Attentats en Turquie : "Toutes les manipulations sont possibles"

L'explosion de deux bombes, samedi 10 octobre au matin, à Ankara, au milieu d'une manifestation pacifiste pro-kurde a fait au moins 97 morts et des centaines de blessés. Il s'agit de l'attentat le plus meurtrier de l'histoire de la Turquie. Et dans la recherche des coupables, les antagonismes sont exacerbés par la grave crise politique que traverse le pays. Entretien avec Didier Billion, spécialiste de la Turquie et directeur adjoint de l'Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS).
Sarah Belhadi
Pour Didier Billion, "s'il y a une implication de l'Etat, il faut la chercher dans ce que l'on appelle en Turquie l'Etat profond. Cet "Etat dans l'Etat" est composé de cellules clandestines qui existent depuis la guerre froide. Elles ont pu organiser des tensions au sein de l'appareil d'Etat. Mais le président ne contrôle pas l'Etat profond."

La Tribune : Quelques heures seulement après les attentats, le Premier ministre islamo-conservateur Ahmet Davutoğlu (AKP) a accusé Selahattin Demirtaş, le chef du parti démocratique des Peuples pro-kurde (HDP), d'être responsable. Ce dernier a rétorqué en s'étonnant que le gouvernement ne mentionne pas la piste de l'Etat islamique...

Didier Billion : Nous sommes dans un jeu politique. Très peu de gens savent qui est le commanditaire des attentats. Il y a une bipolarisation, les tensions sont très vives et chacun reverse la responsabilité sur l'autre. La première réaction du gouvernement a été de donner publiquement deux pistes, bien entendues non étayées, à savoir celles de l'Etat islamique et du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), considérée comme une organisation terroriste. Immédiatement, l'opposition -et donc le HDP pro-kurde- a répliqué. Mais tout cela ne veut rien dire. La Turquie est dans une situation extrême depuis samedi, les individus sont à fleur de peau, et chaque parti tente d'instrumentaliser la situation en sa faveur.

Doit-on à ce stade privilégier la piste de l'état islamique ?

L'hypothèse de l'Etat islamique n'est pas impossible, mais la Turquie est-elle prioritaire dans leur agenda ? On ne peut certes pas exclure que l'organisation en soit le commanditaire, mais l'attentat dans un centre culturel de Suruk en juillet dernier,  attribué à l'Etat islamique par le gouvernement n'a pas été revendiqué. Ce qui est contraire à leur habitude. Le doute méthodologique est donc permis.

De plus, quel serait leur intérêt à poser des bombes en Turquie ? D'après ce que l'on sait, Erdoğan a l'obsession de parvenir à la chute de Bachar El Assad, et a fait preuve d'une certaine complaisance vis-à-vis de l'Etat islamique. Certes, en 2015, des vagues d'arrestations de membres du groupe extrémiste ont eu lieu dans le pays, marquant une rupture. Néanmoins, l'ambiguïté des relations avec cette organisation est avérée.

Quels sont les autres scénarios possibles ?

 Il y a également la piste du DHKP-C (lFront révolutionnaire de libération du peuple, un parti d'extrême gauche) que l'on peut envisager, bien qu'il faille rester prudent. Ce n'est qu'un groupuscule mais il a déjà revendiqué des attentats par le passé. (NDLR : en août dernier, la fusillade devant l'ambassade américaine d'Istanbul).

Quant à l'hypothèse d'une implication du pouvoir, je ne l'imagine pas une seconde bien que je constate que l'attentat s'inscrit dans un contexte de tension instauré par le président Erdoğan. S'il y a une implication de l'état, il faut la chercher dans ce que l'on appelle en Turquie l'état profond. Cet "état dans l'état" est composé de cellules clandestines qui existent depuis la guerre froide. Elles ont pu organiser des tensions au sein de l'appareil d'état. Mais ce n'est pas le président qui contrôle l'Etat profond. Quant à la thèse du PKK, avancée par le gouvernement, ce n'est pas dans ses modalités opératoires...

Un tel scénario paraît d'autant plus difficile à croire dans la mesure où le rassemblement de samedi, en faveur de la paix, était organisé par l'opposition pro-kurde. Néanmoins, le PKK est toujours considéré comme une organisation terroriste.

La manifestation de samedi à Ankara avait initialement été organisée par des syndicats turcs, et le parti démocratique des peuples (le HDP) était également présent en soutien. Mais effectivement, d'après les premiers éléments divulgués, il semble que l'attentat ait été commis à côté du cortège. Il y a donc une singulière contradiction pour que le PKK, qui a des liens avec le HDP, soit impliqué.

