Jessica travaille à La Poste, avec un statut d'agent public. Elle gagne un peu plus de 1.800 euros nets chaque mois. Après ses tournées matinales, et pour compléter ses revenus, elle fait quelques heures de ménage déclarées chez des particuliers. Ce qui lui rapporte 700 euros mensuels, payés par le biais des Chèque emploi service universel (CESU). La prime de 100 euros annoncée par le gouvernement pour faire face à l'inflation lui a permis de mettre du beurre dans les épinards cet hiver. Et plus que prévu ! Car Jessica (les prénoms ont été modifiés) l'a, en réalité, touchée deux fois. "J'étais tellement contente, je n'ai pas demandé mon reste !", assure cette maman solo de deux enfants.
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Même joie du côté de Pierre, 47 ans. Employé chez Orange, il gagne un peu moins de 3.000 euros mensuels. Mais pour occuper son temps libre, et arrondir ses fins de mois, ce bricoleur a adopté le statut d'auto entrepreneur. Il réalise régulièrement de menus travaux chez des particuliers. De quoi engranger 900 euros en octobre dernier, date de référence prise en compte par l'Urssaf pour être bénéficiaire du coup de pouce gouvernemental.
Aussi, en décembre dernier, Pierre a-t-il, lui aussi, reçu 100 euros. "Comme je gagne pas trop mal ma vie par ailleurs, j'étais étonné, mais je n'ai pas trop cherché à savoir", reconnait-t-il. Il a, lui aussi, encaissé l'argent.
Cumuler la prime de 100 euros, c'est n'est pas difficile
Normalement, cette prime versée automatiquement ne doit être reçue qu'une seule fois par personne. Mais combien sont-ils à cumuler plusieurs activités et à potentiellement l'avoir perçue à plusieurs reprises ? L'étudiant qui fait quelques heures de travail déclaré, par ailleurs auto-entrepreneur, ou demandeur d'emploi. Le chômeur qui a pu faire quelques missions salariées en octobre. Le retraité à la petite pension, qui réalise des petits boulots par ailleurs, etc.
Quant aux salariés qui travaillent pour plusieurs patrons, ils sont normalement tenus de choisir un employeur principal et de prévenir leurs autres sociétés, que la prime lui déjà été versée.
Les combinaisons sont multiples et peut donner le tournis. Car le risque de doublon est loin d'être marginal, sachant que le seul critère, pour chaque statut, est de ne pas avoir gagné plus de 2.000 euros en octobre dernier.
Le gouvernement table sur l'honnêteté
L'article 12 du décret, qui instaure cette aide exceptionnelle, est pourtant clair : "les aides indûment perçues, notamment lorsque les bénéficiaires ont reçu plusieurs versements de différents débiteurs, sont reversées par leur bénéficiaire à l'Etat. Elles peuvent aussi faire l'objet d'une récupération selon les règles et procédures applicables en matière de créances à l'impôt et au domaine." Autrement dit, il faut rembourser.
Selon l'entourage du ministre des Comptes publics, Olivier Dussopt, "quelques dizaines de personnes ont déjà rendu les trop perçus". Combien sont-ils, en revanche, à préférer ne rien dire et attendre que la patrouille ne les rattrape ?
Enfin, si les chefs d'entreprise sont normalement tenus, au nom de la loyauté, d'être informés, par leurs salariés qu'ils exercent une autre activité complémentaire, beaucoup ne s'en préoccupent pas. "Je ne vais pas commencer à fliquer les équipes que j'emploie quelques jours par mois. Certains font des missions d'intérim par-ci par-là, ont leur auto-entreprise, parfois les deux. Moi j'ai versé la prime à ceux qui correspondaient aux critères. Je n'ai pas cherché à en savoir plus", répond par exemple Olivier, patron de restaurant. Souvent mécontents de devoir avancer cette aide - qui leur est ensuite remboursée par le gouvernement -, les patrons en sont restés là.
Une zone grise
La question des doublons, véritable zone grise du dispositif, a pourtant bien été identifiée par le gouvernement. Mais celui-ci se veut rassurant. "Nous pensons que cela concernera peu de monde. Et puis, tôt ou tard des croisements ultérieurs de fichiers de versements seront faits, et nous demanderons des comptes", assure Bercy. Quand ? Aucune date n'est précisée.
Alors que les différentes caisses de versement ne correspondent pas toujours entre elles, les contrôles pourtant ne semblent pas si simples. "Nous avons posé la question à la fin de l'année au gouvernement, rapporte Grégoire Leclercq, président de l'association de l'auto-entrepreneuriat, la FNAE. Il nous a laissé entendre que si une personne avait plusieurs activités et qu'elle touchait la prime plusieurs fois, ce n'était pas si grave."
Rien que pour les auto-entrepreneurs, justement, Grégoire Leclercq estime par exemple que 80% des deux millions que compte l'hexagone sont éligibles à la prime. Près de 40% d'entre eux ont à côté une activité salariée, et 8% sont retraités... Pour cette catégorie, "où les risques de trop perçus étaient effectivement pointés", selon Bercy, des garde-fous ont été instaurés. Il faut pouvoir justifier d'un certain niveau d'activité régulier - 100 euros de chiffre d'affaire mensuels - pour recevoir l'aide.
Autre précaution prise pour les salariés susceptibles d'avoir plusieurs employeurs, il n'y pas de versement automatique pour les contrats inférieurs à 20 heures hebdomadaires, précise Bercy : "Nous les contactons pour qu'ils nous transmettent leur employeur principal ce qui évite les doublons."
Une prime décidée à la hâte
Il n'empêche, décidée rapidement par le Premier ministre Jean Castex à l'automne dernier pour faire face à la flambée des prix de l'énergie, le dispositif a été conçu à la va- vite. Et inscrit dans la loi de finance rectificative du 1er décembre, sans en évaluer précisément tous les contours et les risques. "Il est possible que les effets de bords n'ont pas été correctement mesurés, mais l'essentiel est que les Français soient soutenus dans leurs pouvoir d'achat", se défend un conseiller ministériel.
Reste qu'outre les difficultés opérationnelles que pose la vérification des versements, le gouvernement a aussi conscience du risque politique.
"A trois mois d'une élection présidentielle, et alors que tout augmente - les péages, les carburants, les aliments...- l'exécutif ne va pas demander à des gens qui déjà ont dû mal à finir le mois, de rendre l'argent", raille un représentant patronal. De quoi déclencher des tensions sociales !
En attendant, les versements se poursuivent
Le gouvernement préfère surtout insister sur le déploiement sans accroc de ce soutien au pouvoir d'achat des ménages. Selon Bercy, 38 millions de Français doivent en bénéficier, avec des versements étalés entre le 13 décembre dernier et début mars. Selon Olivier Dussopt, le ministre en charge des Comptes publics, près de 20 millions ont déjà touché l'aide exceptionnelle, notamment les étudiants, les indépendants, les salariés de droits privés, les agents publics. Pour les demandeurs d'emploi, les versements sont en cours. Restent les retraités - estimés à 12 millions de bénéficiaires - qui doivent la percevoir ce mois de février.
Le gouvernement a prévu, au total, une enveloppe de 3,8 milliards d'euros pour cette mesure. La facture pourrait s'avérer bien plus salée pour les finances publiques.