Sciences-Po et le poison du soupçon

Le retour lundi du directeur de l’institution, Mathias Vicherat, huit semaines après sa garde à vue pour violences conjugales, secoue l’établissement.
Caroline Vigoureux
Mathias Vicherat à Sciences-Po, le 21 février 2022.
Mathias Vicherat à Sciences-Po, le 21 février 2022. (Crédits : © Florian Poitout/ABACAPRESS.COM)

Ces derniers jours, les murs de Sciences-Po ont été recouverts d'affiches représentant une silhouette sur fond rouge, barrée de deux mots : « Vicherat démission ». Du hall d'entrée de la rue Saint-Guillaume à la cafétéria, il y en avait partout. Comme pour signifier que le retour prévu ce lundi du directeur de l'école qui forme l'élite française ne se fera pas dans la quiétude dont il aurait rêvé.

Au même moment, Mathias Vicherat tournait un peu en rond chez lui. Il s'est mis en retrait de son poste le 11 décembre, une semaine après sa mise en garde à vue pour violences conjugales réciproques avec son ex-compagne, la réalisatrice Anissa Bonnefont. Aux amis qu'il a vus autour d'un verre, à ceux qui l'ont appelé ou qui ont envoyé des messages de soutien, comme la patronne de Radio France, Sibyle Veil, la présidente de l'agence de communication Havas, Mayada Boulos, ou l'ancien directeur général de la Police nationale Frédéric Péchenard, il l'a juré : « Je n'ai jamais levé la main sur elle. » Tous décrivent un homme « atteint », « extrêmement secoué », « ayant le sentiment de porter quelque chose de très injuste ». À des collaborateurs de Sciences-Po, il a aussi glissé qu'il était « désolé » du retentissement de cette affaire.

Sciences-Po et le poison du soupçon

Le 7 décembre, des étudiants occupent l'école et demandent la démission du directeur.

Pendant cette période durant laquelle il n'a pas touché de salaire, Mathias Vicherat s'est astreint au silence. Anissa Bonnefont, proche du couple Hollande-Gayet, ne veut pas s'exprimer sur le retour aux affaires de son ancien compagnon. « Je préfère rester silencieuse pour l'instant, bien que j'aie un avis sur le sujet », nous écrit-elle. Quarante-huit heures après les faits, elle avait posté un message sur Instagram : « Les tristesses de couples appartiennent aux couples et ça n'est jamais tout blanc d'un côté et tout noir de l'autre. »

Retour sur les faits. Le dimanche 3 décembre au soir, le couple, en cours de séparation, prend un verre au Lutetia. Alors qu'ils sortent du luxueux hôtel parisien, la discussion dégénère, les téléphones tombent par terre. Anissa Bonnefont file dans un taxi au commissariat du 7e arrondissement. Mathias Vicherat la suit quelques minutes plus tard. Quand il débarque place des Invalides, le couple est « agité », d'après des proches. Ils s'accusent mutuellement de violences. Selon Le Parisien, Anissa Bonnefont veut déposer une main courante pour avoir été poussée au sol par Mathias Vicherat. Ils sont placés en garde à vue dans des cellules attenantes, où ils peuvent discuter. Ils y passent la nuit avant d'être entendus. La colère retombe. Finalement, aucun des deux ne porte plainte, aucune mesure d'éloignement n'est prise. « L'unité médico-judiciaire n'a relevé d'incapacité totale de travail sur aucun des deux », nous indique aussi le parquet de Paris. Mais comme c'est généralement le cas lorsqu'il s'agit de violences conjugales, une enquête préliminaire est ouverte.

Leur garde à vue n'est pas terminée qu'elle a déjà fuité. Une dépêche AFP mentionne dans son titre le seul nom de Mathias Vicherat. En sortant du commissariat, ils font une déclaration commune. Mais la balle est partie. Que le fringant directeur de Sciences-Po soit lié à une affaire de violences conjugales est un événement dans le microcosme parisien. Les réseaux sociaux s'emballent, le nom de la journaliste Marie Drucker, son ex-compagne, avec qui il a eu un enfant, remonte en numéro un des tendances sur X (ex-Twitter).

