Turquie : un séisme politique durable ?

L'AKP de Recep Tayyip Erdoğan a perdu sa majorité absolue. Pourquoi ? Et comment va désormais s'organiser la vie politique turque ?
Une semi-défaite électorale pour Recep Tayyip Erdoğan

La Turquie a connu dimanche 7 juin une « révolution démocratique. » C'est le diagnostic du quotidien d'opposition Hürriyet de ce lundi. Les résultats sont sans appel : le parti de la Justice et du Développement (AKP) du président Recep Tayyip Erdoğan a perdu plus de neuf points en passant de 49,83 % en 2011 à 40,70 % des voix. A la Grande Assemblée nationale, la chambre unique du parlement, l'AKP perd sa majorité absolue en perdant 73 députés à 254 élus. L'assemblée comptera par ailleurs un nouveau parti organisé : le parti démocratique du peuple (HDP), très implanté dans la minorité kurde qui a obtenu 13 % et 82 députés, soit le plus haut score jamais obtenu pour un parti pro-kurde. Cette poussée du HDP, qui a largement dépassé le seuil de 10 % des suffrages exprimés permettant de participer à la répartition proportionnelle des sièges au niveau national, est un des principaux faits de ce scrutin.

L'échec personnel de Recep Tayyip Erdoğan

Quelles leçons tirer de ces élections ? D'abord, que le président turc a surestimé ses forces et sous-estimé la résistance de la société civile turque à sa volonté de renforcer son pouvoir personnel. Recep Tayyip Erdoğan s'est beaucoup impliqué dans la campagne. Son ambition était d'obtenir pour l'AKP les deux tiers des députés, comme en 2002, afin de pouvoir modifier la constitution dans un sens présidentiel. Du coup, les élections se sont transformées de facto en un référendum sur le renforcement du pouvoir personnel du fondateur de l'AKP.

Or, le régime de l'AKP s'est durci au cours de la législature précédente. La répression féroce des manifestations de la place Taksim au printemps 2013 l'a montré au monde entier, mais les Turcs ont pu le vivre quotidiennement par ailleurs. Les journaux et les journalistes d'opposition sont régulièrement mis sous pression, emprisonnés ou mis à l'amende. L'obsession de Recep Tayyip Erdoğan de combattre les partisans du créateur du mouvement religieux Hizmet Fethullah Gülen, accusé par le pouvoir de vouloir établir un « pouvoir parallèle » dans le pays, a conduit à une épuration des administrations et de la police et à un autoritarisme croissant. Parallèlement, Recep Tayyip Erdoğan semble avoir été atteint de « folie des grandeurs », incarnée par la construction d'un palais présidentiel géant de plus de 1.100 pièces à Ankara et par un goût pour les spectacles « ottomans », mais aussi par des interventions directes dans les affaires du pays, ce qui n'est pas l'usage traditionnel pour un président turc. Bref, le recul de l'AKP sanctionne cette « dérive. » C'est un signal d'alarme envoyé par la société turque aux dirigeants du parti conservateur et au premier d'entre eux, Recep Tayyip Erdoğan.

Le problème économique

Le deuxième élément, c'est le ralentissement économique. Longtemps, l'AKP a été le parti de la réussite économique après la sévère crise bancaire de 2001. La Turquie a connu depuis 2002 un rythme de croissance très soutenu, allant jusqu'à 10 % certaines années, lorsque la soif des investisseurs internationaux pour les marchés émergents était à son comble. Depuis, le climat s'est transformé. Le changement de politique monétaire aux Etats-Unis rend les investissements en Turquie moins attractifs tandis que l'attractivité du pays est endommagée par une politique économique de plus en plus autoritaire. L'AKP a de plus en plus favorisé, notamment dans les marchés publics, des groupes proches du pouvoir. L'ennui, c'est que la Turquie est toujours aussi dépendante des investissements étrangers. Le déficit de sa balance des paiements n'a cessé de se creuser. En mars 2015, elle était sur douze mois de 46 milliards de dollars, soit 5,5 % du PIB. La croissance a donc ralenti aux alentours de 3 %. Et le gouvernement n'a pas réagi, il n'a guère agi pour relancer l'économie, malgré une dette et un déficit faible, ni pour réduire la dépendance vis-à-vis des investissements étrangers. La situation économique était, selon les sondages, la première préoccupation des électeurs. Elle a sans doute contribué à éloigner une partie des électeurs de l'AKP.

