Il y a 20 ans, la Chine intégrait l'Organisation mondiale du commerce (OMC), avec le soutien des Etats-Unis, présidés à l'époque par Bill Clinton. « En rejoignant l'OMC, la Chine n'accepte pas simplement d'importer davantage de nos produits, elle accepte d'importer l'une des valeurs les plus chères à la démocratie, la liberté économique », s'enthousiasmait à l'époque le président démocrate.
L'adhésion ne s'était pas faite sans difficultés mais seulement après d'âpres négociations. A l'époque, les partisans de l'intégration considéraient que cela obligerait la République populaire à accepter les pratiques de libre-échange qui prévalent dans les économies développées.
Du côté chinois, les tenants d'une ligne réformatrice au sein du Parti communiste chinois (PCC) voyaient un moyen pour moderniser rapidement le pays. La Chine, dominée par un système mercantiliste, allait devoir réduire les barrières commerciales et laisser les entreprises étrangères investir dans le pays. Les entreprises publiques chinoises devraient affronter cette nouvelle concurrence, ce qui favoriserait le développement d'un secteur privé ; bref, faire passer le pays d'une économie planifiée à une économie fondée sur le fonctionnement des marchés. Un peu plus de dix ans après la mise au pas violente des manifestations de Tian'anmen (1989), des marchés plus libres, selon eux, encourageraient la concurrence et éviteraient que le système ne se sclérose sans pour autant renforcer les droits individuels.
Envolée des investissements en Chine
De fait, l'intégration de la Chine à l'OMC s'est traduite par une envolée des investissements étrangers en Chine, passés de 47 milliards de dollars en 2001 à 124 milliards de dollars une décennie plus tard. Les multinationales ont aussi été motivées par la perspective d'accéder à un marché chinois comptant potentiellement 1,7 milliard de personnes.
Du côté chinois, quelque 400 millions de citoyens sont sortis de l'extrême pauvreté depuis 1999 (vivre avec moins de 1,9 dollar par jour), selon la Banque mondiale. En effet, compte tenu de la puissance économique mondiale qu'est devenue la Chine aujourd'hui, il est difficile de se rappeler à quel point le pays était économiquement arriéré au début des années 1990. L'inflation s'affichait à un niveau record, à 24 % en 1994. Et près de 60% de la population vivait avec moins de 1,90 dollar par jour. Les images de Pékin à l'époque montraient des rues encombrées non pas par des voitures mais par des milliers de vélos.
En revanche, les détracteurs de l'entrée de l'ex-Empire du Milieu dans l'OMC soulignent que cette adhésion a surtout permis à la Chine d'inonder le marché international avec des produits bon marché grâce à une main d'œuvre peu coûteuse - à l'époque -, d'un soutien gouvernemental sous la forme de subventions, et d'une accusation récurrente de ne pas respecter la propriété intellectuelle. Des attitudes qui auraient normalement dû être épinglées par l'OMC.
Mais la Chine n'est pas la seule à devoir être critiquée de ce point de vue. Donald Trump n'a pas hésité lui-même dès le début de de sa présidence à ne pas tenir compte des recommandations de l'OMC, imposant des taxes douanières unilatéralement sur nombre de produits importés, et pas uniquement de Chine. Se souciant d'abord des intérêts des Etats-Unis, résumés dans son slogan de campagne "America first!", Donald Trump n'avait donc pas hésité à relancer une guerre commerciale internationale, faisant fi de toutes les approches des institutions multilatérales, au nom de la réduction du déficit commercial, notamment avec la Chine.
Les pertes d'emplois aux Etats-Unis
Le choix du président américain n'était pas dû uniquement à de la mauvaise humeur. Une étude réalisée par l'économiste du MIT David Autor a calculé que la concurrence chinoise a coûté aux États-Unis quelque 2,4 millions d'emplois entre 1999 et 2011, frappant nombre de villes industrielles où dominaient des secteurs à forte intensité de main-d'œuvre.
Cette méfiance américaine à l'égard de l'OMC s'est notamment manifestée depuis 2019 par le blocage de la candidature de bon nombre de juges à la commission d'appel de l'institution. Les Etats-Unis ont également opposé un veto durant plusieurs mois à la candidature de Ngozi Okonjo-Iweala à la tête de l'institution qui bénéficiait pourtant d'un large soutien des 164 membres. A l'OMC, où toutes les décisions sont prises par consensus, la posture américaine a durablement fragilisé l'institution, notamment en divisant ses membres.
D'autant qu'en 20 ans, la configuration de l'économie mondiale a évolué spectaculairement. Considérée comme "l'atelier du monde" au début du siècle, la Chine dispute désormais le leadership mondial aux Etats-Unis.
