« Les patrons ont des comptes à rendre » (Marylise Léon, CFDT, et Sophie Binet, CGT)

ENTRETIEN CROISÉ. Avant la conférence sociale qui doit se tenir le 16 octobre, les secrétaires générales de la CFDT et de la CGT, Marylise Léon et Sophie Binet, durcissent le ton pour que les aides publiques soient réservées aux entreprises qui augmentent les salaires.
À gauche, Marylise Léon, secrétaire générale de la CFDT ; à droite, Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, mardi au siège de la CFDT.
À gauche, Marylise Léon, secrétaire générale de la CFDT ; à droite, Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, mardi au siège de la CFDT. (Crédits : latribune.fr)

Avant l'été elles ont succédé à deux figures du syndicalisme, Philippe Martinez et Laurent Berger. Pendant une décennie, les deux hommes ont dirigé ces organisations que beaucoup disaient d'un autre temps. Mais après le long conflit contre la réforme des retraites d'Emmanuel Macron, CGT et CFDT font aujourd'hui le plein : plus de 50 000 nouveaux adhérents à la CGT depuis le début de l'année, 65 000 à la CFDT. Du jamais-vu. Aujourd'hui, Sophie Binet et Marylise Léon portent, à elles deux, la voix de plus de 1,2 million de salariés affiliés dans le privé et dans le public. Avec l'intersyndicale, elles défileront, côte à côte, ce vendredi 13 octobre, et siégeront à la conférence sociale du 16 octobre face à Élisabeth Borne.

LA TRIBUNE- Vous avez accepté cette interview commune, c'est une manière de dire qu'il y a un avant et un après la réforme des retraites, que le front syndical reste uni ?

MARYLISE LÉON : La question des retraites n'est pas soldée, mais la mobilisation a changé la donne. L'intersyndicale reste lucide : nous ne voulons pas revenir au train-train syndical d'avant.

SOPHIE BINET : Avant, on avait tendance à mettre en avant nos divisions plutôt que ce qui nous rassemble. Une des graines plantées lors de cette mobilisation est celle de l'unité. Ça modifie les négociations avec le patronat et avec le gouvernement. Ils ne peuvent plus choisir leurs interlocuteurs comme ça les arrange, puisqu'on fait front commun. On monte ensemble sur des sujets, même si bien sûr il y a des désaccords et des différences dans la démarche. C'est aussi ça, la richesse du syndicalisme français.

M.L. : Entre nous, les non-dits ont été levés. On assume davantage nos différences. Et une chose est sûre : on partage notre vive inquiétude quant au climat social actuel, dans ce contexte très particulier où l'on sent que le débat est très clivé et où l'extrême droite n'a jamais été aussi forte. CFDT et CGT font bloc contre l'extrême droite.

Nous appelons les salariés à faire grève partout le 13 octobre pour mettre sous pression le patronat

Sophie Binet

Emmanuel Macron vous convie à une conférence sociale le 16 octobre... Il fait un pas vers vous.

M.L.: Il pose un acte. Mais il n'organise pas cette conférence à notre demande. Nuance : il le fait à la demande des partis politiques.

S.B. : Ça montre bien la conception profonde qu'Emmanuel Macron a de la démocratie sociale. Mais cette conférence est le fruit du rapport de force. C'est la demande, que nous portons depuis des mois, d'un cadre tripartite sur les salaires pour que chacun soit obligé de prendre ses responsabilités.

Et vous organisez quand même une manifestation avant, le 13 octobre...

M.L.: Cette mobilisation était prévue avant la date de la conférence sociale. C'est une mobilisation européenne, sur les salaires, l'égalité femme-homme, etc.

S.B. : Oui, c'est ce qui permettra d'obtenir des avancées avant le 16 octobre et la conférence sociale.

Justement, cette dernière porte sur les salaires. Qu'en attendez-vous ?

M.L.: Du concret pour les travailleurs. Pas juste des effets d'annonce, si annonces il y a. Cela ne peut pas être un rendez-vous pour rien.

S.B. : Du contraignant. Pas des mesures gadgets ridicules, comme sur le carburant où on annonce une revente à perte le matin et ça fait pschitt le soir. Pas la peine de faire le tour des médias en disant que les patrons doivent augmenter les salaires. Le gouvernement a les cartes en main pour les mettre sous pression et faire en sorte que l'on mette fin à ce décrochage violent entre les prix et les salaires.

C'est le thème de la conférence sociale...

S.B. : Il est temps ! Les chiffres de l'appauvrissement de la population sont très inquiétants : plus d'un tiers des Français disent ne pas manger trois repas par jour, 50 % ne peuvent plus épargner... Et même si les cadres arrivent à remplir leur frigo, leurs salaires sont ceux qui ont le plus baissé en euros constants.