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Le 7 décembre, des étudiants occupent l'école et demandent la démission du directeur

Communication « désastreuse »

Jusque-là, l'homme de 45 ans qui connaît le Tout-Paris n'avait eu droit qu'à des portraits élogieux, décrivant les charmes de ce « séducteur », « fin négociateur » au CV débordant : hypokhâgne, Sciences-Po, ENA dans la même promotion qu'Emmanuel Macron, avant de côtoyer les cénacles politiques, de Jean-Luc Mélenchon à Bertrand Delanoë en passant par Anne Hidalgo, puis des postes de pouvoir au sein de la SNCF et de Danone, pour finalement présider une grande école.

Jusqu'à ce coup d'arrêt qui suscite une sidération chez les 1 500 étudiants de Sciences-Po. Les boucles WhatsApp de certaines promotions tournent au pugilat. « Ça crie à la démission avant même de savoir si c'est aussi une victime, de comprendre qui a fait quoi » s'indigne Édouard*, un message qui recueille 18 likes. « Même s'il est peut-être aussi victime, ça n'empêche qu'il est sûrement auteur de violences conjugales. Comment avoir confiance ? » répond Aline ; 5 likes. Une pétition réclamant sa démission circule déjà quand d'autres reprochent à leurs camarades « le blocage unilatéral » de l'accès à l'école.

La communication de Mathias Vicherat dans les jours suivant sa garde à vue n'arrange pas les choses. Son premier message, dans lequel il explique que « [c]es élé- Depuis sa mise en retrait, rien n'a vraiment changé. Il n'y a toujours pas de plainte, et a fortiori aucune mise en examen. Personne ne connaît le contenu de l'enquête préliminaire en cours ni son calendrier. Elle peut potentiellement s'étaler sur deux ans. En attendant, Mathias Vicherat est en sursis.

Sciences-Po et le poison du soupçon

Mathias Vicherat et Anissa Bonnefont à Roland-Garros, le 11 juin 2023.

Un retour sous condition

À Sciences-Po, une commission spéciale - dix personnes des différents organismes de l'école - s'est réunie le 12 janvier, puis une nouvelle fois mardi. Un huis clos de quatre heures très « animé », dixit une participante. Il a fallu trouver un compromis entre ceux qui, comme les syndicats de gauche Unef et Union étudiante, réclamaient sa démission, ceux qui, comme le syndicat Nova, transpartisan, demandaient le prolongement de sa mise en retrait jusqu'aux conclusions de l'enquête préliminaire et enfin ceux qui, comme la direction, considèrent que rien ne justifie son départ. C'est donc l'idée un peu hybride d'un retour « profil bas » qui a été actée.

Malgré tout, le compte rendu de la réunion n'élude pas le problème, en parlant d'une « mise en garde à vue dommageable » et d'une « fragilisation de la confiance » à l'égard de Mathias Vicherat. La commission demande qu'il soit entendu « au plus vite » par la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP) et le conseil de l'Institut, les instances qui l'ont élu. Une nouvelle audition est prévue à l'issue de l'enquête préliminaire pour « savoir s'il dispose toujours de leur confiance ». Il lui est enfin demandé de « prendre les dispositions administratives nécessaires pour traiter les questions liées aux VSS ». Un retour sous condition, donc.

Ce lundi, jour de rentrée pour les étudiants, le directeur de l'école va retrouver son bureau rue Saint-Guillaume. Il a prévu d'envoyer un message par mail à toute la communauté de Sciences-Po. « Si un simple soupçon peut justifier une démission, ça crée un précédent dangereux, dit-on dans son entourage. C'est kafkaïen de devoir se défendre de quelque chose dont on n'est pas accusé. »

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Ce à quoi doit désormais faire face Mathias Vicherat est bien plus évanescent qu'une accusation précise, c'est le poison du soupçon. Le tout dans un établissement où les étudiants sont plus politisés qu'ailleurs. « C'est inouï, on en est à juger coupables des gens qui ne sont pas poursuivis, s'étrangle l'ancien conseiller de François Hollande Gaspard Gantzer, ami de Mathias Vicherat. L'époque ne peut pas être à la chasse aux sorcières et au maccarthysme. Ça va toujours plus loin. » Lui qui enseigne à Sciences-Po depuis vingt ans estime que le « wokisme » qui traverse les rangs de l'école n'a rien à voir avec cette histoire : « C'est un effet de loupe, il n'y a aucune comparaison possible avec ce qui peut se passer aux États-Unis. »

