L'étau judiciaire se resserre autour de Damas. Pour la première fois, le régime syrien en tant que tel est poursuivi pour torture. Il est accusé par le Canada et les Pays-Bas d'avoir violé la Convention des Nations unies contre la torture, qu'il a pourtant signée en 2004. Les premières audiences auront lieu mardi et mercredi au Palais de la paix à La Haye, siège de la Cour internationale de justice (CIJ), la plus haute juridiction au monde qui juge les différends entre États.
« Cette procédure est une étape importante pour juger ce type de régime, affirme Jaber Baker, chercheur syrien. La torture fait partie de notre identité, elle est pratiquée depuis plus de 50 ans par la famille Assad. » Cet ancien prisonnier politique, torturé par les services de renseignement puis détenu deux ans dans une prison militaire près de Damas, a publié jeudi Syrian Gulag, inside Assad's prison system (non encore traduit en français). Co-écrit avec le spécialiste néerlandais des violences de masse Uğur Ümit Üngör, ce livre va devenir une référence.
Des lieux d'incarcération disséminés dans tout le pays
Affilié au Centre SKeyes pour la liberté de la presse et de la culture, Jaber Baker a conduit une centaine d'entretiens avec des survivants. Cinq ans de recherches pour tenter de décrypter le système pénitentiaire des Assad et la torture qui y est pratiquée. Centres de détention, locaux des services de renseignements, prisons militaires ou civiles, les lieux d'incarcération sont disséminés dans tout le pays, comme une toile d'araignée qui emprisonne la société entière. Chaque famille syrienne connait un proche qui a été torturé ou détenu dans le secret, ignorant souvent jusqu'à sa mort sous la torture ou de faim.
« Le mot prison ne convient pas pour expliquer par où ils sont passés, précise Jaber Baker, aujourd'hui installé à Mulhouse après avoir dû quitter son pays. En France, quand vous dîtes 'prison', vous pensez à 'criminel'. En Syrie, il y a ce même mot de prison, 'habis', mais il ne sert pas à désigner ces endroits où on disparait, où on est torturé, où il faut oublier sa famille, son humanité, revenir à l'état animal pour survivre dans les cellules surpeuplées. Chez nous, on utilise un autre mot, 'sijoune', qui veut dire prison mais avec cette notion de souffrance. Je n'ai pas encore trouvé l'équivalent en français ou en anglais. »
Exiger des mesures d'urgence à la Syrie
En attendant de plaider l'affaire sur le fond et une décision de la CIJ, un processus qui prendra des mois, le Canada et les Pays-Bas vont demander à la cour mardi d'exiger des mesures d'urgence à la Syrie. Comme arrêter les tortures et les détentions illégales qui se poursuivent, libérer les dizaines de milliers de personnes détenues arbitrairement, divulguer l'emplacement des fosses communes où ont été jetés les cadavres des prisonniers. Vendredi, la Syrie n'avait toujours pas fait savoir si elle allait envoyer un représentant à la Haye pour les plaidoiries publiques. Si Damas ne se fait pas représenter, les juges de la Cour ne pourront qu'accéder aux demandes de Toronto et de La Haye.
Les décisions de la cour ne sont pas contraignantes et il est hautement improbable que Damas les accepte. Le président syrien Bachar el Assad a toujours nié la pratique de la torture, malgré les milliers de témoignages de survivants et de documents collectés par les civils syriens dès le début de la révolution en 2011 puis pendant la guerre civile. Des preuves du caractère systémique de la violence étatique.
« Cette procédure entre États va néanmoins envoyer un signal très fort aux pays qui souhaitent poursuivre la normalisation avec le régime syrien, estime Toby Cadman, avocat du cabinet Guernica 37 qui conseille le gouvernement néerlandais dans cette affaire et sera présent à La Haye. L'État doit être tenu responsable pour les actes de torture qu'il commet à une échelle industrielle, même si, bien sûr, des membres de son régime doivent aussi être jugés pénalement. »
Des tribunaux nationaux européens saisis par les victimes
Une vingtaine d'affaires sont d'ailleurs en cours pour juger des criminels réfugiés en Europe. Alors que la Cour pénale internationale (CPI) ne peut être saisie à cause notamment du véto de la Russie, alliée indéfectible de la Syrie, c'est en effet vers des tribunaux nationaux que les victimes syriennes se tournent. Deux anciens du régime et un milicien à sa solde ont ainsi été condamnés à perpétuité en Allemagne pour crimes contre l'humanité ou crime de guerre. En mai 2024, à Paris, un tribunal jugera par contumace trois hauts dignitaires syriens pour l'arrestation, la torture et la mort de deux franco-syriens à Damas.