« Les Européens ont oublié que la liberté est très fragile » (Oleksandra Matviichuk, prix Nobel de la paix 2022)

ENTRETIEN - La militante des droits humains ukrainienne met en garde les citoyens de l’UE contre la montée du populisme.
Oleksandra Matviichuk à Marseille (Bouches-du-Rhône), le 7 mai.
Oleksandra Matviichuk à Marseille (Bouches-du-Rhône), le 7 mai. (Crédits : © LTD / GEORGES VIGNAL/LA TRIBUNE)

Invitée au forum Europe-Afrique organisé par La Tribune à Marseille, le 7 mai, Oleksandra Matviichuk, directrice du Centre pour les libertés civiles qui a reçu le Prix Nobel de la paix 2022, alerte les Européens sur la nécessité de lutter pour la liberté et les valeurs de la démocratie.

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LA TRIBUNE DIMANCHE - Cela fera bientôt vingt-sept mois que la Russie a attaqué l'Ukraine. Quel est l'état d'esprit des Ukrainiens aujourd'hui ?

OLEKSANDRA MATVIICHUK - Cette guerre n'a pas commencé en février 2022 mais en février 2014. Elle dure donc depuis presque dix ans, lorsque la Russie a annexé la Crimée et que des insurgés prorusses se sont soulevés dans les régions de Donetsk et de Louhansk, menant à une escalade du conflit. Moscou voulait stopper la transition démocratique rapide voulue par les Ukrainiens, lors de la révolution de la Dignité. Aujourd'hui, le moral des Ukrainiens passe par des hauts et des bas. Ce qui les a sévèrement affectés, c'est le retard pris pour livrer l'assistance militaire promise par nos partenaires internationaux. Si les Ukrainiens sont prêts à poursuivre le combat pour leur liberté, pour leur pays et leur dignité, il reste difficile de se battre sans moyens. Malgré cela, selon un sondage réalisé en février dernier, 73 % des Ukrainiens interrogés affirmaient qu'ils supporteraient les conséquences de la guerre aussi longtemps qu'il le faudrait. Un chiffre élevé qui s'explique par la crainte d'un génocide, Poutine ayant toujours affirmé que la nation, la langue et la culture ukrainiennes n'existaient pas. Depuis dix ans, nous en avons documenté les conséquences concrètes. Les troupes russes ont délibérément éliminé des personnes activistes dans les territoires occupés : prêtres, journalistes, écrivains, artistes... Elles ont détruit l'héritage culturel ukrainien et enlevé des enfants pour les éduquer en Russie. S'ils ne stoppent pas les Russes, les Ukrainiens disparaîtront, c'est une évidence à leurs yeux.

Le président français a évoqué la possibilité d'envoyer des troupes en Ukraine si la situation l'exigeait. Qu'en pensez-vous ?

"En se cantonnant à n'être que réactif, vous faites le jeu de Poutine"

Je suis reconnaissante envers Emmanuel Macron d'avoir brisé ce tabou dont on ne pouvait pas discuter auparavant. C'était courageux de sa part. Pour autant, il est difficile pour nous de croire que des troupes puissent être envoyées alors même que les armes promises ne nous ont pas été expédiées. Nous demandons toujours les systèmes Patriot ainsi que les missiles Taurus aux Allemands. Nous attendons encore la livraison des avions de combat F-16. Mais cette position va dans la bonne direction. D'abord, parce que les troupes peuvent remplir différents rôles, par exemple de logistique, de formation, etc. Ensuite parce que, face à une Russie proactive, c'est la première fois à ma connaissance qu'un leader européen décide de prendre l'initiative. C'est à saluer, parce qu'en se cantonnant à n'être que réactif vous faites le jeu de Poutine.

Le 9 juin se tiennent les élections européennes, qui pourraient voir des partis nationalistes s'imposer dans plusieurs pays européens. Cette tendance traduit-elle un risque pour l'Ukraine ?

