Mai-68 : comment le travail a changé en cinquante ans

« Ne dites plus : travail ; dites : bagne ! » De mai 1968, il reste quelques slogans célèbres, mais aussi la revendication d’emplois moins rudes et davantage d’autonomie. Depuis, les salariés ont obtenu de nombreux progrès mais l’entreprise a dû faire face à de nouveaux défis : globalisation de l’économie, baisse de la durée d’activité, délocalisation des industries...
Usine de montage de la Peugeot 404 en bout de ligne à Sochaux, en 1961.
Usine de montage de la Peugeot 404 en bout de ligne à Sochaux, en 1961. (Crédits : Groupe PSA)

En mai 1968, alors que les étudiants, rejoints plus largement ensuite par les ouvriers, protestent et descendent dans les rues, ils n'ont pas conscience de vivre dans une des périodes les plus bénies de l'après-guerre, celle des Trente Glorieuses. Le chômage est à un taux historiquement bas, se situant aux alentours des 2,6% de la population active. La croissance flirte avec la barre des 7% du PIB. L'industrie et le tertiaire sont en pleine expansion tandis que la population active s'est élargie, accueillant dans ses rangs femmes, travailleurs immigrés ou encore paysans fuyant la ruralité. Pourtant, si le tableau semble idyllique sur le papier, les crises sociales sont déjà nombreuses.

Le mouvement social sans précédent des mois de mai et juin, qui a compté près de 10 millions de grévistes en France, n'éclot pas du jour au lendemain. Avant mai, le climat du pays est électrique : les jeunes veulent plus de libertés, contestent la guerre du Vietnam et la politique de De Gaulle, au pouvoir depuis dix ans. Dans les usines, le modèle du taylorisme est à bout de souffle. Le travail difficile, répétitif et sans évolution est remis en question. « Ne perds pas ta vie à la gagner », martèlent les slogans, « Ton patron a besoin de toi, tu n'as pas besoin de lui ». Un vent contestataire souffle en France, critiquant le « compromis fordiste » de l'après-guerre selon lequel les ouvriers acceptent des conditions de travail rudes en échange d'une protection sociale et d'une croissance du pouvoir d'achat via la politique salariale. Avec les dispositions des accords de Grenelle, discutés du 25 au 27 mai 1968, c'est le début d'un tournant dans le monde du travail.

Du taylorisme au burn out

Dans les années 1970, les conflits sociaux se multiplient, certains spectaculaires, comme à l'usine horlogère Lip à Besançon, pour exiger des améliorations du quotidien professionnel ou la sauvegarde des emplois. Les syndicats entrent dans les entreprises, rêvant à l'autogestion et font prévaloir de plus en plus leur influence dans les négociations professionnelles. Le temps de travail diminue pour laisser de la place aux loisirs. Les femmes, dont la présence restait faible en 1968, intègrent progressivement le monde du travail. Ce qui a pour conséquence de faire grimper, en un demi-siècle, le nombre d'actifs en France (19 millions en 1962 contre 29 millions en 2016). À côté des progrès sociaux, vient le temps de la mondialisation et de l'ouverture sur le monde. Les exportations de biens et services en France, très faibles en 1968 (13,17% du PIB) vont s'accroître dès les années 1970 pour atteindre en 2016, 29,43% du PIB. Et du côté des importations, le phénomène est similaire : 13,46% du PIB en 1968 contre 31,21% en 2016.

Dans l'industrie, la concurrence est de plus en plus rude et bon nombre d'usines sont délocalisées ou connaissent des plans de licenciement. Le climat est instable : les nationalisations, nombreuses en 1982, sont suivies de privatisations, parfois de liquidations. La seconde moitié des années 1970 marque l'envolée du chômage (le million de chômeurs est atteint en 1976 et 2 millions en 1981). Les "petits patrons" et le capitalisme familial, attachés à pérenniser l'entreprise, commencent à être bousculés par les actionnaires et le capitalisme financier, davantage focalisés sur la rentabilité immédiate. L'économie va se financiariser et l'évolution de la conjoncture va se traduire pour les salariés par des blocages des salaires et des licenciements.