Les succès du HDP

Dernier élément : la question kurde. L'AKP avait pu bénéficier dans le sud-est du pays d'un fort soutien. Le parti conservateur représentait en effet une alternative au centralisme kémalien et pouvait être considéré comme un parti plus ouvert aux aspirations des Kurdes que les partis traditionnels. Ceci s'est en partie révélé vrai : les tensions se sont apaisées et il y a eu des ouvertures, notamment dans l'usage de la langue kurde. Ainsi, les noms kurdes peuvent désormais s'écrire avec les lettres q,w et x qu'on ne trouve pas dans l'alphabet turc. Cela avait été longtemps strictement interdit. Mais ces avancées n'ont pas suffi et l'autoritarisme croissant de l'AKP s'est accompagné d'un durcissement sur la question kurde. Le refus d'Ankara d'aider les combattants kurdes assiégés par l'organisation de l'Etat islamique à quelques mètres de la frontière turque a scandalisé beaucoup de Kurdes de Turquie, tandis que la campagne du HDP a été émaillée par des violences anti-kurdes, la dernière étant l'attentat lors d'un meeting du parti vendredi 5 juin à Diyarbakır qui a fait quatre victimes.

Parallèlement, le HDP a modifié son discours très « pro-kurde. » Alors que, depuis sa prison, Abdullah Öcalan, le leader du PKK, a appelé à un congrès du parti pour envisager un processus de paix, l'aspect « dangereux » du parti pro-kurde semble s'être atténué, y compris pour une partie de la population turque non-kurde. Le HDP s'est présenté comme un parti progressiste, défenseur des minorités ethniques, sociales et sociétales. Il a insisté sur son programme social, notamment l'augmentation du salaire minimum. Enfin, il a bénéficié de sa position stratégique : certains ont pu voter HDP pour lui permettre de dépasser les 10 % qui bloquait la voie automatiquement à la majorité des deux tiers de l'AKP. En 2002, l'AKP avait obtenu sa majorité des deux-tiers avec 35 % des voix. Une répartition impossible dans le cadre d'une répartition des sièges à quatre partis. Le HDP a réalisé de bons scores dans des régions où les Kurdes sont peu nombreux.

Quelles alliances possibles ?

Que va-t-il se passer à présent ? Il faut constituer une majorité. Dominée par un AKP triomphant depuis 2002, la vie politique turque va devoir renouée avec les coalitions. Or, rien n'est moins simple. Les trois autres partis représentés au parlement s'opposent depuis 2002 au parti de Recep Tayyip Erdoğan. Gouverner avec l'AKP est donc chose délicate. Longtemps, on a cru que le parti ultranationaliste turc MHP qui a obtenu le 7 juin 16,50 % des voix et 82 députés était le seul allié possible de l'AKP. Mais une telle alliance ne sera pas aisée. Si le MHP n'est plus aussi laïc que jadis (c'est le seul parti, par exemple, à ne pas avoir d'élu chrétien), il est très opposé à la politique personnel du président et à la dérive autoritaire de l'AKP. L'alliance pourrait ne pas être formelle et prendre la forme d'un soutien sans participation à un gouvernement AKP. Une option très instable si Recep Tayyip Erdoğan maintient ses lignes politiques d'avant l'élection.

