En 2021, plus de 47 millions d'Américains ont quitté leur job volontairement après deux longues années de pandémie. Ce déferlement aussi appelé « Great resignation » ou « Big Quit » outre-Atlantique a concerné aussi bien les emplois dans l'industrie que ceux dans le commerce ou les services. En France, les départs se sont également accélérés depuis la fin du premier confinement en mai 2020 suscitant de vives inquiétudes dans les milieux économiques et patronaux. Face à ce flot de départs, les entreprises tentent d'attirer de nouveaux candidats en proposant des conditions plus favorables et de fidéliser leurs salariés en poste mais les tensions de recrutements sont toujours aussi vives. « L'amélioration du marché de l'emploi, les pénuries dans certains métiers comme la santé, les transports peuvent expliquer certaines démissions. A côté, il y a une demande des salariés pour améliorer leur situation professionnelle», a expliqué Jean-Denis Culié, professeur en gestion des Ressources Humaines à l'EM Normandie, interrogé par La Tribune.
Des démissions élevées mais loin d'être anormales en France
Après avoir atteint un creux au printemps 2020 au pic de la pandémie, le taux de démission dans les entreprises n'a cessé de grimper. Il s'est établi à 2,7% au premier trimestre 2022 contre 1,4% au second trimestre 2020 selon une étude de la Dares (ministère du Travail) dévoilée ce jeudi 18 août. Ce ratio demeure inférieur à celui enregistré juste avant la grande crise financière de 2008. A l'époque, le pourcentage de démissionnaires avait culminé à 2,9%. « Le niveau du nombre de démissions est haut mais pas inédit en France. Ce niveau n'est pas inquiétant», explique Michael Orand, stasticien à la Dares, interrogé par La Tribune.
La hausse récente est loin d'être une exception. C'est même un phénomène en grande partie liée à la conjoncture économique. C'est un indicateur cyclique »,souligne la Dares. Il baisse en période de crise et augmente en période de rebond. « Dans le contexte actuel, la hausse du taux de démission apparaît donc comme normale, en lien avec la reprise suite à la crise du Covid-19. Elle n'est pas associée à un nombre inhabituel de retraits du marché du travail », ajoutent les statisticiens. « La pandémie a poussé les salariés a mené une réflexion sur le sens donné au travail. Certains salariés ont quitté leur emploi pour un poste similaire quand d'autres sont partis pour faire autre chose. Ce phénomène touche aussi les seniors alors qu'il concernait surtout les salariés qui avaient une forte employabilité, c'est-à-dire les moins de 40 ans,» indique de son côté Jean Denis Cullié. Outre Atlantique, le phénomène du Big Quit a également atteint des sommets en 2021 depuis 20 ans pour s'établir à 3% des salariés.
Un taux d'emploi record
En parallèle, le taux d'emploi dans l'Hexagone a également accéléré ces derniers mois pour s'établir à 68%, soit un niveau inédit depuis 20 ans. Une partie de la récente hausse s'explique par le boom de l'apprentissage et l'expansion des micro-entreprises dans le domaine de la livraison. « La hausse du taux d'emploi des seniors en France peut également s'expliquer par la fin de la dispense de recherche d'emploi et les réformes des retraites successives qui ont reculé l'âge de départ», ajoute le statisticien du ministère du Travail.
Le taux d'emploi des 50-64 ans est ainsi passé de 54,7% à 65,5% entre 2003 et 2022. Ainsi, même si les entreprises sont parfois réticentes à embaucher des seniors, ces derniers ont malgré tout fortement pris part à l'emploi ces deux dernières décennies.
Les tensions sur le marché du travail, une source d'opportunité
La reprise de l'emploi en France et la baisse du chômage ont également provoqué des opportunités pour de nombreux salariés. Loin de se mettre en retrait du marché du travail, beaucoup de démissionnaires quittent leur poste pour d'autres parfois mieux rémunérés ou avec de meilleures conditions. Profitant de l'embellie du marché du travail et de la conjoncture, beaucoup de Français espèrent pouvoir ainsi négocier un meilleur poste à qualification égale quand d'autres prennent une décision plus radicale en changeant de métier ou de secteur.
Des démissions et des débauchages aux Etats-Unis et au Royaume-Uni
Outre-Atlantique, la pandémie a provoqué une forte vague de démissions qualifiée parfois de « désertion ». Ce déferlement fortement commenté au pays de l'Oncle Sam pourrait s'expliquer par des débauchages importants. Selon les statisticiens de la Dares, beaucoup d'entreprises sont allées recruter des personnes déjà en poste dans un contexte de forte demande et d'offre limitée. Après le plongeon de l'économie américaine en 2020, l'activité est repartie sur les chapeaux de roue l'année dernière provoquant mécaniquement des frictions sur le marché du travail entre l'offre et la demande.
Des difficultés de recrutement et des démissions liées aux conditions de travail
Beaucoup d'entreprises en France ont fait part de leurs difficultés à embaucher ces derniers mois. Parmi les secteurs les plus touchés, figurent l'hôtellerie et la restauration, le tourisme, l'industrie. De récentes enquêtes menées par la Banque de France ont montré que ces tensions avaient atteint des sommets. Au mois de juin, 58% des dirigeants expliquaient avoir dû mal à embaucher. Il s'agit d'un pic depuis que cette question a été mise en place en mai 2021 par l'institution bancaire. « La reprise de l'emploi a été plus marquée qu'anticipé en 2021 et jusqu'au début d'année 2022. ll y a eu un redémarrage fort de l'activité après une période d'hibernation. Même avant la crise, beaucoup d'entreprises exprimaient déjà des difficultés de recrutement. On le voit au bout des deux extrémités, à la fois sur des compétences très pointues que postes moins formés », avait expliqué Olivier Garnier, directeur des études à la Banque de France.
Bien que rarement évoquées par les recruteurs et les entreprises, les conditions de travail peuvent constituer un facteur de démission loin d'être négligeable. Dans une autre étude dévoilée au mois de juin, la direction statistique du ministère du Travail rappelait qu'après la qualification et le niveau de salaire, les conditions de travail arrivaient en troisième position des facteurs pouvant expliquer les difficultés à embaucher. Dans des secteurs comme la santé, les transports ou l'hôtellerie et la restauration, les conditions de travail jugées dégradées sont régulièrement évoquées par les employeurs pour expliquer les pénuries de main d'œuvre. En outre, les mauvaises conditions de travail peuvent également accroître les obstacles à la fidélisation des employés.
Un rapport au travail et au temps bouleversé
Au printemps 2020, la pandémie a bousculé le rapport au travail pour un grand nombre de salariés. En seulement quelques jours, des millions de travailleurs ont basculé en télétravail à temps complet quand d'autres ont été mis au chômage partiel pendant de longues semaines. Cette période a sans conteste provoqué une remise en question du rôle et de l'utilité sociale de certains métiers. Dans quelques secteurs, des cadres ont décidé de claquer la porte de leurs entreprises après avoir exercé des missions parfois jugées « inutiles ». Mais ce phénomène est loin d'être récent.
Le célèbre anthropologue américain David Graeber décédé en 2020 et créateur du concept de "Bullshit Jobs" dans sous ouvrage éponyme paru et traduit en France en 2018 a mené une réflexion particulièrement acerbe sur ces métiers « à la con ». Ce rapport à l'emploi va évidemment dépendre de nombreux facteurs comme le niveau de formation, l'insertion professionnelle ou l'expérience. Les démissions de jobs étudiants ou de métiers alimentaires ne vont pas avoir la même signification que pour des postes de cadre supérieurs par exemple.