Le Nigeria malade de l’industrie du rapt

Dix ans après l’enlèvement par Boko Haram de 276 lycéennes à Chibok, les villageois du nord du pays sont aussi victimes de bandes criminelles.
Garance Le Caisne
Le retour des otages est toujours un moment difficile. Le 28 mars, à Kuriga, plus de 130 écolières ont retrouvé leurs familles.
Le retour des otages est toujours un moment difficile. Le 28 mars, à Kuriga, plus de 130 écolières ont retrouvé leurs familles. (Crédits : LTD / Emmanuel Buba / AFP)

Dix ans après, il y a encore des questions qu'on ne pose pas directement à Hauwa. La jeune Nigériane de 23 ans a passé de longs mois captive du groupe djihadiste Boko Haram avant de réussir à s'enfuir, perdant son nouveau-né qu'elle a dû enterrer durant sa fuite. Ce vendredi, elle accepte de dire quelques mots, « pour aider d'autres filles comme [elle] », mais elle préfère ne pas s'étendre, de peur de raviver la douleur. C'est donc une feuille sur laquelle elle a écrit son histoire il y a longtemps qu'elle partage.

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« On vivait paisiblement dans ma ville natale, y avait-elle écrit. Les enfants allaient à l'école, les boutiques étaient ouvertes et tout le monde vivait heureux en famille. » Un jour de l'automne 2014, Boko Haram investit la ville de Bama, dans l'État de Borno, dans le nord-est du pays. Hauwa a 14 ans. Des hommes armés font irruption dans la maison familiale à la recherche de son frère. Ils veulent l'enrôler mais le jeune homme est absent. Ils décident d'emmener l'adolescente ; son père refuse, il est poignardé, sa belle-mère crie, elle est abattue. Près de 200 jeunes filles et enfants de Bama seront entraînés de force. « On a marché deux jours dans la brousse avant d'atteindre leur repaire. » C'est l'immense forêt de Sambisa, où les islamistes se cachent au milieu de la végétation touffue de cette réserve forestière.

« J'étais une fille autrefois, c'est fini »

Quelques mois plus tôt, dans la nuit du 14 au 15 avril, à 200 kilomètres de Bama, dans la ville de Chibok, 276 lycéennes du pensionnat ont été tirées de leur dortoir par des membres de Boko Haram, forcées de monter dans des camions. Le nombre de jeunes filles disparues suscite une mobilisation quasi mondiale. Le hashtag BringBackOurGirls lancé depuis le Nigeria est repris des millions de fois, y compris par des stars du monde de la culture ou des personnalités politiques occidentales. Michelle Obama, alors première dame des États-Unis, se faisant même photographier avec une pancarte où est inscrit BringBackOurGirls devant la poitrine.

« J'étais une fille autrefois, c'est fini. Je pue. Couverte de croûtes de sang, mon pagne en lambeaux. Mes entrailles, un bourbier. Emmenée en trombe à travers cette forêt que j'ai vue, cette première nuit d'effroi, quand mes amies et moi avons été arrachées à l'école. » C'est ainsi que commence Girl, le roman de l'Irlandaise Edna O'Brien (Sabine Wespieser éditeur, 2019) qui a recueilli la parole de survivantes de Chibok pour écrire un livre brûlant et bouleversant. Mariages forcés, viols à répétition, conversion à l'islam... Boko Haram transforme les jeunes filles en esclaves.

Depuis 2014, des captives ont été libérées contre rançon, quelques-unes ont réussi à s'enfuir mais 109 restent introuvables. Et les enlèvements n'ont jamais cessé dans le pays d'Afrique le plus peuplé (218 millions d'habitants). Les chiffres officiels sont inexistants, mais des ONG et des centres de recherche parlent de plusieurs milliers de victimes connues ces dernières années et évoquent une « industrie de l'enlèvement ».

