Le ferme refus affiché par les pays du G7 et de l'Union européenne devant l'exigence de Moscou de recevoir à partir de vendredi ses paiements en roubles à la place de dollars ou d'euros pour ses livraisons de gaz faits à ses pays clients "'inamicaux" semble avoir payé.
Le décret publié jeudi par le Kremlin, qui définit le cadre de ce changement, cherche en réalité à ne pas remettre en cause les contrats passés, notamment avec les pays européens, contrats qui stipulent que les transactions sont effectuées en dollars et en euros. Le géant gazier Gazprom doit toutefois encore préciser les modalités concrètes à travers sa banque Gazprombank, sous "dix jours", indique le texte. A priori, seules les livraisons par gazoduc sont concernées (155 milliards de m3 par an), et pas le gaz naturel liquéfié (GNL).
Visiblement, Moscou veut éviter les ruptures de contrats
Juridiquement, la procédure unilatérale aurait entraîné une rupture du contrat. Visiblement, Moscou tient à l'éviter. "Les dirigeants russes ont peut-être compris qu'il s'agissait d'un différend inutile, dans la mesure où l'objectif étant de fournir des devises aux marchés locaux, il pouvait être atteint par d'autres moyens", indique Tatiana Orlova, économiste chez Oxford Economics, dans une note d'analyse.
Les sanctions imposées par les Occidentaux en réponse à l'invasion de l'Ukraine par l'armée russe le 24 février avaient fait chuter le rouble à quelque 130 roubles pour 1 dollar. Vendredi, la devise russe s'échangeait autour de 82 roubles pour 1 dollar. Par rapport au dollar, le rouble s'est donc apprécié sur la période de 65,5%.
Selon les précisions du porte-parole du gouvernement russe, Dmitri Peskov, "pour celui qui reçoit le gaz russe, qui paye les livraisons, il n'y a dans les faits aucun changement. Ils acquièrent juste des roubles pour le montant en devises qui est prévu dans le contrat".
C'est Gazprombank qui gère la conversion en roubles, pas le client
Autrement dit, il y a bien conversion des devises en roubles, cependant ce n'est pas le client qui fera l'opération, mais l'intermédiaire qu'est Gazprombank, la banque de Gazprom. "Le client étranger versera les fonds sur un compte spécial en devises, libellés dans la devise spécifiée dans le contrat de la fourniture de gaz. Gazprombank vendra ensuite la devise étrangère (euro ou dollar) sur le marché des changes local pour obtenir des roubles qui seront transférés sur le compte en roubles ouvert pour le client. A ce moment-là, l'obligation de paiement du client sera considérée comme remplie", explique Tatiana Orlova.
Vu de Moscou, le client européen voit son contrat respecté, et le gouvernement russe peut ainsi soutenir sa devise.
Il reste aux Européens à vérifier la licéité de la procédure
"Pour celui qui reçoit le gaz russe, qui paye les livraisons, il n'y a dans les faits aucun changement. Ils acquièrent juste des roubles pour le montant en devises qui est prévu dans le contrat", résumait Dmitri Peskov, porte-parole du Kremlin. Il reste toutefois aux pays européens de s'assurer sur le plan juridique que cette procédure unilatérale ne peut pas entraîner une rupture de contrat.
"Cela devrait potentiellement lever l'obstacle qui empêche les acheteurs de gaz russe d'opter pour un paiement sur un compte à Gazprombank à la place des comptes que Gazprom (la contrepartie russe dans ces contrats) peut détenir dans d'autres banques et qui sont spécifiés dans les contrats", souligne Tatiana Orlova.
La chancellerie allemande prudente
Un dispositif qui explique la prudence de la chancellerie allemande, avant d'en connaître tous les détails. "Le gouvernement fédéral examine actuellement ce décret pour en déterminer les effets concrets", a ainsi déclaré vendredi un porte-parole du gouvernement, Wolfgang Büchner.
En effet, Gazprombank est l'une des rares principales banques russes à ne pas avoir été exclue du système SWIFT dans le cadre des sanctions occidentales, contrairement à Sberbank et VTB, les deux plus importantes du pays. "En introduisant ce système, les autorités russes cherchent à protéger Gazprombank de futures sanctions, pointe l'économiste d'Oxford Economics.
Certains pays sont déjà prêts à l'arrêt des livraisons
Reste à savoir si ces conditions conviendront aux pays clients. Certains pays comme l'Allemagne et l'Autriche se sont déjà préparés: ils ont activé un plan d'urgence pour gérer leurs stocks de gaz et réagir rapidement en cas de perturbation ou d'arrêt des livraisons.
Pour le moment, il n'en est rien. L'organisme fédéral allemand chargé de contrôler quotidiennement les flux en provenance de Russie note dans son rapport de vendredi midi que "l'approvisionnement en gaz en Allemagne est stable".
Moscou ne cherche donc pas tant à rompre son commerce avec ses clients "inamicaux" qu'à protéger sa devise. "La procédure garantit que toutes les recettes en devises provenant des exportations de gaz par gazoduc vers l'Europe seront rapidement changées en roubles sur le marché local, ce qui pourrait contribuer à réduire la nécessité de contrôles des capitaux pour soutenir la monnaie", indique Tatiana Orlova qui rappelle que, dans les premiers jours de la guerre, Moscou a exigé que les exportateurs russes changent en roubles 80% de leurs recettes en devises sous trois jours maximum.
La partie de poker est engagée
Avec le nouveau système, ce sera 100%. "Aux prix actuels du gaz, les revenus générés par les exportations s'élèveraient à 9,3 milliards de dollars en mars, dont 7,5 milliards ont été changés en roubles. Avec le nouveau mécanisme, 2 milliards de dollars supplémentaires seront changés en roubles en avril si les prix et les volumes de gaz restent les mêmes qu'en mars", a calculé l'analyste. Autre avantage, les recettes générées par les ventes de GNL pourraient être également plus facilement transformées en devises russes.
En attendant de connaître la position des pays européens, la partie de poker que joue le maître du Kremlin en misant sur la dépendance de l'Europe aux hydrocarbures russes pourrait se retourner contre lui, en donnant un prétexte aux Européens pour dénoncer les contrats.
Auquel cas, le président Vladimir Poutine, après avoir échoué à diviser les Européens sur la question du gaz, aura favorisé la décision que le président ukrainien Volodymyr Zelensky réclame depuis plusieurs jours aux Européens : cesser d'acheter du gaz et du pétrole à la Russie, car cela finance l'effort de guerre russe en Ukraine.