M.L.: Il n'y a pas que les bas salaires. Le pouvoir d'achat, c'est le problème des fonctionnaires, des salariés... J'attends que le gouvernement reconnaisse qu'il y a des travailleurs pauvres. Il existe un enjeu des contrats courts, très courts, d'un mois, d'un jour. Comment voulez-vous que les gens se projettent dans ce cadre-là ? On a un problème de temps de travail partiel subi. On est face à des employeurs qui sont dans l'hyperflexibilité, qui font preuve de paresse, qui ne veulent pas organiser autrement le travail, les horaires. C'est tout ça qu'il faut poser.

S.B. : Sans compter que ces temps partiels, en France, ont un visage de femme à 80 %. On a un salaire minimum, mais c'est un salaire minimum horaire. Pas mensuel. Et donc plein de travailleurs et de travailleuses ne s'en sortent pas car ils sont bien loin du smic mensuel. Le travail ne permet plus de vivre.

M.L.: Nous mettons en garde : cette conférence ne peut pas être un rendez-vous pour rien. Il faut que nous, syndicats, patronat, État, agissions. L'État ne peut pas tout, certes. Mais en revanche, il n'est pas impuissant. La CFDT croit beaucoup à la négociation dans les branches et les entreprises ; il faut sanctionner celles qui ne jouent pas le jeu. L'inflation a entraîné un tassement des grilles. Plus de 40 % des branches ont des minima conventionnels inférieurs au smic. C'est énorme. Et il y en a certaines où on trouve huit niveaux inférieurs au smic. Ça veut dire que le travailleur passe sa vie au smic, que même s'il franchit les échelons, il est payé au même niveau.

Que faut-il faire ?

M.L. : Nous demandons que les entreprises qui ne jouent pas le jeu ne puissent plus bénéficier des exonérations de cotisations. Les laboratoires médicaux, par exemple, qui ont fait de larges profits. Dans la branche caoutchouc, les classifications n'ont pas évolué depuis 1984. Entre le premier et le dernier coefficient, il y a 60 euros d'écart. Qu'on ne nous dise pas que les métiers n'ont pas évolué depuis 1984.

C'est aussi la revendication de la CGT ?

S.B. : Oui, il faut conditionner les 200 milliards d'euros d'aides publiques dont bénéficient chaque année les entreprises. Mais, notre proposition est aussi d'indexer les salaires sur les prix. Comme ça, quand le smic augmente, l'ensemble des salaires suit... C'est la meilleure protection contre l'inflation. La négociation, ça doit être en plus. Seulement pour du mieux.

Quels sujets allez-vous porter à cette conférence ?

S.B. : L'égalité de salaire hommes-femmes. On est très mécontentes. Nous voulions en faire un sujet à part entière, or on nous dit qu'il est transversal. C'est toujours l'excuse quand on veut envoyer le sujet aux oubliettes. Mais, il y a urgence. Malgré l'index, il reste encore 25 % d'écart entre les salaires des femmes et ceux des hommes.

M.L. : Oui, Tout à fait d'accord. On travaille ensemble depuis longtemps sur ce sujet.

Le travail ne paie plus. Est-ce qu'une société de rentiers nous guette ? Comment faire pour que ça change ?

S.B. : Le gouvernement s'abrite derrière le dogme de la baisse du coût du travail. C'est une impasse.

M.L. : Une note du Conseil d'analyse économique montre que le patrimoine joue de plus en plus dans les inégalités. La question de taxer les successions n'est pas populaire mais, à la CFDT, on assume, ne serait-ce que pour financer la dépendance... Nous sommes face à un gouvernement qui ne veut pas faire de réforme de la fiscalité.

S.B. : Le problème, c'est le coût du capital. La France est championne d'Europe, voire du monde, de la distribution des dividendes. Chaque année, ils atteignent des niveaux record. Les entreprises augmentent leurs prix pour maintenir leurs profits. Il faut une réforme fiscale pour que l'impôt soit plus juste.

Sur les prix, vous trouvez que le gouvernement n'en fait pas assez ?

M.L. : Beaucoup d'effets d'annonce, pas beaucoup de résultats. Ce gouvernement ne respecte pas toujours ses engagements. Regardez, on attend toujours le chèque alimentaire. L'exécutif est incapable de faire des aides ciblées. Il arrose le sable. On l'a vu avec les aides aux gros rouleurs.

S.B. : Il y a beaucoup de gesticulations médiatiques. Alors que des mesures simples pourraient être prises : bloquer les prix des produits de première nécessité, baisser leur TVA, taxer les profits, notamment dans l'industrie alimentaire.