Bien avant que la guerre ne commence, nous savions ce que vivre sous un régime autocratique signifiait. Nous en connaissons les signes avant-coureurs et la façon dont il s'impose. Aussi, si les citoyens dans les démocraties développées n'agissent pas pour venir à l'aide de l'Ukraine, pour nous apprendre comment bâtir une démocratie, ils pourraient bien devoir nous inviter afin que nous leur apprenions comment survivre sous un régime autocratique. Le vrai problème aujourd'hui n'est pas que l'espace de liberté dans certains pays se réduise à la taille d'une prison mais que, même dans les démocraties développées, les forces politiques qui remettent en question la Déclaration universelle des droits de l'homme gagnent du terrain. L'explication de ce phénomène est simple. Les citoyens des démocraties libérales ont hérité du système démocratique, ils n'ont jamais eu à lutter et à verser leur sang pour l'obtenir. Ils ignorent ce que veut dire vivre sans liberté d'expression, sans liberté de réunion, sans possibilité d'avoir un procès équitable, sans liberté de religion. Ils perçoivent la liberté comme une possibilité de choisir dans un supermarché. Et aujourd'hui, ils sont de plus en plus nombreux à préférer échanger leur liberté pour des bénéfices économiques ou des promesses de sécurité promises par les partis populistes. Ils ont oublié que la liberté est très fragile. Vous ne pouvez pas jouir des droits humains une fois et pour toujours. Chaque jour, vous devez les défendre en faisant un choix.

Dans un discours sur l'Europe, le président Emmanuel Macron a dit que l'Union européenne était mortelle. Partagez-vous son constat ?

Oui, parce que j'ignore si les gens dans les pays de l'Union européenne seraient prêts à se battre pour défendre les valeurs de la démocratie et les droits humains. Seule la détermination des citoyens à agir définit l'avenir de leur société. Tant que vous vivez en période de paix, vous pouvez vous permettre de rester passif. Mais notre époque n'est pas pacifique. L'ordre mondial est en train de s'effondrer devant nos yeux. Avant, ce n'était visible que pour les habitants de la Syrie et de la Birmanie. Maintenant, ça l'est aussi pour d'autres personnes. Si l'on n'agit pas rapidement, de plus en plus de leaders autoritaires remettront en question l'architecture du système international, créant de nouveaux incendies à travers le monde. C'est donc une période difficile. Elle exige d'avoir une attitude responsable et d'agir de façon résolue pour défendre les valeurs démocratiques. L.B et L.D.

Bataille acharnée dans la région de Kharkiv

Ce n'est pas la grande offensive russe redoutée depuis des semaines, mais Kiev décrit des combats « intenses » depuis vendredi matin près de Kharkiv, dans le nord-est de l'Ukraine. Même si leur assaut est pour le moment limité, les blindés russes ouvrent ainsi un troisième front, après ceux de l'est et du sud, forçant l'état-major ukrainien à envoyer des unités de réserve. Une stratégie qui permettrait de repousser l'artillerie ukrainienne à portée des installations militaires de la ville russe de Belgorod, régulièrement visée. À 30 kilomètres de la frontière russe, Kharkiv, la deuxième ville du pays, est d'autant plus vulnérable que l'Ukraine manque de soldats et de matériel militaire. Face à l'urgence, la Maison-Blanche a débloqué vendredi une aide militaire de 400 millions de dollars, composée de missiles antiaériens pour les systèmes Patriot et Nasams, ainsi que de munitions pour l'artillerie et les lance-roquettes Himars.
Garance Le Caisne

Commentaires 4
à écrit le 12/05/2024 à 10:08
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« Les Européens ont oublié que la liberté est très fragile » Effectivement : Dès le lundi 13 mai, il sera possible de faire une demande d’inscription sur la plateforme du gouvernement qui délivrera des QR Code : des sésames dont il faudra se muni...

à écrit le 12/05/2024 à 9:24
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On semble oublier qu'une civilisation en décadence a toujours la liberté de sauter dans un gouffre faute d'avoir pris le mur en pleine face !

à écrit le 12/05/2024 à 9:03
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« Les Européens ont oublié que la liberté est très fragile » (Oleksandra Matviichuk, prix Nobel de la paix 2022). Elle a bien raison cette chère Oleksandra mais oublie de nous rappeler que dans son Ukraine, tous les partis politiques sont interdits d...

à écrit le 12/05/2024 à 8:53
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Une rengaine tandis que nos médias de masse appellent à la haine pour que les français se bouffent entre eux. Tous les partis sont un danger pour l’humanité si nous en arrivons à bientôt les néos fachos c'est parce que les non néo fachos leur ont cop...

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