Le pouvoir de négociation des salariés, bien qu'enrichi par un arsenal législatif au fil des années, se dégrade à partir de 1980. Les secteurs d'activité forts à l'époque, comme l'industrie ou l'agriculture, connaissent une diminution des emplois tandis que le tertiaire explose (près de 75% des emplois en 2016). Parallèlement, du côté de l'organisation du travail, le toyotisme prend la suite du taylorisme. L'heure est à la lean production : on produit à flux tendu dans un contexte de concurrence. Les ouvriers sont plus polyvalents, responsabilisés, et l'entreprise veut répondre aux besoins des consommateurs en limitant les stocks et le gaspillage. L'industrie se robotise et si l'automatisation fait fureur auprès des employeurs, force est de constater que la grande majorité des opérations ne peuvent pas se passer de l'humain.

Aujourd'hui, au quotidien, le travail se réalise avec davantage d'autonomie : qu'importe le mode d'emploi, l'important est le résultat, en vraie rupture avec la tradition taylorienne où la recette était connue. Mais en parallèle, on assiste à une bureaucratisation du travail où fleurissent sans fin les reporting, soumettant les salariés à une forte pression. Plus de libertés et plus de contraintes : une double injonction qui fait que burn out, stress au travail et risques psychosociaux se propagent.

En 2018, précarité et "big data"

De fait, la représentation du "travail" est remise en cause par certains salariés : un écho à 1968 ? « Aujourd'hui, les maux sont différents de ceux d'il y a cinquante ans », commente Michel Lallement, sociologue au Cnam (*). Ni plus ni moins nombreux, mais bien distincts. Concrètement, s'il y a cinquante ans, les travailleurs ont contesté des conditions de travail difficiles, aujourd'hui, celles-ci ont sans nul doute progressé du point de vue des tâches, de la représentation du personnel ou encore du côté sanitaire. Mais au quotidien, les salariés de 2018 sont soumis à une pression nouvelle et sont menacés par un chômage de masse (9,3% de la population active en 2018).

En entrant dans la vie active, les jeunes rencontrent bien plus de difficultés que les générations précédentes : si le CDI reste le contrat majoritairement détenu par les Français, les CDD et les contrats précaires (emplois aidés, temps partiel) se sont fortement développés. De plus, de nouvelles transformations, avec l'irruption des nouvelles technologies, de l'IA ou encore du big data, peuvent demain bouleverser le marché du travail. Si certains prédisent des créations d'emplois, d'autres craignent une polarisation entre salariés qui pourront s'adapter et ceux dont les connaissances et les savoir-faire deviendront obsolètes.

D'autres parlent aussi du potentiel remplacement des hommes par les technologies. Une crainte qui à nouveau fait écho au passé. Mais il faudra attendre quelque temps avant de distinguer réellement les conséquences de ces innovations sur le monde du travail. Lui qui, depuis cinquante ans, n'a pas cessé d'évoluer.

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ENCADRÉ 1/2

Cinq grandes figures, politiques et syndicales, qui ont contribué à changer le monde du travail

  • JEAN AUROUX, le rénovateur du Code du travail

Son nom est surtout célèbre pour ses lois. Jean Auroux, ministre du Travail dès le début du premier septennat de François Mitterrand et ancien professeur syndiqué à la CGT, va refonder près d'un tiers du Code du travail pour renforcer les droits des salariés et ceux de leurs représentants. Il sera ensuite délégué au Travail auprès du ministre des Affaires sociales, puis secrétaire d'État chargé de l'Énergie auprès du ministre de l'Industrie et de la Recherche. Dans le gouvernement Fabius, en 1984, il devient secrétaire d'État chargé des Transports auprès du ministre de l'Urbanisme avant de récupérer ce poste. Deux ans plus tard, il sera médiateur dans le projet du tunnel sous la Manche, son dernier gros dossier. Il reste actif politiquement en créant la Fédération des maires des villes moyennes en 1988 et en présidant le groupe socialiste de l'Assemblée nationale jusqu'en 1993.

  • MARTINE AUBRY, la dame des 35 heures

Maire socialiste de Lille depuis 2001, Martine Aubry a un CV impressionnant. En 1981, elle rédige les lois Auroux en tant que directrice adjointe du cabinet du ministre. Puis elle prend elle-même les clés de la rue de Grenelle à deux reprises : en 1991 comme ministre du Travail, sous la présidence de François Mitterrand ; en 1997 comme ministre de l'Emploi lors de la cohabitation Chirac-Jospin. Elle lance alors les emplois jeunes et met en place la semaine des 35 heures. En 1999, Martine Aubry instaure la loi de lutte contre les exclusions et la couverture maladie universelle. Grande figure du PS, elle en a été la première secrétaire entre 2008 et 2012.