L'exécutif est incapable de faire des aides ciblées. Il arrose le sable

Marylise Léon

Faut-il, comme le préconise le communiste Fabien Roussel, envahir les préfectures et les supermarchés ?

S.B. : Nous appelons les salariés à faire grève partout le 13 octobre, pour mettre sous pression le patronat dont le slogan est « pour vivre heureux, vivons cachés ». Notre seule limite, c'est la violence physique.

M.L. : Il faut se mobiliser en responsabilité, dans un cadre. C'est ce que l'on propose le 13.

La dette explose. Ça vous préoccupe ?

M.L. : Bien sûr. On est face à d'incroyables défis environnementaux et technologiques. Mais même quand un rapport Pisani-Ferry propose une taxation temporaire des plus aisés pour financer la transition écologique, le gouvernement dit non. Emmanuel Macron est incapable de changer de lunettes.

S.B. : Il faut sortir de l'orthodoxie budgétaire, et se trouver de nouvelles marges de manœuvre pour faire face au vieillissement de la population et au défi environnemental. Nous proposons un vrai plan de lutte contre la fraude fiscale et une vraie réforme fiscale.

M.L. : Le logiciel date, et c'est un enjeu démocratique. Quand on parle de l'ensemble des aides aux entreprises et que l'on pose la question de leur écoconditionnalité, on réfléchit à un fléchage de ces aides pour la planète. On ne peut plus rester dans un système où les entreprises vont à un guichet et tirent un maximum d'euros. Elles ont des comptes à rendre. Sur les salaires, sur l'écologie...

S.B. : Oui, les patrons ont des comptes à rendre. Et on voit que des multinationales dont les lieux de décision sont de plus en plus éloignés, dont les instances intègrent de moins en moins de contre-pouvoirs démocratiques, échappent de plus en plus aux contrôles et influent de plus en plus sur les chefs d'État.

Les Français sont plutôt favorables à une révision des droits des chômeurs.

M.L. : Le chômage, c'est tabou et chacun est persuadé qu'il ne sera pas concerné. Jusqu'au jour où... Notre objectif, c'est de défendre les droits des demandeurs d'emploi. Je suis prête à aller contre l'opinion publique parce que je ne connais personne qui se satisfait d'être au chômage.

S.B. : Le problème, c'est que la négociation est plus compliquée que d'habitude car le gouvernement veut prélever dans les caisses de l'assurance chômage pour financer France Travail. Il veut déshabiller Pierre le chômeur pour mieux contrôler Paul au RSA. Il n'y a que des perdants.

Commentaires 26
à écrit le 09/10/2023 à 13:54
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Cela fait plaisir des différences mais une volonté d'unité que les partis politiques devraient étudier

à écrit le 08/10/2023 à 17:46
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BCE curieusement la prétendue pression fiscale sur les plus riches ne les empêche pas de voir chaque année leurs patrimoines augmenter bien plus que l'inflation .Et contrairement à ce que vous pensez ce n'est pas par le travail mais par la spéculatio...

le 08/10/2023 à 18:02
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L'inflation des actifs et donc des patrimoines est la conséquence de l'expansion monétaire conduite par la banque centrale par le biais des banques et pendant la dernière décennie de l'expansion de la dette publique qui a été acheté par la BCE et la ...

à écrit le 08/10/2023 à 14:39
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La France - État providence devant l'éternel connu pour son assistanat social - est dans une situation économique et financière peu enviable. Pourtant, selon le dernier rapport sur la richesse mondiale de la banque UBS (publié en 2023), en 2022 - dan...

le 08/10/2023 à 15:11
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25% de IS sur les revenus d'entreprise 30% sur les revenus financiers (sur les 75% restants) . Un résident en France qui investit dans une "grande" entreprise française comme actionnaire est taxé à 47,5%. Un million d'euros est un patrimoine très ...

le 08/10/2023 à 17:54
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bce un investissement immobilier de 1,8 millions d'euros en 2009 est évalué aujourd'hui à 3,8 millions tous ça sans transpirer ni le moindre effort financier entre le loyers qui remboursent les crédits , les déficits de revenus immobiliers qui réduis...

le 09/10/2023 à 4:32
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La France a toujours regorge de traitres et de vendus.

le 09/10/2023 à 15:55
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@Adieu BCE. Je fais modestement partie du pourcentage, merci. Ceci dit, lorsque je retranscris cet extrait: "ayant un patrimoine de plus de 1 million d’euros", ça laisse une marche de 998 millions avant le delta suivant de 1 milliard. Par ailleurs, c...