Dans cette région, ce sont surtout des bandits armés qui enlèvent pour obtenir des rançons

Olajumoke (Jumo) Ayandele, conseillère principale pour le Nigeria à l'Acled

À l'approche du 10e anniversaire du drame, le nombre de rapts de masse a même explosé. Le 7 mars, 280 élèves de 7 à 18 ans ont été kidnappés dans une école de Kuriga, dans l'État de Kaduna, dans le nord du pays. Ce matin-là, des dizaines d'hommes armés à moto ont encerclé l'école, obligeant les élèves à pénétrer dans la brousse. Cinq jours plus tard, d'autres criminels se sont introduits à l'aube dans les maisons du village de Buda, à 220 kilomètres de là, tirant de leurs lits hommes, femmes et enfants, emmenant 61 d'entre eux.

« Dans cette région, ce sont surtout des bandits armés qui enlèvent pour obtenir des rançons », explique Olajumoke (Jumo) Ayandele, conseillère principale pour le Nigeria au sein de l'Armed Conflict Location & Event Data Project (Acled). Le centre d'expertise a publié un rapport mi-mars sur l'explosion de ces kidnappings de masse. « Les bandits, très différents des djihadistes, ont adopté la stratégie de rapts de masse de Boko Haram, précise la professeure adjointe, invitée au Center for Global Affairs de l'université de New York. Il y a de plus en plus de groupes, de tailles très diverses, souvent concurrents. Les enlèvements de masse sont plus lucratifs que les enlèvements individuels. » Une source de revenus alors que le pays connaît sa plus grave crise économique depuis trente ans, avec une inflation à 31 %.

Une loi de 2022 interdit le paiement de rançons. Mais les familles sont prêtes à vendre tous leurs biens, bétail, céréales, terres, leur maison même, pour revoir leurs proches. Bien qu'il le nie, le gouvernement paie lui aussi des centaines de milliers d'euros pour obtenir la libération d'otages quand leur nombre est si élevé qu'il fait la une des journaux nigérians.

« Le gouvernement s'en fiche »

« Les enlèvements sont devenus presque quotidiens parce que ce n'est pas la priorité du gouvernement, accuse Isa Sanusi, directeur d'Amnesty International Nigeria. Ils se passent loin de la capitale, dans le nord du pays, où vivent des communautés pauvres d'agriculteurs. Le gouvernement s'en fiche. »

Des membres de l'armée sont, de plus, régulièrement accusés d'exactions et de crimes, sans être poursuivis. L'agence de presse Reuters a dévoilé en décembre 2022 que des soldats avaient tué des milliers d'enfants dans le nord-est du pays. Des enfants, parfois des bébés, nés du viol de leur mère par des membres de Boko Haram ou soupçonnés d'être des collaborateurs du groupe. L'armée aurait aussi pratiqué des avortements forcés de femmes enceintes de djihadistes.

Le retour des otages est toujours un moment difficile. Hauwa, la jeune femme enlevée en 2014, a été stigmatisée. « J'ai rencontré beaucoup de personnes après mon évasion, certaines bonnes, d'autres mauvaises, expliquait-elle vendredi. Elles disaient que nous venions de la forêt de Sambisa, que nous étions les femmes de Boko Haram. » Hauwa a eu la chance de croiser la route de la photojournaliste américaine et défenseure des droits humains Stephanie Sinclair, qui a fondé l'association Too Young to Wed (« trop jeune pour être mariée »).

Soutenue par l'association, la jeune femme a repris des études et a milité un temps en témoignant : « Beaucoup de filles ont besoin de soutien et d'aide psychologique pour se rétablir. Elles ont aussi besoin d'un lieu pour vivre, d'une éducation. » Nombre de captives libérées ne retrouvent pas leur famille et sont livrées à elles-mêmes, sans argent et sans abri.

L'insécurité croissante dans le nord du pays et les enlèvements poussent des familles à retirer leurs enfants de l'école. Quand ce ne sont pas les autorités locales elles-mêmes qui ferment des établissements. Une bombe à retardement pour le pays, qui deviendra le troisième plus peuplé au monde en 2050. Des millions d'enfants n'auront pas été scolarisés.

Garance Le Caisne
Commentaire 1
à écrit le 14/04/2024 à 8:34
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Il ne fait pas bon être jeune sur cette planète de vieillards aigris et stupides.

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