Certes, la réaction de la communauté étudiante est épidermique. Mais cette affaire s'ajoute aux précédentes à ce poste maudit. L'arrivée de Mathias Vicherat devait tourner la page douloureuse de Frédéric Mion, contraint à la démission car il lui était reproché d'avoir couvert les faits d'inceste reconnus par le politologue Olivier Duhamel. Avant cela, la place de directeur était à prendre depuis le décès brutal de Richard Descoings dans une chambre d'hôtel à New York. Un enseignant parle d'une « école polytraumatisée, beaucoup plus regardée que toutes les autres ». « Il y a un ras-le-bol général, regrette Victoire, en deuxième année du collège universitaire. Ce genre d'histoire ne devrait pas arriver à un poste où l'on demande de l'exemplarité. »

Le mythe du directeur le plus féministe qu'ait connu l'école a été mis à mal

Officiellement, le mandat de Mathias Vicherat court jusqu'en 2026. « Il se sent l'énergie et la légitimité pour poursuivre sa mission », assure naturellement son entourage. Pour le moment, il a toujours le soutien des deux personnalités les plus influentes à Sciences-Po, Laurence Bertrand Dorléac, à la tête de la puissance FNSP, et l'économiste russe Sergueï Gouriev, directeur de la formation et de la recherche, qui quittera l'école en septembre. Mais l'Unef reste fermement opposée à son retour, comme les associations féministes du campus, qui y voient « une insulte envers toutes les victimes au sein de l'école ».

Il y a dans cette contestation une sincère désillusion. Mathias Vicherat s'était fait élire sur un discours d'intransigeance envers les VSS. En février 2022, il avait mené une politique de sensibilisation et mis en place une cellule d'enquête interne, présidée par une magistrate indépendante. Certains intervenants s'étonnaient même ces derniers mois des règles très strictes auxquelles ils étaient soumis : interdiction de se retrouver seuls, porte fermée, avec un ou une étudiante, interdiction de prendre un café avec un élève... Puis soudain, le mythe du directeur le plus féministe qu'ait connu Sciences-Po a été mis à mal. L'une de ses proches en arrive à cette conclusion triviale : « Il est aujourd'hui victime du monstre qu'il a contribué à créer. »

* Les prénoms ont été modifiés.

Mathias Vicherat en six dates

1978 Naissance aux Lilas (Seine-Saint-Denis)

2002-2004 Élève à l'ENA

2012-2017 Directeur de cabinet de Bertrand Delanoë puis d'Anne Hidalgo

2017-2019 Directeur général adjoint à la SNCF

2019-2021 Secrétaire général de Danone

Depuis 2021 Directeur de Sciences-Po

Caroline Vigoureux
Commentaires 5
à écrit le 29/01/2024 à 10:34
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On a beaucoup brocardé l'ENA, mais son problème était surtout la surreprésentation dans les reçus des diplômés de Science Po Paris, d'où une tendance à l'entre-soi arrivée au stade de la caricature avec la Macronie...

à écrit le 29/01/2024 à 9:57
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Il faudrait supprimer sciences Po, l'ENA et un certains nombres d'Autorités Administratives Indépendantes (AAI). Vous suggère de lire Robert O Paxton - La France de Vichy "...En voulant réformer une chapelle (Sciences Po) nous avons créé une cathédr...

à écrit le 29/01/2024 à 2:31
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Le respect de la vie privée et la présomption d’innocence sont bafouées pour la victoire et la violence des opposants politiques

à écrit le 28/01/2024 à 10:45
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"Ecole qui forme une élite" dont le reste du monde se passe fort bien et qui est pour une grande part dans la situation délicate où nous nous prélassons depuis un demi siècle... Le seul avec qui j'aurais eu à boire une bière (de Douai) est Jacques Ch...

le 28/01/2024 à 17:27
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Science peau ! c'est beau l'élite ! mais bon cela dit aussi a l'état du pays .....

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