Les nuages s'amoncellent au dessus de l'économie européenne. Frappée de plein fouet par la crise énergétique, l'Allemagne traverse actuellement une période de récession. Depuis un an, les exportations vers la Chine et les pays voisins de la zone euro sont en berne. Outre-Rhin, l'industrie continue de pâtir de l'envolée des prix de l'énergie et de sa dépendance au fossile. En Italie, les mauvais signaux se multiplient. L'économie italienne a frôlé la récession au troisième trimestre (+0,1%) après un repli marqué au second trimestre (-0,4%). Du côté de l'Hexagone, la croissance est particulièrement poussive. L'Insee a enregistré une maigre accélération du PIB au troisième trimestre (+0,1%) et la fin de l'année s'annonce particulièrement difficile. L'OCDE vient de réviser à la baisse ses projections pour 2024 à 0,8% contre 1,2% auparavant.
Dans ce contexte, le fossé entre la zone euro et les Etats-Unis pourrait s'élargir. « Le risque de décrochage entre les Etats-Unis et l'Europe existe en raison notamment du choc énergétique. La crise ne touche pas de la même façon les deux puissances économiques. Et même si les prix de l'énergie redescendent, cette crise remet en question le modèle économique de l'Allemagne. Désormais, les Etats-Unis exportent du GNL vers l'Europe. Les Etats-Unis deviennent de plus en plus attractifs pour les industries énergo-intensives. La question est de savoir combien de temps cela va durer », explique à La Tribune, l'économiste de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) François Geerolf et co-auteur d'un récent article présenté au Parlement européen. Dans leur article, les économistes ont pointé les risques d'un écart criant entre les deux économies par une série de graphiques particulièrement frappants.
Politique budgétaire : la grande divergence
Sur le plan budgétaire, les deux zones économiques affichent des objectifs divergents. Aux Etats-Unis, l'administration américaine poursuit sa politique budgétaire expansionniste. Depuis son élection à la Maison Blanche à l'automne 2020, Joe Biden a présenté un arsenal de mesures et de plans de relance massifs destinés à soutenir l'économie américaine pendant la crise sanitaire et doper la transition écologique.
Pressé par l'urgence climatique, le démocrate compte bien s'appuyer sur l'Inflation Reduction Act (IRA) pour décarboner le tissu industriel américain et doper l'économie verte (Green Deal). « Sur la politique budgétaire, l'Europe a toujours l'impression de faire du "quoi qu'il en coûte" mais les Etats-Unis en font beaucoup plus. Le gouvernement américain soutient l'offre via sa politique industrielle et aussi la demande via sa politique budgétaire », souligne François Geerolf, enseignant à l'université de Californie (UCLA). A moins d'un an de l'élection présidentielle, Joe Biden ne devrait pas appuyer sur le frein des dépenses alors que le chômage est inférieur à 4% de l'autre côté de l'Atlantique.
En Europe, les Etats veulent revenir à des politiques budgétaires plus restrictives après les années Covid. Placées sous la surveillance des agences de notation et des marchés l'Allemagne et la France veulent donner des gages de « sérieux budgétaires » depuis quelques mois. « L'Europe prévoit de revenir à un déficit inférieur à 2% d'ici 2028. Le FMI table sur un déficit inférieur à 3% dès 2024. C'est un rythme de réduction très rapide », indique François Geerolf. À Washington, la situation est largement différente. « Les Etats-Unis ne prévoient pas de revenir à une politique budgétaire restrictive avant 2028. Les Etats Unis se fichent de la charge d'intérêt de la dette », poursuit l'économiste. À l'inverse, les gouvernements sur le Vieux continent ne cessent d'alerter sur les intérêts payés sur la dette.
L'inflation risque de creuser l'écart
La guerre en Ukraine et les effets à retardement de la pandémie sur les difficultés d'approvisionnement ont propulsé les prix à des niveaux record des deux côtés de l'Atlantique ces deux dernières années. Face à cette flambée des prix, la Réserve Fédérale (FED) a commencé à durcir sa politique monétaire bien avant la Banque centrale européenne (BCE). Confrontée à une crise énergétique sans précédent, l'Europe, dépendante du marché des énergies fossiles russes, a subi de plein fouet les répercussions délétères de la guerre en Ukraine.
Les banquiers centraux du Vieux continent ont donc serré la vis monétaire à un rythme inédit. Mais les conséquences de cette politique monétaire restrictive à marche forcée risquent d'accroître le décrochage entre la zone euro et le pays de l'Oncle Sam. « C'est une erreur en Europe de faire la même politique monétaire que celle des Etats-Unis. En Europe, la hausse des taux est allée beaucoup trop vite et beaucoup trop loin », juge François Geerolf. Dans les milieux économiques et patronaux en France, la grogne commence à monter. « Il faut que la BCE baissent rapidement ses taux. Si la BCE ne change pas rapidement sa politique, le remède sera plus violent que le mal », avertit un dirigeant tricolore.
Toujours divisés sur les nouvelles règles budgétaires à adopter après la pandémie, les Etats européens risquent de payer un lourd tribut économique. « Les règles budgétaires vont forcer les Etats à faire de l'austérité », prévient l'économiste. En 2012, la crise des dettes souveraines en zone euro avait considérablement fragilisé la position de l'Europe face au géant américain. Cette fois-ci, ce scénario ne devrait pas se reproduire. « La situation est différente de la crise de 2012. L'Europe ne cherche pas à faire des restrictions budgétaires à tout va. Mais les Etats-Unis font deux fois plus d'efforts budgétaires que l'Europe », rappelle l'économiste. Autant dire que le grand écart pourrait empirer.