Avant l'été elles ont succédé à deux figures du syndicalisme, Philippe Martinez et Laurent Berger. Pendant une décennie, les deux hommes ont dirigé ces organisations que beaucoup disaient d'un autre temps. Mais après le long conflit contre la réforme des retraites d'Emmanuel Macron, CGT et CFDT font aujourd'hui le plein : plus de 50 000 nouveaux adhérents à la CGT depuis le début de l'année, 65 000 à la CFDT. Du jamais-vu. Aujourd'hui, Sophie Binet et Marylise Léon portent, à elles deux, la voix de plus de 1,2 million de salariés affiliés dans le privé et dans le public. Avec l'intersyndicale, elles défileront, côte à côte, ce vendredi 13 octobre, et siégeront à la conférence sociale du 16 octobre face à Élisabeth Borne.
LA TRIBUNE- Vous avez accepté cette interview commune, c'est une manière de dire qu'il y a un avant et un après la réforme des retraites, que le front syndical reste uni ?
MARYLISE LÉON : La question des retraites n'est pas soldée, mais la mobilisation a changé la donne. L'intersyndicale reste lucide : nous ne voulons pas revenir au train-train syndical d'avant.
SOPHIE BINET : Avant, on avait tendance à mettre en avant nos divisions plutôt que ce qui nous rassemble. Une des graines plantées lors de cette mobilisation est celle de l'unité. Ça modifie les négociations avec le patronat et avec le gouvernement. Ils ne peuvent plus choisir leurs interlocuteurs comme ça les arrange, puisqu'on fait front commun. On monte ensemble sur des sujets, même si bien sûr il y a des désaccords et des différences dans la démarche. C'est aussi ça, la richesse du syndicalisme français.
M.L. : Entre nous, les non-dits ont été levés. On assume davantage nos différences. Et une chose est sûre : on partage notre vive inquiétude quant au climat social actuel, dans ce contexte très particulier où l'on sent que le débat est très clivé et où l'extrême droite n'a jamais été aussi forte. CFDT et CGT font bloc contre l'extrême droite.
Emmanuel Macron vous convie à une conférence sociale le 16 octobre... Il fait un pas vers vous.
M.L.: Il pose un acte. Mais il n'organise pas cette conférence à notre demande. Nuance : il le fait à la demande des partis politiques.
S.B. : Ça montre bien la conception profonde qu'Emmanuel Macron a de la démocratie sociale. Mais cette conférence est le fruit du rapport de force. C'est la demande, que nous portons depuis des mois, d'un cadre tripartite sur les salaires pour que chacun soit obligé de prendre ses responsabilités.
Et vous organisez quand même une manifestation avant, le 13 octobre...
M.L.: Cette mobilisation était prévue avant la date de la conférence sociale. C'est une mobilisation européenne, sur les salaires, l'égalité femme-homme, etc.
S.B. : Oui, c'est ce qui permettra d'obtenir des avancées avant le 16 octobre et la conférence sociale.
Justement, cette dernière porte sur les salaires. Qu'en attendez-vous ?
M.L.: Du concret pour les travailleurs. Pas juste des effets d'annonce, si annonces il y a. Cela ne peut pas être un rendez-vous pour rien.
S.B. : Du contraignant. Pas des mesures gadgets ridicules, comme sur le carburant où on annonce une revente à perte le matin et ça fait pschitt le soir. Pas la peine de faire le tour des médias en disant que les patrons doivent augmenter les salaires. Le gouvernement a les cartes en main pour les mettre sous pression et faire en sorte que l'on mette fin à ce décrochage violent entre les prix et les salaires.
C'est le thème de la conférence sociale...
S.B. : Il est temps ! Les chiffres de l'appauvrissement de la population sont très inquiétants : plus d'un tiers des Français disent ne pas manger trois repas par jour, 50 % ne peuvent plus épargner... Et même si les cadres arrivent à remplir leur frigo, leurs salaires sont ceux qui ont le plus baissé en euros constants.
M.L.: Il n'y a pas que les bas salaires. Le pouvoir d'achat, c'est le problème des fonctionnaires, des salariés... J'attends que le gouvernement reconnaisse qu'il y a des travailleurs pauvres. Il existe un enjeu des contrats courts, très courts, d'un mois, d'un jour. Comment voulez-vous que les gens se projettent dans ce cadre-là ? On a un problème de temps de travail partiel subi. On est face à des employeurs qui sont dans l'hyperflexibilité, qui font preuve de paresse, qui ne veulent pas organiser autrement le travail, les horaires. C'est tout ça qu'il faut poser.
S.B. : Sans compter que ces temps partiels, en France, ont un visage de femme à 80 %. On a un salaire minimum, mais c'est un salaire minimum horaire. Pas mensuel. Et donc plein de travailleurs et de travailleuses ne s'en sortent pas car ils sont bien loin du smic mensuel. Le travail ne permet plus de vivre.
M.L.: Nous mettons en garde : cette conférence ne peut pas être un rendez-vous pour rien. Il faut que nous, syndicats, patronat, État, agissions. L'État ne peut pas tout, certes. Mais en revanche, il n'est pas impuissant. La CFDT croit beaucoup à la négociation dans les branches et les entreprises ; il faut sanctionner celles qui ne jouent pas le jeu. L'inflation a entraîné un tassement des grilles. Plus de 40 % des branches ont des minima conventionnels inférieurs au smic. C'est énorme. Et il y en a certaines où on trouve huit niveaux inférieurs au smic. Ça veut dire que le travailleur passe sa vie au smic, que même s'il franchit les échelons, il est payé au même niveau.
