
LA TRIBUNE- Dans une récente (*) note pour la fondation Jean Jaurès, vous expliquez que depuis deux ans, « des transformations « hors norme » traversent sans interruption le monde professionnel, que ce soit dans la façon d'envisager le travail, l'organisation des entreprises ou, au-delà, d'autres domaines hors de la sphère professionnelle ». Comment le rapport au travail-a-t-il évolué depuis la pandémie ?
ROMAIN BENDAVID- La pandémie a joué un rôle de catalyseur important dans l'évolution du rapport au travail. Le travail est toujours « important » pour une grande majorité des Français actifs. En 2021, d'après nos enquêtes, 86% affirmaient que le travail avait une place « importante dans leur vie » contre 92% en 1990. Ce pourcentage n'a pas beaucoup changé en 30 ans.
En revanche, 60% des Français en activité assignaient une place « très importante » dans les années 90 et 32% lui accordaient « assez d'importance ». Aujourd'hui, la tendance s'est inversée. 24% considèrent qu'il a une place « très importante » tandis que 62% indiquent qu'il est assez « assez important ». Le travail n'est plus structurant comme il l'était au début des années 90.
Assiste-t-on à une rupture dans le rapport au travail chez les actifs en France ?
Depuis le XIXe siècle, le travail a souvent été au centre des débats historiques et philosophiques. La logique libérale d'émancipation par le travail ou la logique marxiste ou sociale démocrate qui consiste à améliorer ses conditions de vie ont dominé les débats.
Aujourd'hui, le travail n'est plus aussi central dans l'émancipation et l'inscription sociale des individus à l'intérieur des sociétés. Les individus cherchent moins à se réaliser par le travail mais aspirent, plus modestement, quand ils le peuvent, à s'y sentir bien. Ils recherchent le bien-être au travail davantage que le bonheur par le travail. Cela passe par l'amélioration de la qualité de vie au travail. Les travailleurs cherchent plus d'autonomie dans leur organisation et sont à la recherche de sens pour soi. Ils veulent être utiles à la société.
La Grande démission a provoqué de vives inquiétudes aux Etats-Unis dans les milieux patronaux. L'Europe et la France sont-elles concernées par ce phénomène ?
Il y a eu une hausse des démissions depuis la pandémie mais je pense que ce phénomène n'est pas assez massif pour parler de "Grande démission". En revanche, l'envie de faire autre chose n'a jamais été aussi présente à l'esprit des salariés d'après nos enquêtes.
Il y a une volonté de faire d'autres choix de vie pas forcément corrélés au travail. Lorsque l'on interroge les actifs sur les envies de mobilité géographique ou professionnelle, les résultats montrent une forte volonté.
Comment expliquez-vous ce désir de changement ?
Depuis le début de la crise sanitaire, beaucoup de salariés ont regagné de la confiance. La pandémie a été une période très compliquée pour beaucoup de salariés sur le plan familial ou professionnel. Toutes ces difficultés ont permis chez certains un gain de confiance en soi.
L'envie de changement fait moins peur. La question de la démission n'est plus du tout tabou. Cette volonté peut se traduire par un déménagement, un changement de statut pour passer du salariat à l'entreprenariat. Certains peuvent se lancer dans un nouveau métier.
Quels sont les secteurs les plus concernés par ces démissions ?
Le secteur privé est bien plus touché que le public. Dans le secteur public, les salariés sont soumis à des grilles d'évolution et l'accès à la fonction publique se fait en grande majorité par le biais d'un concours.
Beaucoup de secteurs sous tensions comme l'hôtellerie ou la restauration sont confrontés à de fortes démissions. Ces secteurs emploient beaucoup de jeunes. Certains d'entre eux n'ont pas envie de continuer dans les mêmes conditions que lors de la période pré-covid. Beaucoup de jeunes ont envie de donner plus de sens à leur travail. Cela concerne aussi bien les moins qualifiés que les plus diplômés. Chez les jeunes cadres, il y a d'immenses difficultés de recrutement dans les métiers scientifiques.
Avez-vous constaté des catégories professionnelles moins concernées par ces phénomènes de démission ou de changement ?
Toutes les catégories (ouvriers, employés, professions intermédiaires ou cadres) de salariés sont concernées par ces phénomènes. En revanche, les professions non-salariées qui représentent environ 10% des actifs sont moins volontaires. Il s'agit de professions libérales, d'indépendants mais aussi des livreurs de plateforme. Il y a un clivage très fort entre les salariés et les indépendants.
Le salariat peut permettre de se poser certaines questions sur le sens donné au travail alors que d'autres statuts ne le permettent pas. Beaucoup de travailleurs sont dans la survie ou la débrouille pour avoir le minimum pour vivre. Il y a encore énormément d'inégalités entre les statuts.
Au sein des salariés, il y a néanmoins beaucoup de disparités. Chez les femmes par exemple, certaines s'auto-censurent sur tous ces sujets. Il existe des barrières invisibles pour se lancer dans une mobilité. La mobilité est plus souvent subie que choisie pour les femmes : quitter un emploi précaire, s'occuper d'un enfant ou d'une personne âgée dépendante.
Les seniors, qui ont démarré dans la vie active à une période où les carrières étaient plus linéaires ont quant à eux moins cette culture de la mobilité que les plus jeunes. Cette catégorie est également moins intéressée par toutes les initiatives des entreprises sur les questions de télétravail ou de RSE.
Propos recueillis par Grégoire Normand
(*) « Plus rien ne sera jamais comme avant » dans sa vie au travail, 01/07/2022
Sujets les + commentés