Une alliance de l'AKP avec le parti social-démocrate kémaliste CHP, arrivé deuxième dimanche avec 25,15 % des voix et 135 députés, semble peu probable. Certains, avant le scrutin, avaient évoqué une alliance AKP-HDP qui s'appuierait sur un échange de bons procédés : un processus de paix incluant de larges droits pour le Kurdistan contre une présidentialisation de la constitution. C'est une option qui semble cependant peu probable, car ce serait l'alliance de la carpe et du lapin. Les conceptions économiques des deux partis sont très éloignées. Enfin, dernière option : une « grande alliance » anti-AKP regroupant CHP, MHP et HDP. Une telle alliance aurait une fonction précise : la réduction du seuil d'entrée au parlement et quelques réformes, notamment judiciaires, pour démocratiser davantage le pays. Elle serait temporaire avant l'organisation de nouvelles élections. Mais là encore, la question sera de savoir comment faire cohabiter le MHP, nationaliste de droite, avec le HDP, pro-kurde de gauche ? Le HDP acceptera-t-il de taire ses demandes sur la question kurde dans un tel gouvernement dominé par les kémalistes ?

De nouvelles élections ?

La balle est désormais dans le camp de Recep Tayyip Erdoğan. D'abord, parce que son rôle de président lui permet d'influer sur la constitution du prochain gouvernement. Il va sans doute demander, comme c'est l'usage, au premier ministre sortant, Ahmet Davutoğlu, de tenter de former un gouvernement. Si celui-ci échoue, Recep Tayyip Erdoğan devra tenter de trouver une autre solution. Il pourrait aussi laisser la situation se dégrader. Un nouveau gouvernement doit être formé en 45 jours. Sinon, de nouvelles élections auront lieu dans les deux mois. Quoi qu'il arrive, les alliances formées seront sans doute trop instables pour durer longtemps. De nouvelles élections à plus ou moins long terme semblent inévitables.

Un AKP durement affaibli ou bientôt de retour en position de force ?

En cas de nouveau scrutin, l'AKP pourrait alors jouer sur son thème favori : « moi ou le chaos » et Recep Tayyip Erdoğan pourrait alors tenter une nouvelle fois sa chance pour obtenir la majorité des deux-tiers. Le pari est risqué, car cela reviendrait à ignorer le message du scrutin du 7 juin, mais l'AKP peut compter sur le soutien des marchés financiers. Ce lundi 8 juin, la livre turque a chuté de plus de 5 % dans la matinée face au dollar. Les marchés aiment la stabilité politique que leur offre le parti conservateur et s'effraient d'un jeu politique devenu complexe. Une nouvelle attaque contre la livre turque pourrait permettre d'insister sur la nécessité d'un « pouvoir fort » en cas de nouvelles élections. Mais la poursuite d'un projet « présidentiel » pourrait aussi se retourner contre l'AKP compte tenu de l'importance du rejet enregistré hier. Ce rejet n'empêchera sans doute pas l'AKP de demeurer encore longtemps le premier parti politique du pays, et de loin. Son implantation en Anatolie centrale est très solide. Mais sa force risque de ne pas être suffisante pour obtenir une majorité seule. La vie politique turque va peut-être devoir s'adapter à cette nouvelle donne. Et cela pourrait prendre du temps.

Commentaires 3
à écrit le 09/06/2015 à 13:52
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En espérant le retour rapide des laïcs aux affaires plus Européens .

à écrit le 09/06/2015 à 11:45
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L’AKP du président turc a perdu sa majorité absolue...... Une victoire pour les femmes, qui ont ainsi exprimé leur raz-le-bol à la politique réactionnaire et misogyne d’Erdogan. Le Parlement comptera désormais 97 femmes sur ses bancs (contre 79 précé...

à écrit le 09/06/2015 à 8:45
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Je suis sidéré par l'absence de pragmatisme des partis politiques turcs autres que l'AKP. Pourquoi Monsieur Demistas refuse d'adherer a une coalition avec l'AKP? Prefere t-il une coalition AKP-MHP? Le score de l'AKP (40,70%) montre, que malgre douz...

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