  • GEORGES SÉGUY, le gagnant chahuté

Le premier, il avait parlé de « la force tranquille », celle de « la classe ouvrière » en 1968. Secrétaire général de la CGT entre 1967 et 1982, Georges Séguy est l'un des principaux acteurs des négociations des accords de Grenelle. Lors du mouvement de 68, l'ancien résistant, plus jeune déporté politique français, tente de maintenir une certaine cohésion syndicale et sociale malgré les pressions de l'extrême gauche et d'une partie de sa base. C'est lui qui annoncera devant les ouvriers Renault à Billancourt le bilan, contesté, des négociations. Les dispositions telles que la hausse du Smig, l'élargissement des droits syndicaux dans les entreprises, les paiements (partiels) des jours de grève, sont aussi l'oeuvre de sa force de persuasion même s'il n'a pas réussi à faire revenir le gouvernement sur la réforme de la Sécurité sociale de l'époque.

  • EDMOND MAIRE, le moderniste à tout crin

Il a été l'un des dirigeants emblématiques de la CFDT, secrétaire général du syndicat de 1971 à 1988. Edmond Maire est célèbre pour avoir prôné pendant longtemps l'autogestion dès le début de la mondialisation et lors des crises touchant l'industrie. Quand l'union de la gauche essuie un échec aux législatives de 1978, il participe au "recentrage" de la CFDT vers la défense des salariés avant de passer à une phase de modernisation et de laisser sa place en 1988.

  • FRANÇOIS MITTERRAND, le réformateur tranquille

« Le champion des transformations du monde du travail et de l'emploi, note le sociologue Jean-Pierre Durand. Même si aujourd'hui, il n'est plus très populaire. » Le président socialiste, élu en 1981, instaure rapidement la semaine des 39 heures et la cinquième semaine de congés payés, promesses de sa campagne. Avec les lois Auroux, les droits syndicaux et salariaux sont renforcés. L'âge de la retraite passe de 65 à 60 ans. Ultérieurement, il améliore les droits des chômeurs et des travailleurs (augmentation du Smic, le salaire minimum interprofessionnel de croissance, création du RMI, revenu minimum d'insertion) et nationalise les banques et les grandes entreprises afin de protéger l'emploi en France, et tenter de redynamiser l'industrie. Détenteur du plus long mandat présidentiel, il cohabite deux fois avec la droite, à la suite du "tournant de la rigueur" en 1983, et se retrouve empêtré dans plusieurs affaires.

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ENCADRÉ 2/2

[ TIMELINE ] Du 22 mars au 4 juin, les dates clés de 1968

Commentaires 7
à écrit le 24/05/2018 à 20:56
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Ben on oublie l'exode rural dramatique à cette époque la remembrements etc. Remarque ces drames nous ont évité l'impensable immigration qui a touché les autres régions de france et que l'ouest a moins de chômage et de déficit de la balance commercial...

à écrit le 23/05/2018 à 12:13
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la longévité et l’espérance de vie a permit de rallonger les départs à la retraite : ce n’est pas cohérent et juste car tout le monde n’atteint pas les 70 ans , certains c’est même avant les 50 ans. tout le système de «  calcul » repose sur ce mode ...

à écrit le 23/05/2018 à 8:36
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On se demande même comment s'en sortent les pays qui n'ont pas eu de Mai 68 pour évoluer.

à écrit le 22/05/2018 à 19:21
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En délocalisant l'industrie manufacturière , le patronat s' affranchit d' un second mai 68... Il ont probablement tiré les leçons des blocages et la faible syndicalisation Française donne le ton de ces faibles manifestations .

à écrit le 22/05/2018 à 16:48
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"En 2018, précarité et "big data" On pourrait la loi travail contre les salariés .

à écrit le 22/05/2018 à 14:02
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La photo d'un atelier de montage chez Peugeot en 1961 donne à penser que le travail avant 68 n'était pas non plus une horreur comme se plaisent à le dire certains.

à écrit le 22/05/2018 à 12:30
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1968: 584000 chômeurs 2018: au moins 4 millions.

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