En juillet dernier, l'un de mes contacts rencontra dans une grande enseigne de bricolage un ancien haut cadre d'EDF. Ce dernier n'en menait pas large : il était en train d'acheter un groupe électrogène en prévision de futures coupures d'électricité. Car cet homme de la technique savait, dès cet été, qu'en l'état actuel du parc nucléaire français, le réseau électrique serait soumis à de très fortes tensions durant l'hiver.
Et pourtant : à l'époque, en France, aucun responsable politique ou économique évoquait ouvertement un tel scénario. Les spécialistes et initiés s'y préparaient. Pas les hauts fonctionnaires ou les responsables politiques qui ne cessent de naviguer à vue et d'avancer la tête dans le guidon. En politique, le court terme prime, comme les polémiques lancées sur les chaînes d'info.
Blackout dans le Marais à Paris
Forcément, maintenant que les températures frôlent les degrés négatifs, la panique gagne le personnel politique. Cette semaine, ce fut même un grand festival de cacophonie. D'un côté, on trouva ainsi Olivier Véran, porte-parole du gouvernement pour faire dans la méthode Coué : « Nous ne sommes pas en train d'annoncer qu'il y aura des coupures d'électricité cet hiver ». Et le même jour, Olivia Grégoire, ministre déléguée des PME et du Commerce, admettait lors d'une interview télévisée : « il est possible qu'il y ait des coupures d'électricité qui concerneraient quelques millions de Français par jour ». Pour ne rien arranger, au même moment, trois arrondissements parisiens du centre (les 3ème, 4ème et 5ème) se sont retrouvés dans le noir complet durant près de vingt minutes suite à un incident technique. De quoi enflammer Twitter avec des journalistes parisiens pris de panique...
Le week-end dernier pourtant, c'est le président lui-même qui avait décidé d'intervenir sur le sujet après avoir laissé sa Première ministre gérer le dossier, pour fustiger ces « scénarios de la peur ». Emmanuel Macron tenait à fustiger alors le « scénario fictif » de coupures de courant, tout en essayant de rassurer : « Pas de panique, ça ne sert à rien ». Bien évidemment, dans un avion, quand on en est déjà à dire « pas de panique », c'est que la situation n'est pas idéale.
80 heures de coupures cet hiver
Heureusement pour le gouvernement, EDF a fini par annoncer en fin de semaine qu'il avait réussi à remettre en route jusqu'à 40 réacteurs, soit 14 de plus qu'il y a un mois. Et l'électricien national compte en remettre encore en marche d'ici le 1er janvier. Pourtant, en interne, « c'est la panique au niveau des soudeurs », me confiait un haut cadre il y a quelques jours. C'est que pour réparer les derniers réacteurs atteints par des corrosions sous contraintes, le challenge est loin d'être gagné, notamment sur les unités les plus puissantes (les fameux paliers N4 des centrales de Civaux et de Chooz). On le sait, des soudeurs nord-américains du groupe Westinghouse et de la filiale américaine de Framatome, sont venus aider les équipes d'EDF. Mais certains ont dû finalement repartir faute d'avoir les compétences requises. Après les grèves d'octobre, ces contretemps techniques pourraient susciter de nouveaux retards. Certes, depuis des années, EDF se retrouve dans des périodes de tension en hiver, mais cette année, le groupe public n'a aujourd'hui plus aucune marge de manœuvre, même si ses équipes réussissent à tenir les délais annoncés par le gouvernement. Dans la précipitation, EDF a donc rouvert la centrale à charbon de Saint-Avold (Moselle), fermée en mars.
Car, n'en déplaise au gouvernement, les réouvertures de centrales sont conditionnées à l'accord de l'Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN). Début octobre, s'est ainsi tenue une réunion entre l'ASN et EDF pour statuer sur le protocole de relance des réacteurs, comme me le confie un initié : « Alors qu'Agnès Pannier-Runacher avait multiplié les déclarations en septembre sur un calendrier précis de relance des réacteurs, les responsables de l'ASN ont clairement rappelé que ce n'était pas à la ministre de décider, et que la responsabilité incombait à l'exploitant et aux directeurs de centrales ».
Voilà peut-être pourquoi les scénarios de RTE (Réseau de transport d'électricité) sont plus pessimistes que ceux affichés par la direction d'EDF. Le gestionnaire table sur quatre ou cinq réacteurs en moins par rapport aux annonces faites par le groupe public. RTE prévoit également qu'il y aurait entre une à six coupures. Chez EDF, un rapport d'un cabinet indépendant évoque le chiffre de 80 heures de coupures, les fameux « délestages ».
Le « modèle français » est en totale faillite
Une chose est sûre : la France se retrouve cette année, pour la première fois depuis quarante deux ans, importatrice nette d'électricité car le niveau de production d'électricité nucléaire restera au plus bas malgré la relance des réacteurs. Une véritable débâcle technique, économique et politique. Trois ans après le début de la pandémie de Covid-19, cette défaillance du système électrique national démontre une fois de plus que le « modèle français » est aujourd'hui en totale faillite. Dans l'énergie comme dans le secteur de la santé, l'idée du tout marché (du tout comptable et du court terme) aura décidément été mortifère. Les députés ont ainsi été étonnés d'apprendre ces derniers jours que les opérateurs de téléphonie mobile n'avaient pas équipé leurs antennes-relais de systèmes de secours en cas de coupure pour faire des économies.
Auditionné le 29 novembre dernier par l'Assemblée Nationale, dans le cadre de la commission d'enquête parlementaire sur la souveraineté et l'indépendance énergétique de la France, le physicien Yves Bréchet, ancien haut commissaire à l'énergie atomique n'a pas mâché ses mots, en rappelant que « l'énergie est l'une des missions régaliennes de l'Etat », et en dénonçant l'inculture scientifique et technique crasse de la classe politique et de la haute fonction publique : « C'est dans les structures des cabinets et de la haute administration qui sont censés analyser les dossiers pour instruire la décision politique qu'il faut chercher les rouages de la machine infernale qui détruit mécaniquement notre souveraineté industrielle et énergétique ». Malheureusement, cette machine infernale nous amène à multiplier ces dernières années les étranges défaites...
Marc Endeweld