Russie des milliards de dollars pour pour le gaz et l'énergie ? ». De fait, durant tout le mandat du président américain, la vente de GNL sera une obsession. Donald Trump ira jusqu'à imaginer des moyens extrêmes de pression sur ses partenaires européens : si l'on en croit son ancien conseiller John Bolton, il a envisagé d'annoncer aux États membres de l'OTAN que les États-Unis quitteraient l'Alliance Atlantique si la réalisation de Nord Stream 2 se poursuivait... Face aux gesticulations de Donald Trump, Angela Trump hausse alors le ton : « l'approvisionnement en énergie de l'Europe est une affaire européenne, pas des États-Unis d'Amérique ». À la suite de la guerre en Ukraine, ces paroles ont pris un sacré coup de vieux...
Le soldat Ryan remplacé par... du GNL
Les Américains profitent ainsi de la crise avec la Russie pour pousser leur avantage sur le dossier du gaz. Car leur lobbying auprès des Européens à ce sujet est ancien. Le 2 mai 2019, dans le cadre du conseil de l'énergie UE États-Unis organisé à Bruxelles par la Commission européenne, un événement est organisé, le B2B Energy Forum, où se réunissent décideurs américains et européens et acteurs privés du GNL. À cette occasion, Rick Perry, alors secrétaire américain à l'Énergie, affirme que « les États-Unis offrent à nouveau une forme de liberté au continent européen et, plutôt que sous la forme de jeunes soldats américains, c'est sous la forme de gaz naturel liquéfié ». En promouvant leur « freedom gas », les Américains souhaitent alors faire du commerce et rétablir leur balance commerciale.
Désormais aux commandes, Joe Biden ne fait pas autre chose. Et si le président démocrate a présenté il y a une semaine Vladimir Poutine comme un « criminel de guerre », c'est d'abord qu'il a été poussé à le faire suite aux pressions médiatiques du président Zelensky, qui ne cesse de parler de « troisième guerre mondiale », et à l'émotion suscité parmi les différentes opinions publiques occidentales. Depuis le début de la crise, les Américains ont bien rappelé qu'ils ne souhaitaient pas entrer directement dans un conflit en Ukraine, pour ne pas entrer en guerre avec la Russie.
Car, rappelons le encore une fois, leur inquiétude première est aujourd'hui la Chine. Cela ne les empêche pas de souffler sur les braises. L'ancien patron de la CIA, Léon Panetta, a ainsi expliqué à Bloomberg que les États-Unis étaient en fait engagés dans une guerre par proxy contre la Russie en Ukraine, via les livraisons d'armes, et l'action des services de renseignement. Mais dans le même temps, le président américain tient à ne pas susciter une escalade avec la Russie. Hier, il s'est ainsi d'abord positionné sur terrain humanitaire en annonçant le déblocage de 1 milliard de dollars d'aides pour l'Ukraine, et l'accueil aux États Unis de 100 000 réfugiés. Pour les États-Unis, l'Europe ne vaut donc plus une guerre, malgré les nombreuses évocations à la Seconde Guerre mondiale parmi les commentateurs politiques. Mais l'Europe peut encore servir à l'Oncle Sam pour faire du business, et contrer la montée en puissance de la Chine. Peu importe si tout cela se fait sur le dos des populations européennes...