Que faut-il faire ?
M.L. : Nous demandons que les entreprises qui ne jouent pas le jeu ne puissent plus bénéficier des exonérations de cotisations. Les laboratoires médicaux, par exemple, qui ont fait de larges profits. Dans la branche caoutchouc, les classifications n'ont pas évolué depuis 1984. Entre le premier et le dernier coefficient, il y a 60 euros d'écart. Qu'on ne nous dise pas que les métiers n'ont pas évolué depuis 1984.
C'est aussi la revendication de la CGT ?
S.B. : Oui, il faut conditionner les 200 milliards d'euros d'aides publiques dont bénéficient chaque année les entreprises. Mais, notre proposition est aussi d'indexer les salaires sur les prix. Comme ça, quand le smic augmente, l'ensemble des salaires suit... C'est la meilleure protection contre l'inflation. La négociation, ça doit être en plus. Seulement pour du mieux.
Quels sujets allez-vous porter à cette conférence ?
S.B. : L'égalité de salaire hommes-femmes. On est très mécontentes. Nous voulions en faire un sujet à part entière, or on nous dit qu'il est transversal. C'est toujours l'excuse quand on veut envoyer le sujet aux oubliettes. Mais, il y a urgence. Malgré l'index, il reste encore 25 % d'écart entre les salaires des femmes et ceux des hommes.
M.L. : Oui, Tout à fait d'accord. On travaille ensemble depuis longtemps sur ce sujet.
Le travail ne paie plus. Est-ce qu'une société de rentiers nous guette ? Comment faire pour que ça change ?
S.B. : Le gouvernement s'abrite derrière le dogme de la baisse du coût du travail. C'est une impasse.
M.L. : Une note du Conseil d'analyse économique montre que le patrimoine joue de plus en plus dans les inégalités. La question de taxer les successions n'est pas populaire mais, à la CFDT, on assume, ne serait-ce que pour financer la dépendance... Nous sommes face à un gouvernement qui ne veut pas faire de réforme de la fiscalité.
S.B. : Le problème, c'est le coût du capital. La France est championne d'Europe, voire du monde, de la distribution des dividendes. Chaque année, ils atteignent des niveaux record. Les entreprises augmentent leurs prix pour maintenir leurs profits. Il faut une réforme fiscale pour que l'impôt soit plus juste.
Sur les prix, vous trouvez que le gouvernement n'en fait pas assez ?
M.L. : Beaucoup d'effets d'annonce, pas beaucoup de résultats. Ce gouvernement ne respecte pas toujours ses engagements. Regardez, on attend toujours le chèque alimentaire. L'exécutif est incapable de faire des aides ciblées. Il arrose le sable. On l'a vu avec les aides aux gros rouleurs.
S.B. : Il y a beaucoup de gesticulations médiatiques. Alors que des mesures simples pourraient être prises : bloquer les prix des produits de première nécessité, baisser leur TVA, taxer les profits, notamment dans l'industrie alimentaire.
Faut-il, comme le préconise le communiste Fabien Roussel, envahir les préfectures et les supermarchés ?
S.B. : Nous appelons les salariés à faire grève partout le 13 octobre, pour mettre sous pression le patronat dont le slogan est « pour vivre heureux, vivons cachés ». Notre seule limite, c'est la violence physique.
M.L. : Il faut se mobiliser en responsabilité, dans un cadre. C'est ce que l'on propose le 13.
La dette explose. Ça vous préoccupe ?
M.L. : Bien sûr. On est face à d'incroyables défis environnementaux et technologiques. Mais même quand un rapport Pisani-Ferry propose une taxation temporaire des plus aisés pour financer la transition écologique, le gouvernement dit non. Emmanuel Macron est incapable de changer de lunettes.
S.B. : Il faut sortir de l'orthodoxie budgétaire, et se trouver de nouvelles marges de manœuvre pour faire face au vieillissement de la population et au défi environnemental. Nous proposons un vrai plan de lutte contre la fraude fiscale et une vraie réforme fiscale.
M.L. : Le logiciel date, et c'est un enjeu démocratique. Quand on parle de l'ensemble des aides aux entreprises et que l'on pose la question de leur écoconditionnalité, on réfléchit à un fléchage de ces aides pour la planète. On ne peut plus rester dans un système où les entreprises vont à un guichet et tirent un maximum d'euros. Elles ont des comptes à rendre. Sur les salaires, sur l'écologie...
S.B. : Oui, les patrons ont des comptes à rendre. Et on voit que des multinationales dont les lieux de décision sont de plus en plus éloignés, dont les instances intègrent de moins en moins de contre-pouvoirs démocratiques, échappent de plus en plus aux contrôles et influent de plus en plus sur les chefs d'État.
Les Français sont plutôt favorables à une révision des droits des chômeurs.
M.L. : Le chômage, c'est tabou et chacun est persuadé qu'il ne sera pas concerné. Jusqu'au jour où... Notre objectif, c'est de défendre les droits des demandeurs d'emploi. Je suis prête à aller contre l'opinion publique parce que je ne connais personne qui se satisfait d'être au chômage.
S.B. : Le problème, c'est que la négociation est plus compliquée que d'habitude car le gouvernement veut prélever dans les caisses de l'assurance chômage pour financer France Travail. Il veut déshabiller Pierre le chômeur pour mieux contrôler Paul au RSA. Il n'y a que des perdants.