L'OMC, lieu d'affrontement
De fait, l'institution est devenue le théâtre d'un affrontement entre les deux superpuissances, ce qui pèse sur son fonctionnement. Ainsi, les Etats-Unis considèrent que la République populaire ne se soumet que partiellement aux décisions de l'OMC qui la pénalisent. Mais, la Chine s'est également plaint de l'inertie des Etats-Unis à mettre fin aux droits antidumping sur les produits chinois, comme le lui demandait l'OMC. Sur les 22 plaintes déposées par la Chine auprès de l'OMC, 16 ont été déposées contre les États-Unis, notamment pour de la volaille, des camions ou encore de lourds tarifs douaniers imposés par l'administration Trump.
Les États-Unis ont eux déposé 27 plaintes contre la Chine depuis 2001 sur des questions allant des pièces automobiles, des terres rares aux subventions gouvernementales en passant par le retard pris pour ouvrir le marché chinois aux moyens de paiements des entreprises américaines, afin de protéger ses entreprises locales, en l'occurrence China Union Pay. Les droits de propriété intellectuelle figurent aussi parmi les plus importants sujets de discorde entre les deux économies, la Chine restant l'un des champions en matière de contrefaçons.
"Guerre froide" commerciale
Outre cette "guerre froide" commerciale, la dynamique de la mondialisation a marqué le pas sous l'effet des confinements entraînés par la crise sanitaire du Covid-19. La perturbation des chaînes d'approvisionnement a remis en cause en partie l'organisation mondiale du commerce, remettant sur le devant de la scène l'importance d'une souveraineté qui fasse des choix stratégiques et ne s'en remet pas uniquement au fonctionnement des marchés. L'OMC devrait donc aussi faire évoluer ses pratiques pour intégrer cette nouvelle donne. A cela, il faut également ajouter les sanctions économiques qui sont imposées par certains pays à d'autres, comme le font par exemple les Etats-Unis et l'Union européenne contre la Russie.
Au-delà des différends, il reste un problème de fond. Une économie comme celle de la Chine, administrée par un Etat, peut-elle être compatible avec les règles de l'OMC qui visent à une libéralisation des échanges commerciaux, qui nécessitent transparence, respect du droit et des règles ?
La Chine proteste, faisant valoir qu'elle a fait preuve de responsabilité, notamment en ouvrant son économie, durant ces 20 années. Elle affirmait récemment par la voix de son porte-parole de l'ambassade de Chine à Washington, Liu Pengyu, sa volonté de soutenir le système commercial multilatéral même si elle souligne la nécessité d'une réforme de l'OMC qui œuvre dans ce sens.
Katherine Tai, la représentante américaine du Commerce, a exprimé ces dernières semaines la volonté de l'administration Biden de s'engager dans des conversations pour la refonte du système. Elle a déclaré que la Chine partageait la position des États-Unis selon laquelle l'OMC a besoin d'être réformée en prenant des mesures telles que l'augmentation du nombre de juges et la prolongation de leur mandat à partir des quatre années actuelles, ce qui améliorerait l'efficacité de la Cour, au profit de tous les membres, y compris les États-Unis et la Chine.
Le pouvoir reste verrouillé à Pékin
Finalement, ceux qui pensaient que le "doux commerce" favoriserait la démocratisation du système politique chinois en ont pour leurs frais. La structure du pouvoir à Pékin reste plus que jamais verrouillée par le Parti communiste chinois. Même Internet, qui se voulait libérateur, est non seulement très bien contrôlé par les autorités de Pékin, mais il est devenu un outil efficace de surveillance et de contrôle de la population.
Mais l'intégration de la Chine a eu aussi des effets positifs pour les Etats-Unis. Les entreprises technologiques américaines ont pu augmenter leurs bénéfices et couvrir leurs coûts de recherche en accédant au marché chinois. L'année dernière, quelque 20 % des ventes d'Apple Inc. provenaient de Chine, contre environ 12 % en 2011. La faible inflation associée aux importations bon marché, ainsi que les achats chinois d'obligations du gouvernement américain, ont également contribué à maintenir les taux d'intérêt bas, permettant aux Américains d'acheter moins cher leurs vêtements et leurs appareils électroniques, mais aussi leurs maisons et leurs voitures.
Finalement, ces deux décennies d'adhésion de la Chine à l'OMC auront apporté plus d'avantages que d'inconvénients même si le rapport de forces entre les deux superpuissances structure aujourd'hui la configuration du commerce international. Et si l'OMC peine à imposer ses décisions sur les différends commerciaux dont elle est saisie, elle démontre néanmoins qu'une guerre commerciale détruit beaucoup moins de valeur qu'une guerre tout court.