à écrit le 08/10/2023 à 11:50
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Les entreprises n'ont pas besoin de béquilles d'aide si le bon peuple de gauche donc tolérant ne leur casse pas les jambes ! Et sinon, je pense que la CGT devrait rendre des comptes sur tous les CE qu'elle gère, je pense que celui d edf est loin d'ê...

le 08/10/2023 à 12:50
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Oui, au lieu de surtaxer les meilleurs pour faire survivre ceux qui consomment plus de richesse qu'ils ne produisent (entreprises zombies et administrations) laissons prospérer ceux qui arrivent à trouver des solutions pour satisfaire la demande du...

à écrit le 08/10/2023 à 10:07
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Abroger les aides et baisser les impôts pour que les entreprises ne doivent pas rendre des comptes à une bureaucratie incompétente, coûteuse et intrusive

le 08/10/2023 à 11:00
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"abroger les aides " et aussitôt vous avez les chefs d'entreprises qui vont pleurnicher auprès de l'état ... pour avoir des subventions !!! Les patrons fustigent l'état en permanence ... et au moindre aléa se réfugient dans son giron !!!

le 08/10/2023 à 12:46
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Laissons pleurnicher ceux qui pleurnichent et prospérer ceux qui trouvent les solutions pour passer l'examen du marché

le 08/10/2023 à 13:46
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C'est fou de constater à quel point la France se raccroche toujours au même mantra néolibéral (celui du saint-patron des économistes "mainstream"). En septembre 1970, l’économiste Milton Friedman – monétariste et père spirituel de l’idéologie néo-lib...

le 08/10/2023 à 14:27
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@Raymond Et du 55% qui n'est pas remboursé l'état en fait quoi? Si on pouvait mesurer honnetêment la productivité du secteur publique on pourrait constater que une entreprise privée non subventionnée serait en faillite si elle ne produisait pas ces...

le 08/10/2023 à 15:15
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@Adieu BCE. Ben je vous ai déjà développé de long en large les travers du "Crony Capitalism". Ce mixte entre économie néo-libérale et économie planifiée.

le 08/10/2023 à 15:49
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Illusoire car quand elles n'ont pas intégré les aides dans leur équilibre économique, les entreprises françaises dépendent de la consommation des bureaucrates ou de ceux à qui les bureaucrates mettent un peu d'argent dans la poche... ..

le 08/10/2023 à 15:53
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@idx : oui notre brave AdieuBCE s'imagine que des entreprises dont 95% n'ont jamais fait ne serait-ce qu'un Euro de CA en dehors de notre marché interne vont du jour au lendemain devenir championnes de l'export...

à écrit le 08/10/2023 à 9:33
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Les patrons ne doivent de comptes qu'à leurs actionnaires. Pour les aides publiques, en dehors de programmes intéressant la défense nationale qui supposent des investissements considérables, on pourrait s'en dispenser... en baissant les impôts de pro...

le 08/10/2023 à 10:17
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Sauf que pour faire tourner une entreprise il faut des salariés qui aujourd'hui manquent à l'appel dans tous les secteurs et toutes les fonctions et il faudra attendre encore quelques années pour que Chatgpt les remplace ....et une fois toute la popu...

le 08/10/2023 à 11:21
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@ldx: Vu mon âge, après moi le déluge! Ah! Zut! J'ai enfants et petits enfants. Alors que faire? Nous aurons des médecins dans 10 ans; pour les autres métiers, on pourrait recycler les parlementaires puisque nous avons le 49-3; non?

à écrit le 08/10/2023 à 9:22
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Bof quand les syndicats produiront des richesses ils seront crédibles, mais se sont des fonctionnaires militants incapables de se payer par leur travail qui font de la morale a 2 balles. 11% de syndiqués en France dont une grande majorité ds la fonct...

le 08/10/2023 à 9:51
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11% de taux de syndicalisation haha dans les pays scandinaves , en Allemagne , en Espagne ou Italie on est à 60-80%….au fait ces syndicats sont en co-gestion des entreprises.. ils ont un droits de regards sur les comptes et les dépenses du patron : ...

le 08/10/2023 à 9:51
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11% de taux de syndicalisation haha dans les pays scandinaves , en Allemagne , en Espagne ou Italie on est à 60-80%….au fait ces syndicats sont en co-gestion des entreprises.. ils ont un droits de regards sur les comptes et les dépenses du patron : ...

le 08/10/2023 à 10:07
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Nombre de responsables politiques se gaussent du faible nombre de syndiqués .Mais combien d’adhérents compte leur propre parti ? La CFDT ou la CGT en ont autant que l’ensemble des partis politiques français.Il est vrai que dans la plupart des pays, c...

à écrit le 08/10/2023 à 8:35
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Une déclaration qui fait bailler mais je ne m'attendais pas à autre chose pour ma part.

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