Le PKK est qualifié de terroriste, le HDP est quant à lui un parti parlementaire mais il existe des connexions. Le PKK est une organisation de combattants, qui par le passé, a effectivement eu des activités terroristes. Mais le débat autour du PKK nous renvoie à une question plus générale de la définition du terrorisme, sur laquelle l'ONU ne parvient même pas à se mettre d'accord. Certes, ce mouvement a utilisé des méthodes condamnables mais s'est transformé, peu à peu, en un parti auquel des milliers de personnes se réfèrent. Ce week-end, dans la ville de Diyarbakir ( à l'est de la Turquie) les drapeaux du PKK étaient bien présents au milieu des manifestants. Donc qu'on le veuille ou non, c'est une organisation à laquelle se réfèrent des milliers de personnes. Au sein de cette organisation, il y a des sensibilités différentes : d'un côté, la perspective d'un compromis avec l'état turc plutôt proche de l'HDP, de l'autre des "jusqu'au-boutiste".

Peut-on envisager que, en raison des conflits,  Erdoğan ferme des bureaux de vote dans le sud-est du pays, majoritairement kurde, pour remporter le scrutin de novembre ?

Depuis plusieurs semaines déjà, les autorités turques évoquent l'hypothèse de fermer certains bureaux de vote en raison d'affrontements militaires violents dans cette zone du pays. L'argument officiel avancé est celui de la sécurité des populations car le contexte rend compliqué dans la forme le déroulement du scrutin. Mais une telle décision serait une manoeuvre d'Erdoğan. Les gens dans les villages isolés ne pourraient se déplacer pour aller voter, ce qui serait très grave et entacherait le scrutin de fraude.

La Turquie accueille 2,2 millions de réfugiés- principalement syriens et irakiens. Jusqu' à présent, ce thème ne s'est pas imposé comme un sujet de campagne pour les législatives. Mais l'hypothèse de cellules dormantes islamistes pourrait-elle bouleverser le débat public ?

La Turquie a dépensé plus de 6 milliards de dollars depuis quatre ans pour faire face à l'afflux de réfugiés syriens, alors que l'Europe se dispute pour l'accueil de 160.000 migrants. Ensuite, il ne faut pas être naïf, il existe forcément des cellules dormantes de l'Etat islamique en Turquie. Quant aux élections, Erdoğan pourrait effectivement dire que les terroristes menacent la Turquie, et qu'il est le seul  à pouvoir le combattre. Le président joue déjà sur la tension pour mobiliser l'électorat nationaliste. Il instrumentaliste,  en rajoute quotidiennement, et tente d'alimenter les peurs.

Il cherche à faire tomber le HDP en dessous de la barre des 10% (qui a obtenu 13% au scrutin de juin) pour s'assurer que le parti n'obtiendra aucun député élu, conformément à la Constitution. Mais la méthode ne fonctionne pas. Avant l'attentat de samedi, les sondages indiquaient que les rapports de force politiques n'avaient pas bougé d'un iota. En terme de tactique, c'est un échec puisque l'AKP n'a même pas réussi à gagner des voix depuis le scrutin de juin.

L'Europe -d'habitude si prolixe sur les dérives autoritaires- est particulièrement silencieuse sur le cas Erdoğan. Pourquoi ?

Ce n'est plus une dérive, c'est une stratégie depuis deux ou trois ans. L'état de droit est de moins en moins reconnu. Sans tomber dans la caricature, la justice est devenue un peu moribonde. L'exécutif se mêle à la sphère judiciaire. Les violences contre les organes de presse se multiplient. Mais, il ne faut pas non plus exagérer et considérer que la Turquie a basculé dans le chaos. En même temps, les gouvernements ont toujours des difficultés à critiquer la Turquie car c'est un pays dont on a besoin, de part sa position géographique.

La situation peut-elle basculer dans le chaos ?

La seule chose à constater pour le moment c'est que la stratégie de la tension, développée par le président ne paye pas dans les sondages. Et il est fort probable, que les attentats ne modifient que de façon marginale les intentions de vote. Néanmoins, je crains que les tensions prennent de l'ampleur et que d'autres attentats aient lieu. Pour le moment, les élections sont maintenues, mais la situation peut encore se dégrader.

Sarah Belhadi
Commentaire 1
à écrit le 13/10/2015 à 7:21
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A prenez à faire des informations avant de diffuser n'importe quoi. Le pkk qui fait les attentats. ......

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